Le krach d’Amiens


Les agiots, les déplacements de capitaux et autres mécanismes financiers ont toujours semblé peu accessibles à la compréhension du commun au dépens duquel ils se font et, pour ironique qu’il soit, l’article de Germinal, en date du 23 avril au 07 mai 1905, n’en donne pas moins une leçon d’économie à ses lecteurs. L’auteur du Krach d’Amiens, qui se cache derrière le pseudonyme de Rond-de-cuir, fait ainsi le parallèle entre le procès des Travailleurs de la Nuit, voleurs illégaux, qui s’est clôt un mois auparavant et une faillite bancaire survenue dans la cité picarde. Mais le commerce de l’argent est chose légale et l’usurier un honnête homme. La Banque Huntel et Cie a fermé ses guichets et cessé ses opérations ? Aucune inquiétude pour le banquier nous dit Rond-de-cuir, puisque des manipulations restent possibles, autorisées, faisant cracher au bassinet, quand elles ne les ruinent pas, les détenteurs de comptes dans la dite banque. A l’heure où l’Europe et le monde dit développé sont plongés dans une vaste crise économico-financière, jetant sur le pavé une multitude de peuples qui n’ont rien demandé à personne, le papier de Germinal résonne d’une étrange et surprenante actualité.

Germinal

n°14

Du 23 avril au 07 mai 1905

Le Krach d’Amiens

On a beaucoup cherché lors du procès Jacob à soulever la haine du peuple contre les auteurs d’attentats à cette institution capitaliste qui, disions-nous, écrase, lèse et vole l’ouvrier jusqu’en ses droits les plus imprescriptibles et les plus sacrés.

Il se produit aujourd’hui un krach épouvantable, un krach oui peut avoir les conséquences les plus désastreuses, mais que les jugeurs de pauvres s’efforcent de couvrir du silence des morts.

Sans chercher à faire ici une particularité, ni signaler un cas spécial de ce qu’on a l’habitude d’appeler dans le monde commercial « un désastre », comme si quelque chose venait de s’effondrer sur la tête des humains, nous voulons lever le voile d’honnêteté qui masque les dessous de ces sortes d’affaires et montrer au peuple où sont les scrupules et la vertu de ceux qui nous jugent, nous dirigent et nous exploitent.

Qu’est-ce, d’abord, qu’un krach commercial pour ceux qui savent ce que vaut le Commerce et l’Industrie que couvrent officiellement et légalisent les gouvernements du monde entier ?

C’est, répondrons-nous, un brusque arrêt dans la fonction d’un Vol organisé, un brusque arrêt dans le travail d’une bande de cambrioleurs officiels, un bâton solide dans la grande roue de l’honteux commerce auquel se livrent diplômés, décorés, gens chics et à particules.

Jacob et ses camarades interrompus dans l’exercice de leur profession, ont pu considérer la cessation de leurs travaux comme un krach professionnel provoqué par les lois du Commerce et de l’industrie.

Mais il n’en est pas de même ici car le krach d’Amiens n’est pas provoqué par les lois qui, au contraire, favorisent par tous les moyens, la perpétration des crimes dont le peuple est la victime et le « désastre » se traduit tout simplement par l’impossibilité matérielle dans laquelle se trouvent financiers, banquiers, actionnaires, administrateurs et autres bandits de continuer la rapine et l’orgie dont ils ont joui jusqu’ici et dont les outils se sont, malgré eux, brisés dans leurs mains.

Mais le peuple n’est pas habitué aux opérations commerciales et se figure, comme on le lui a appris, que l’Industrie consiste à transformer honnêtement la matière pour la mettre dans le commerce en en tirant un bénéfice de plus en plus restreint par la lutte qui a nom « Concurrence ».

Il se figure ainsi que le Commerce est un échange de produits manufacturés ou une favorisation de cet échange : commerce qui permet un léger prélèvement sur la valeur des échanges, rétribuant ainsi les capitaux mis en caisse et garantissant l’entrepreneur des risques possibles et des pertes éventuelles, échange qui réalise l’union des Nations et le bonheur des peuples.

