Vols à Brumetz


Il existe très peu de sources sur les deux vols commis à Brumetz, petit village de l’Aisne d’environ 200 habitants situé à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Soisson. Le coup est organisé par Félix Bour pour son entrée dans la bande des Travailleurs de la Nuit et s’inscrit dans une série de cambriolages entamée au début du mois de novembre 1902 avec l’église Saint Jacques de Compiègne. De cet édifice, Alexandre Jacob et Léon Ferré avaient rapporté 80 francs et quelques ex-voto en argent. A Brumetz, la démarche est différente. Félix Bour et Alcide Ader accompagnent les deux premiers voleurs.

C’est d’abord un acte de vengeance. Enfant naturel de Félicie Boulard., Félix Bour, né à Paris le 13 mai 1881, fut élevé par sa grand-mère à Brumetz. Il y a été enfant de chœur. Bour connaît donc parfaitement le village et son église Saint Crépin du XIIe siècle où il s’introduit  avec ses compagnons dans la nuit du 22 au 23 de ce mois de novembre. Le butin parait conséquent ;  divers objets du culte en argent sont dérobés : ciboire, coupe, porte-missel, patère, etc. Les troncs ont bien sûr été dévalisés. Mais la bande ne s’arrête pas là et rend visite au château de la comtesse de Melun (détruit lors de la première guerre mondiale), où le curé du village envoyait souvent le petit Félix porter le journal La Croix.

L’examen de ces deux forfaits par le tribunal d’Amiens lors de la 4e audience du procès des illégalistes, le 11 mars 1905, permet à Jacob de se gausser de l’abbé Baclet  et de l’aristocrate venus témoigner. Notons au passage que le romancier Bernard Thomas, dans sa première biographie de Jacob en 1970, verse à ce sujet dans le propos apocryphe en plaçant là la tordante réplique sur les tableaux du genre Fragonard trouvés dans la sacristie de l’église Saint Godard de Rouen le 19 décembre 1902. Coutumier du fait, le journaliste au Canard Enchaîné n’hésite pas non plus à broder largement sur la rencontre entre Bour et Jacob. Mais l’honnête cambrioleur profite surtout de l’examen de ces deux vols pour placer un discours sur la religion, tandis que Felix Bour proteste avec véhémence contre les pressions qu’il a pu subir lors de l’instruction.

Archives départementales de la Somme, 99M13/2 : suspects anarchistes (affaire Jacob)

Abbeville, 1er novembre 1903

Juge d’instruction d’Abbeville à procureur général à Amiens

Le nommé Ader, qui a été désigné par Bour au commencement de l’instruction comme l’un des auteurs de trois cambriolages commis en novembre 1902 à Beauvais et au château et à l’église de Brumetz (arrondissement de Château-Thierry). Cet homme nie les faits qui lui sont reprochés et Bour, dont l’attitude s’est complètement modifiée au cours de l’information, sous l’influence de billets que Jacob a pu lui faire parvenir à la prison et où il lui recommandait de ne reconnaître personne, Bour a déclaré que ce n’était pas là l’individu qu’il avait désigné. Mais, outre que le signalement physique et moral qu’il avait donné s’applique absolument à celui-ci, une déclaration de la fille Roux à la maison d’arrêt montre en effet qu’il a travaillé deux ou trois fois avec Jacob. Cependant, c’est de tous les complices de ce dernier celui dont le rôle est le plus effacé.

Archives de la Préfecture de Police de Paris, EA/89, dossier de presse « La bande sinistre et ses exploits ».

Les membres de la bande

(…) Bour est un enfant naturel. Sa mère, Félicie Moulard, domestique à Paris, le confia à sa grand-mère, demeurant à Brumetz (Aisne), qui l’éleva jusqu’à l’âge de 8 ans. Cette femme étant morte, il fut placé chez les époux Dielet. Il fréquentait l’école. C’était un enfant très doux, poli et docile. Il servait d’enfant de choeur à l’église, faisait des courses pour le château voisin et portait le journal La Croix dans le village pour Mme de Melun. Lorsqu’il eut obtenu son certificat d’études, sa mère le mit en apprentissage à Paris. Puis celle-ci s’étant mariée en 1901 avec un nommé Bour, ce dernier reconnut Félix Moulard, pour lui permettre de s’engager, comme enfant légitime. Mais l’accusé avait fait la connaissance de Jacob, qui l’enrôla dans sa bande. (…)

4e audience, 11 mars 1905

Vols à Brumetz

Dans la nuit du 22 au 23 novembre 1902, des cambrioleurs s’introduisirent dans l’église de Brumetz en faisant sauter la gâche de la porte d’entrée. Ils en emportèrent un ciboire, une coupe, une patère en argent, un porte-missel, etc. Dans la même nuit, le château de Mme de

Melun fut cambriolé. Cette expédition avait été organisée par Bour qui avait été élevé à Brumetz.

