Winock débloque


On ne peut franchement pas dire que l’été 2014 ait été marqué par une réelle et ardente canicule. Il semblerait pourtant que le mercure soit monté d’un ou de plusieurs crans lorsque, le 18 juillet, le journal Sud-Ouest publie le cinquième des seize articles consacrés aux chroniques de Michel Winock sur la fin de la Belle Epoque. La série estivale fait ainsi la promotion du dernier ouvrage de cet historien prolifique et médiatique. Les doigts de pieds en éventail, bien calé sur votre transat, au bord d’une rafraîchissante piscine ou bien en train de sommeiller sur une de ces magnifiques plages de la Côte d’Argent, il est fort probable que, si vous parvenez à éviter une forte « fièvre hexagonale », vous ne manquerez pas d’attraper, à la lecture de ce quotidien régional, cette confondante et foudroyante maladie qui vous fera systématiquement amalgamer l’honnête cambrioleur Jacob et le voleur bourgeois de papier, redresseur de torts et nationaliste convaincu sorti de l’imagination de l’écrivain normand Maurice Leblanc. Mais aussi du portefeuille du patron de presse Pierre Lafitte. Nous ne doutons bien évidemment pas de la qualité des travaux de l’auteur qui enseigne aussi l’histoire contemporaine à l’IEP de Paris. Seulement, à trop vouloir vulgariser sans avoir préalablement vérifié l’information à la source pour mieux porter la connaissance au commun, on risque fort de se prendre les pieds dans le tapis et même de quelque peu dérayer, quand bien même l’époque, belle ou non, fût à l’adulation de la petite reine. Car, s’il est pourtant vrai que, dans les milieux littéraires, on sympathise avec l’anarchie, dans ce dix-neuvième siècle finissant, ce serait une gageure d’admettre des idées libertaires chez le dandy Leblanc, même s’il a été l’ami de Georges Pioch. Encore plus chez son héros, bourgeois et noble à la fois. Au mieux pouvons-nous concevoir la roublardise du gentleman cambrioleur face à l’autorité instituée et la concordance chronologique entre le procès d’Amiens et la parution du numéro de Je Sais Tout. Il y a 100 ans, l’été 1914. Et voici Arsène Lupin. Et voici surtout un beau morceau de lupinose !

Sud-Ouest

18 juillet 2014

Il y a 100 ans, l’été 1914

Et voici Arsène Lupin

SÉRIE (5/16) Nous publions des extraits des chroniques de Michel Winock sur la fin de la Belle Époque. Aujourd’hui, le héros de Leblanc

« Les Derniers Feux de la Belle Époque » CHRONIQUE CULTURELLE D’UNE AVANT-GUERRE. 1913-1914, Seuil, l’Histoire

Au commencement de l’été 1913 paraît le nouveau recueil des récits policiers qui ont ren­du célèbre Maurice Leblanc, « Les Confidences d’Arsène Lupin ». De­puis son apparition en 1905, l’engouement pour le « gentleman cam­brioleur » n’a pas faibli. Son créateur, qu’on s’est accoutumé à surnom­mer le « Conan Doyle français », peut se vanter d’avoir inventé un person­nage mythique sans l’avoir voulu.

Au départ, Leblanc, né à Rouen, voulait devenir un continuateur de Maupassant. Mais ses romans psy­chologiques ne percent pas. C’est alors que sa vie a pris un tour qu’il n’avait pas envisagé. Leblanc s’était pris de passion pour la bicyclette, dont la vogue gagnait toutes les cou­ches sociales. Henri Desgranges, fu­tur inventeur du Tour de France, fon­dateur du journal « L’Auto-Vélo », qui deviendra « L’Auto », proposa à Le­blanc d’y faire paraître des « contes sportifs ». Ses premiers récits s’appa­rentent à la littérature policière. En juillet1905, il invente un personnage dont il n’imagine pas la destinée, dans «L’Arrestation d’Arsène Lupin».

Cette année-là s’était déroulé le re­tentissant procès d’Amiens, où l’anarchiste Alexandre Jacob avait défrayé la chronique par la liste de ses « exploits » et sa défense insolente face aux juges : « Son attitude à l’au­dience, écrit « L’Illustration », est ex­traordinaire. Il raille ses victimes, dont la richesse, dit-il, estime insulte à la misère. C’est un type peu banal, dangereux mais curieux. Il ironise, parfois pas sottement, cynique, indifférent, semble-t-il, aux conséquences de ses actes.»

Leblanc en a-t-il été inspiré pour imaginer son héros ? Il est sûr cepen­dant que Lupin apparaît au mo­ment où, dans les milieux littéraires, on sympathise avec l’anarchisme. Le cambrioleur gentleman forçait l’indulgence, voire l’admiration. D’em­blée, Lupin séduit par son mélange d’imagination fertile et de dilettan­tisme, ses audaces, ses subterfuges, et son pouvoir sur le beau sexe.

« Lupin apparaît à un moment où, dans les milieux littéraires, on sympathise avec les idées anarchistes »

L’accueil est tel que Lafitte presse son auteur d’en redonner : que Lupin s’évade et nous épate de nouveau !

Le personnage du bel escroc prend forme. On le reconnaît à ceci qu’il est beau, élégant, rusé, fringant, narquois ; qu’il s’en prend aux riches, sans tuer personne. En fait, on ne le reconnaît pas. Son art du ma­quillage est tel ! Il opère dans le beau monde, sous défroques et patrony­mes variés. Le lecteur passe de châ­teau en hôtel particulier, où comtes et duchesses subissent ses indélicatesses de détrousseur, tandis qu’il joue au chat et à la souris avec le roide inspecteur Ganimard, tou­jours mis en échec dans ses poursui­tes, manipulé et mystifié.

Le héros de Leblanc ne lance au­cun message politique. On rencon­tre seulement chez lui un certain an­tiparlementarisme et les pointes d’un antisémitisme banalisé. En re­vanche, il sait se montrer patriote et antiallemand. Dans « 813 », il fait chanter Guillaume II à partir de let­tres qui l’accusent d’avoir fait mou­rir son père, jusqu’au moment où, après maintes péripéties, Lupin les lui restitue par grandeur d’âme. Le Kaiser lui propose alors d’entrer à son service : « Je vous offre le com­mandement de ma police person­nelle. » Arsène, qui passe alors pour mort et se trouve entièrement libre, refuse net. Et pourquoi donc ? lui demande l’empereur. La réponse fuse : « Je suis français ! »

Demain : Kahnweiler et Picasso

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