Et voilà sous quel voile épais de mensonge et d’infamie, sous quel voile hypocrite on sacre au Temple des Lois, le brigandage en bandes organisées et à main armée que pratiquent nos jouisseurs à décorations, à chapeaux de forme et automobiles :

La Banque Huntel et Cie a fermé ses guichets et cessé ses opérations commerciales !!!

Quel désastre et quel effondrement ! quel cataclysme pour les travailleurs dont les usines vont fatalement clore les portes du travail et du gagne-pain !!

Voulez-vous savoir ce qu’on entend par « cessation de paiements ou d’opérations commerciales ? »

Voulez-vous des exemples pris sur le vif : exemples qui ont vécu et qui ont encore dans les livres amiénois des traces ineffaçables, des actes de naissance et certificats de vie authentiques, des apostilles officielles et judiciaires ?

Premier exemple :

Monsieur X…, commerçant, a besoin de 20.000 francs pour une opération, achat ou paiement quelconque et n’a pas un sou en caisse.

Il va trouver à la terrasse d’une brasserie quelconque, Monsieur Y… son ami, confrère et bienfaiteur, appelle deux bocks et des londrès, tire de son portefeuille un carnet de reçus et un billet à ordre et expose à son ami le besoin qu’il éprouve – commercialement parlant.

Il prie le monsieur Y de vouloir bien accepter une traite qu’il va tirer sur lui, de 25.000 francs par exemple, et lui signe un reçu égal ou l’autorise à créer une traite de même somme, même échéance.

Monsieur X va trouver ensuite son banquier, passe la traite à son ordre, la lui donne avec un reçu des 20,000 francs, contre lequel reçu le banquier tire de sa caisse 20.000 francs en espèces (5.000 journées de travailleurs !) ou un chèque à vue de même valeur.

Monsieur Y paiera la traite tirée sur lui à l’échéance convenue en donnant en paiement celle qu’il a tracée sur son emprunteur ou le montant de celle-ci escompté si mieux il n’aime s’en servir autant de jours qu’il lui plaît avant ladite échéance.

Pas plus malin que çà.

Et avec quoi monsieur X paiera-t-il la traite qui présente son emprunt ? Avec de l’argent s’il en a ou s’il lui plaît ; sinon il lui suffira de recommencer en majorant la somme.

On multiplie ces « opérations commerciales » on cumule les échéances, on fait travailler le banquier, on pratique ce qu’on appelle dans le commerce la petite ou la grande cavalerie, suivant que les sommes sont peu ou fort importantes.

A un moment donné, le monsieur X qui a ainsi opéré, se trouve arrêté subitement par le refus d’un monsieur Y ou d’un banquier Z.

Il ne peut payer son échéance, il dépose son bilan, fait trinquer les actionnaires.

C’est un krach commercial.

Exemple 2 :

La Banque de France escompte les billets avec un intérêt de 2 pour 0/0 seulement, mais elle exige de telle garanties que seuls, ceux qui ont les reins solides peuvent travailler chez elle.

Il faut donc recourir à une moindre banque qui escompte à 3, 4 ou 5 0/0, écrase ses clients de commissions, intérêts, agiots énormes, emploie les roublardises les plus viles et les procédés les plus malhonnêtes mais qui, néanmoins, escompte à qui frappe au guichet n’exigeant que des garanties faciles à se procurer.

Donc, monsieur N. commerçant, vient de racheter (je prends l’exemple parmi ceux que j’ai connus) l’établissement d’un de ses confrères B qu’un désastre a failli jeter au nombre des faillis.

Mais ses moyens plus que modestes l’empêchent de contracter l’achat sans qu’un banquier Huntel et Cie (banquier du failli en question) veuille bien, non pas avancer l’argent, car le commerce dispose de moyens qui permettent d’acheter au comptant sans argent, mais porter au compte de monsieur N ce qui était à celui de B.

