Mes tombeaux 6


Les Allobroges

7ème année, n° 1279,

mercredi 4 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

VI

TROIS JEUN ES PARISIENS DE 17 ANS ALLAIENT FINIR LEUR VIE EN GUYANE POUR AVOIR DÉPOUILLIÉ UN IVROGNE

Pauvres types ; ils y seraient bientôt à la Guyane… La plupart d’entre eux y laisseraient leurs os, en même temps que leurs illusions perdues. Je considérai mes compagnons, in petto, sous l’angle humain du psychologue averti. Et je pouvais me rendre compte que beaucoup d’entre eux, irrémédiablement voués à l’abime, auraient pu être sauvés si, au lieu de les châtier sans merci, la société les avait préservés ou secourus. A cette époque, la responsabilité pénale jouait à partir de l’âge de seize ans (depuis, elle a été élevée à dix-huit ans).

Autour de moi je voyais des adolescents dont les mamans devaient pleurer toutes les larmes de leurs yeux. Qu’avaient-ils fait ?

Certes, au regard de la loi, c’étaient là de grands coupables qui méritaient leur sort.

Mais encore ! Par exemple, ces trois petits Parisiens que l’on aurait pu prendre pour des écoliers (ils n’avaient pas dix-sept ans) et qui se voyaient sous le coup de condamnations aux travaux forcés à perpétuité.

Dans la soirée d’un samedi, jour de paie, ils avaient ceinturé un pochard pour lui prendre ce qui restait du gain de la semaine.

C’était, certes, répréhensible. Cela méritait bien un internement d’une année ou deux, ainsi qu’une bonne râclée. Qu’était-il advenu au lieu de cela ? Parce qu’on leur avait trouvé un mauvais couteau dans leur poche et qu’ils étaient trois, on leur appliqua la peine perpétuelle avec le motif rituel : « agression nocturne à main armée et en bande ». Je pourrais multiplier les exemples. C’est un fait qu’avec de grands mots, on amplifie de petits gestes. Surtout ne vous amusez pas, en présence d’agents de l’autorité, à tirer des coups de feu sur un avion qui vole à trois mille mètres, avec un revolver qui porte à vingt-cinq mètres – car on pourrait fort bien vous inculper de « tentative… » laquelle tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’a manqué son effet… que par suite de ce fait que l’avion volait à une trop haute altitude !

En parlant sérieusement, cette assimilation de la tentative sur le mème plan que le fait accompli, est une monstruosité légale. Beaucoup de ces hommes marqués par le destin étaient d’anciens pupilles de l’Assistance Publique. N’ayant jamais connu la douceur d’une caresse dans leur enfance, ils furent exploités et malmenés par des patrons ayant la mainmise sur eux jusqu’à leur majorité. Comment s’étonner, dès lors, qu’ils aient sombré dans le précipice ?

A bord, les jours s’écoulaient, monotones, De temps à autre, un décès se produisait. Le corps était jeté à la mer, sans trop de cérémonie.

Chaque jour, on allait prendre l’air sur le pont, une cage après l’autre. On nous donnait alors une cigarette pour la fumer sur place. Allons, on ne nous avait pas dépouillés ; les cigarettes saisies nous revenaient en détail.

Un jour, la prise d’air fut marquée d’un incident tragique : un désespéré enjamba le bastingage, malgré les précautions prises. Celui-là avait fini sa peine.

LES ILES DU SALUT

Le 14 janvier 1909, au soleil levant, les Iles du Salut émergèrent à l’horizon. Par les hublots, nos regards avides les contemplaient. Peu à peu, elles se détachèrent nettement. Des milliers de cocotiers dressaient dans l’azur leur panache de palmes ; les régimes balançaient mollement leurs fruits ovoïdes. D’autres essences voisinaient avec les palmiers géants. De nombreux édifices, à la toiture en tôle ondulée passée au minium, tranchaient crûment sur cette verdure.

Vraiment, le bagne nous apparaissait sous les aspects bien aimables… .Dans la rade, une flottille de vapeurs, chalands et canots, nous attendait.

Nous débarquâmes dans les chalands, lesquels nous mirent à terre. Une nuée de surveillants militaires, en tenue kaki et revolver au côté, fondit sur nous. Appels, contre-appels, se succédèrent. Déjà, les observations pleuvaient dru comme la grêle et l’on nous menaçait de la commission disciplinaire et du cachot. Bigre ! Des effets nous furent délivrés. pendant qu’une partie de ce que contenaient nos paquetages nous était enlevée. Puis vinrent les opérations de triage en vue des affectations dans les divers pénitenciers.

Les vapeurs administratifs nous reçurent à cet effet, dans la mesure de la surface du pont, les relégués ayant la priorité. Le reste fut dirigé sur l’île St-Joseph, le débarquement ayant été opéré à l’île Royale et l’île du Diable se trouvant sur la droite.

À l’île Saint-Joseph des locaux avaient été préparé en vue de nous y recevoir.

Derechef, nous fûmes en bute aux exigences des surveillants, avec leurs appels fastidieux. Et nous primes la direction du camp. Lorsque nous en franchîmes le seuil, nous vîmes aux fenêtres des locaux occupés, des grappes d’anciens qui s’y agrippaient pour ne pas manquer le spectacle de notre arrivée. Le torse nu, l’œil luisant, ils étaient noirs comme des corbeaux.

Lorsqu’ils apercevaient des visages de connaissance, ils interpelaient ces derniers : « Oh ! Bébert ! Combien qu’t’as ? Bonjour Léon ! On. s’verra ! » On nous empile dans les locaux qui nous étaient destinés, dans les « cases ».

Ainsi, après les cages du bateau, nous tombions dans les cases du bagne. On appelle ainsi, dans ces régions tropicales, toute habitation qui ne fait pas partie d’un groupe de constructions. Que l’on se souvienne de « La case de l’Oncle Tom », ce roman anti-esclavagiste qui fit autant que des bataillons pour la cause de l’affranchissement. Ces cases du Bagne, rapprochées les, unes des autres mais ne communiquant pas entre elles, constituaient le « home » des forçats. Ils étaient là chez eux. Deux lits de camp longitudinaux, à droite et à gauche, servaient à la fois de lit et de table. Des planches à bagages étaient fixées à hauteur d’homme au-dessus des lits de camp, dénommés aussi bas-flancs Chacun y installait ses affaires. (A suivre)

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