D’après ses aveux, il était accompagné par Jacob, Ferré et Ader.

Bour est interrogé. Il proteste vivement lorsque le président dit qu’il a vécu de la prostitution de Léontine Tissandier.

Ader nie avoir participé à ces vols. On entend ensuite M. l’abbé Baclet. Il prête serment.

– Vous pensez donc qu’il peut mentir, dit Jacob, que vous lui fassiez prêter serment.

Le témoin connaissait Bour qui lui avait servi d’enfant de choeur. C’était, dit-il, un bon petit garçon.

Une déclaration de Jacob

À peine le témoin a-t-il terminé sa déposition, que Jacob demande à placer la déclaration qu’il a à faire sur les prêtres. Le moment est bien choisi, dit-il. Et il commence :

«Si je devais retracer tous les crimes commis par les prêtres au nom de Dieu : l’Inquisition, les guerres religieuses, les assassinats des amis de la vérité, plusieurs audiences n’y suffiraient pas. La religion est morte, la science l’a tuée. Je ne piétinerai pas un cadavre.

« Sous prétexte de procurer les délices du monde futur, avec des mômeries ils acquièrent des richesses. J’en peux parler en connaissance de cause. J’ai cambriolé assez de prêtres. Chez tous j’ai trouvé un coffre-fort et quelquefois plusieurs. Ils ne renfermaient pas des harengs saurs, je vous prie de le croire. S’ils contenaient quelques hectogrammes de pains à cacheter, ils contenaient aussi de fortes sommes que des imbéciles envoyaient à Dieu et que les porte-soutane gardaient. Les églises ne sont que des entreprises commerciales ; ce sont des appels incessants au gousset. Et voilà les charlatans qui osent m’appeler voleur et qui m’accusent. Mais je suis bon prince. Je ne leur en veux pas. Je leur donne ma bénédiction. Ainsi soit-il ! »

Une déclaration de Bour

C’est maintenant Bour qui demande à faire une déclaration.

Il lit un papier dans lequel il dit que tout ce qu’il a raconté à la sûreté de Paris et à l’instruction est mensonger. Il ne l’a fait que parce qu’on lui avait promis de le relâcher s’il faisait arrêter beaucoup de monde.

Quand il arriva à Abbeville, on lui fit les mêmes promesses. Le gardien-chef le faisait entrer dans sa loge et lui faisait boire de l’alcool. Tout ce qu’il a dit alors n’est que mensonges.

Voyant qu’il revenait sur ses premières déclarations, le gardien lui a dit qu’il verrait le brigadier Anquier auquel il demanderait de le charger.

Aussi Bour a-t-il écrit au ministre de la Justice pour se plaindre de ces faits.

Bour ajoute ensuite qu’il n’a dénoncé Ferré que par vengeance, parce que la femme de

Ferré avait repoussé les propositions qu’il lui avait faites.

Il dit aussi qu’il ne connaît pas Ader.

Un incident assez vif se produit entre le président des assises et Mes Philippe et Bergounioux qui insistent pour poser des questions à Bour et à Ferrand.

Mme de Melun dépose. On a emporté de chez elle des mouchoirs.

– C’était pour pleurer sur la misère de cette pauvre femme, dit insolemment Jacob.

Madame possède plusieurs châteaux. C’est une insulte à la misère.

M. de Maleyssie est ensuite entendu. Jacob voudrait placer une deuxième déclaration sur la noblesse. Il s’élève en termes violents contre le président qui s’y oppose.

Jacob, tchou 1970Bernard Thomas

Jacob

Tchou, 1970, p.201-204

La rencontre avec Bour, aux « Causeries populaires du XVIIIe », que venait de fonder en octobre le béquillard Libertad dans un réduit de la rue du Chevalier- de-la-Barre, fut en revanche comme une bouffée d’air frais.

Bour, dit Herselin, dit Tellier, typographe et pari­sien, avait tout juste vingt et un ans. C’était l’enfant naturel d’une femme de ménage, Félicie Moulard, qui l’avait confié à l’âge de deux ans à sa grand-mère pour qu’elle l’élève, à Brumetz dans l’Aisne. Bour, très doux, très docile, très poli, avait été enfant de chœur à l’église. Il allait acheter la Croix pour la dame du lieu, la vicom­tesse de Melun, qui l’impressionnait terriblement. Il lui faisait ses courses bien souvent. En guise de remercie­ment, elle lui tapotait la joue. Grand-mère lui voyait déjà un splendide avenir de maître d’hôtel au château, de garde-chasse peut-être.

–          Vous comprenez, elle avait de l’instruction, cette femme-là, s’excusa-t-il naïvement lorsqu’il se confessa à Alexandre, un soir, chez Muniez, après une conférence sur « la science et son utilisation pqr les bourgeois », qui s’était terminée dans une bagarre effroyable. Et puis ses toilettes, son parler… Ce n’était pas comme à la mai­son…

–          D’abord on se dit tu, répondit Alexandre. Ensuite avoue que tu étais amoureux. Et troisièmement, raconte- moi ce qu’elle avait de plus que les autres, ta vicom­tesse.