Seulement, le directeur de la banque Huntel et Cie a des responsabilités à couvrir et voici le moyen qu’il emploie :

Il prie monsieur N de contracter une ou plusieurs assurances sur la vie pour la somme nécessaire, assurance contractée au profit de la dite banque et dont N paiera les primes annuelles.

Par cette opération, quatre personnes intéressées sont favorisées : Monsieur B qui évitera la faillite, son établissement étant vendu et duquel il restera directeur, coassocié ou représentant; monsieur N qui devient acquéreur sans bourse délier ; le Directeur de la Banque qui échappe à la réprimande du Conseil d’administration et fait une bonne affaire, et enfin la banque Huntel elle-même qui échappe au désastre que lui causerait la faillite de B.

Tout cela est simple et parait compliqué ; tout paraîtrait normal et honnête s’il ne s’ajoutait pas d’autres petites roublardises telles que la petite cavalerie, les billets dont le tiré n’existe pas, les effets et acceptations de complaisance. De plus, il faut considérer que ces banques ne font pour ainsi dire que des opérations semblables qui produisent d’énormes bénéfices, (intérêts et escomptes sur les découverts, sur fausses traites et acceptations de complaisance, etc.), mais dont elles n’ont pas l’heur de toucher l’espèce.

Elles ont de nombreux clients auxquels elles prêtent de fortes sommes qui doublent, triplent, quadruplent en quelques années par suite des considérables frais ajoutés aux augmentations incessantes de découverts ; si bien qu’à un moment formé où les clients, où l’un des plus forts, après avoir vécu, joui dans l’aisance et la richesse apparente, dans l’orgie et la dépravation pendant de nombreuses années, après avoir dilapidé le travail que leurs ouvriers ont produit avec tant de difficultés et de misère, après avoir accumulé un passif dépassant 2, 3 et 10 fois un actif imaginaire, acculés enfin, dans les derniers retranchements de la lutte par ‘le vol, et, impuissants à surmonter les nombreux obstacles qu’ils rencontrent dans cette lutte, vaincus par la fatalité ou les événements, ils sont obligés de rompre avec les affaires et déposer leur bilan.

Dès lors, le banquier obligé, lui, de retrancher de son actif nominal la dette entière de son client subit de ce chef un à-coup formidable aggravé par le retrait des fonds de ceux qui croient la situation en péril.

Et le péril arrive, le banquier est entraîné dans le naufrage et c’est alors un sauve- qui-peut général, un véritable effondrement de commerçants et industriels : « La Banque ferme ses guichets et cesse les opérations commerciales ». Les déposants perdent les capitaux engagés, les débiteurs qui n’ont pas de crédits ailleurs et qui ne travaillaient que grâce à la présence du banquier sont réduits à la fermeture de leurs ateliers.

Voilà comme on fait un krach.

Et répétons que ces sortes de désastres ont pour cause la base malhonnête de tout ce qui est commerce : commerce que font, avec des apparences de richesses, toutes sortes de gens incapables d’autre chose que la jouissance et l’orgie, la rapine et le brigandage ; commerce que les lois tolèrent, approuvent et soutiennent sous la devise « liberté, égalité, fraternité », et que les us. coutumes et préjugés ratifient et sacrent d’épithètes de vertus et de pudeur.

Et n’oublions pas que ces gâcheurs d’or volé, or représentatif de travail, sont des gâcheurs de travail et de labeur, de sueurs et de misères.

C’est un vol manifeste, une vaste escroquerie que commettent de véritables bandes de brigands syndiqués.

Le krach d’Amiens est le bâton, le knout, l’arme, le laisser-passer, l’instrument de cambriolage, l’instrument de vilenie rompu, brisé dans la main des voleurs.

Et si le krach est de 25 ou 30 millions, c’est 6 à 8 millions de journées de travail dilapidé, gaspillé, volé.

Ah ! que les cris de : « Mort aux voleurs » seraient bien placés ici !

Travailleur, crevez dans vos bagnes, crevez de faim et de misère pendant que les jouisseurs « cessent leurs opérations commerciales ».

ROND-DE-CUIR.

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