Bour ne put qu’essayer de décrire le boudoir où elle le recevait, le respect avec lequel le curé parlait d’elle, le vocabulaire qu’elle employait, sa main qu’elle tendait à baiser : tout ce qui faisait qu’on se sentait un être grossier, fruste et vil en sa présence.

–          Et tu t’es laissé prendre à ces simagrées ?

–          J’avais huit ans…

Ensuite il avait passé son certificat d’études. Sa grand- mère était morte. Il était retourné habiter chez sa mère. Il était devenu apprenti typographe – comme Alexandre – chez les époux Didelot. Sa mère s’était mariée avec un maçon, Bour, qui lui avait donné son nom. Mais ça ne collait pas entre le beau-père et le beau-fils. Ce dernier était tombé amoureux d’une serveuse de café, Léontine Tissandier, une fille de Marcillac, dans l’Avey­ron, aux vingt ans alléchants. Elle avait bientôt perdu sa place et lui, il n’avait pas eu assez d’argent pour leur payer l’hôtel.

–          Elle a fait le tapin ?

–          Ben… J’sais pas trop… elle avait des sous… On pouvait vivre, quoi…

–          Tu en es où avec elle ?

–          Je voudrais qu’on se marie. Mais j’ai pas tiré le gros lot. Et puis je vais partir militaire, alors le temps que je revienne s’pas ?…

–          Sans blague ? Tu vas aller faire le couillon à l’armée ?

–          Elle est à l’hosto, tu comprends. Moi, je ne peux plus rien.

–          Enceinte, je parie ?

Le lendemain, Rose, chargée de paquets, rendit visite à Léontine, qu’on préférait appeler Alice Vincent rue de l’Estrapade. Elle avait connu ça, Rose. Ce n’était pas parce qu’elle était garée des fiacres qu’elle avait oublié. Elle glissa dans la main de la pauvre fille un gros bil­let. Sur ses économies à elle. Ça l’avait fait pleurer à son tour, cette histoire tendre et idiote de deux gamins qui s’aiment comme dans Montépin et qui en sont réduits à cela.

Lorsque Léontine-Alice raconta à Bour les pommes, les gâteaux, l’argent, les fleurs, apportés par Rose, il en fut suffoqué. Littéralement. Le souffle lui manqua. C’était un autre monde que celui-là où les idées se faisaient actes tout naturellement, sans prévenir, sans vantardise, sans contrepartie. Il s’était rendu aux réunions par révolte. Mais la révolte, c’était donc aussi la générosité ? Pen­dant huit jours, il chercha Alexandre dans tout Paris. Il finit par le retrouver. Il lui annonça sa décision de déserter de l’armée. Et son désir de s’engager dans les rangs de ces Travailleurs de la nuit dont on lui avait parlé sous le sceau du secret.

–          Moi je veux bien, répondit Alexandre. Mais tu as d’abord une revanche à prendre, compagnon. Est-ce que cela ne t’amuserait pas d’aller voir à quoi ressemble ta vicomtesse dans l’intimité ? Après, seulement, tu pour­ras décider en connaissance de cause.

Cette idée enthousiasma Bour. Dans la nuit du 22 au 23 novembre, lui-même, Alexandre et Ferré, suivis d’Ader qui s’éclipsa selon son habitude au moment où l’on fai­sait sauter la gâche de la porte, pénétraient dans l’église de Brumetz. L’ex-enfant de chœur put y exorciser ses craintes d’enfant.

Et puis, monsieur le sacristain, que vous ont-ils volé ?

–          Les chasubles, les ciboires… Ils ont ouvert le coffre… Ils ont pris le modeste denier du culte, les offrandes de nos fidèles…

–          Voyons, sacristain ! Rappelez-vous ! Vous ne dites pas tout! Vous venez nous accuser au nom de votre Dieu et de votre morale. Mais le placard qui contenait des gravures… des gravures du genre, disons, Fragonard, est-ce que j’en parle, moi ?

De là, ils se rendirent chez la vicomtesse. Ils raflèrent tout. Systématiquement. Y compris les tableaux, les che­mises de nuit, les guipures. Bour était le plus acharné. Il réglait ses comptes. Alexandre souriait de le voir ainsi vider les tiroirs, s’exclamer, s’emporter, jurer, piller, détruire, voler.

–          … Un mouchoir de dentelle, hérité de mon arrière- grand-mère, d’au moins deux cent cinquante francs à lui seul…

–          Je ne vous le fais pas dire ! N’est-ce pas à soi tout seul une insulte aux classes laborieuses ?

–          Je suis des vôtres, s’pas ? dit Bour d’un air implo­rant au sortir de ce double succès.

Il fut désormais des leurs. Son activité ne cessa plus.

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