Germinal : le procès Jacob


Détail de la carte postale présentant le transfert de la \L’ouverture, le 08 mars 1905, des assises d’Amiens constitue un évènement médiatique qui pourrait fort bien rappeler la frénésie suscitée par les procès anarchistes du début des années 1890. L’affaire est peu banale tant par le nombre de faits reprochés, que par celui des « bandits d’Abbeville », ainsi que par la personnalité de certains d’entre eux. La presse nationale ne s’y est pas trompée et est venue en masse rendre compte des débats à l’intérieur du palais de justice qui peut, à tout moment, devenir une tribune pour les accusés. L’honnête cambrioleur Jacob et ses « quarante voleurs » se préparent d’ailleurs à se donner en spectacle. A l’extérieur, Germinal entend faire œuvre de propagande et essaie de susciter une agitation militante. L’œil de la police, picarde et parisienne, reste grand ouvert. Sans parler, à l’instar de la biographie commise par Bernard Thomas, de situation insurrectionnelle justifiant des mesures de sécurité d’exception, force est de constater qu’environ 6000 personnes sont venus voir les accusés ce jour-là. Cette foule est-elle sympathisante ? Est-elle hostile à « la Bande sinistre » ? Aucun, journaliste, police ou militant libertaire, ne développe une même vision des faits.

Germinal

n°10

du 12 au 18 mars 1905

Le procès Jacob

Mercredi 08 mars

C’est aujourd’hui qu’a lieu la première audience du procès qui fait comparaître devant les assises une trentaine d’inculpés.

Rarement, un procès a fait tant de bruit. Et cela, non-seulement à cause des actes reprochés aux accusés, mais encore par suite de la physionomie de ces derniers. C’est qu’en effet, ce ne sont pas des « malfaiteurs » vulgaires. Beaucoup ont été des anarchistes militants qui, par leurs écrits justifièrent la restitution» démolissant le principe de Propriété.

Aussi, magistrature, armée, police, s’effarent. Une frousse intense qui se traduit pur un déploiement dé force aussi inutile que grotesque, s’empare des défenseurs de l’ordre. Une quinzaine de jurés se sont récusés sous de vagues prétextes de maladie. Les certificats de médecin sont commodes. Quelques-uns furent obligés de siéger malgré eux. On dut procéder par deux fois au tirage au Sort du jury !

Une chose remarquable est à signaler: la mentalité de la foule. Ce n’est plus la populace hurlante qui accueillait jadis le passage des prévenus par des cris de « A mort ! » Non, aucune clameur hostile ne s’est élevée aujourd’hui. Au contraire, un courant de sympathie existe. Des discussions que nous avons pu surprendre ressort le vrai jugement du peuple. Les ouvriers ne s’indignent plus contre ceux qui ont dépouillé leurs exploiteurs. « Qu’avons-nous à craindre, nous qui ne possédons rien », dit-on dans un groupe.

Une paysanne, un panier au bras, dit : « Ch’est des voleux qu’ont volé d’pus gros voleux ». « Pour sur qu’ils ne viendront pas à ma maison », profère un pauvre diable, l’air souffreteux. Signes réconfortants !

Or donc, ce matin, à 10 heures, les portes du Bicêtre s’ouvrirent pour donner passage aux voitures cellulaires encadrées dé gendarmes et d’un peloton de chasseurs à cheval. Par les boulevards, les voitures gagnent le Palais de Justice. De place en place, stationnent des groupes de curieux, très calmes. Quelques cris de : Vive l’Anarchie ça et là. Durant le parcours, les prisonniers chantent l’Internationale et la Carmagnole.

Le Palais de Justice est transformé littéralement en caserne. Partout des soldats, des gendarmes, des agents de police. Des mouchards venus de Paris, facilement reconnaissables à leur mine louche et patibulaire se répandent dans les groupes.

A l’audience, l’attitude des accusés est belle. Jacob refuse de s’incliner devant la morgue outrageante des chats-fourrés, en restant couvert. Sur une observation du président, Jacob répond qu’il n’a pas de jurés à récuser, car il ne reconnaît à personne ledroit de juger ses actes.

La lecture de l’acte d’accusation termine la séance.

Il est sept heures. Au dehors la foule a grossi dans des proportions considérables. Des milliers de personnes attendent la sortie, commentant les événements. Lorsque les voitures démarrent, les cris partent : Vive l’Anarchie, Vive Jacob. D’aucuns entonnent des chants révolutionnaires.

Ah ! la déception des journaux bourgeois, porte-paroles de la médiocrité moyenne, est grande. Grands Dieu ! La sacro-sainte propriété est attaquée. Des visions de pillage et d’émeute doivent passer devant les yeux des bourgeois tremblants. Finies, les manifestations de haine de ceux qui ne possèdent rien contre ceux qui ont affirmé leur droit à la vie. Dissipés, les préjugés qui soutenaient la vieille société autoritaire.

D’ailleurs, dans chaque rue, au retour, mêmes clameurs, mêmes sympathies que l’on devine. Des événements comme ceux-ci sont le meilleur critérium de notre propagande ‘rénovatrice et émancipatrice.

La police voit tout, la poice sait toutRapport du brigadier Doyen au commissaire de police chef de la troisième brigade de recherche

Amiens, le 8 mars 1905

Monsieur le commissaire,

L’audience a été ouverte aujourd’hui à midi et levée à 6h15 du soir.

L’acte d’accusation comportant 160 pages, la lecture n’a pu en être terminée au cours de cette audience. D’après M. le préfet, que je viens de voir, les jurés auront à répondre à 1800 ou 1 900 questions.

Aucun incident ne s’est produit à l’intérieur du palais de justice, non plus qu’à l’extérieur. La foule qui stationne aux abords est calme ; de l’ensemble des conversations entendues, il résulte que les ouvriers mêmes sont hostiles aux accusés.

Une centaine de curieux se trouvaient près de la prison au moment du départ de ceux-ci, il y en avait un peu plus à leur retour.

L’audience ayant été levée à l’heure de la sortie des ateliers, un grand nombre de personnes se tenaient aux abords du palais au moment où sont partis les accusés ; ceux-ci, pendant le trajet du palais de justice à la prison, ont poussé de nombreux cris de «Vive l’anarchie ! », qui sont restés sans écho.

La femme de l’anarchiste Sautarel, accompagnée de son fils, âgé de 8 à 10 ans, a attendu à la gare du Nord l’arrivée des avocats parisiens. Elle s’est entretenue avec Me Lagasse, qui, après bien des démarches, a réussi à la faire pénétrer dans la salle d’audience.

Aucun anarchiste de Paris n’a été aperçu aujourd’hui.

Comme je vous l’ai dit dans ma première lettre, plusieurs compagnons militants d’Amiens sont pour ainsi dire en permanence au local occupé par le journal anarchiste Germinal, 26, rue Saint-Roch ; ils ont remarqué notre présence, mais se sont contentés de nous regarder et de nous désigner à leurs amis.

M. le préfet tient beaucoup à ce que ces individus sachent que nous avons pour mission de les surveiller.

Recevez…, etc.

Revue de presse des 08 et 09 mars 1905

Mercredi 08 mars 1905

manchette de La Libre Parole« La Libre Parole »

[…] L’affaire des Bandits d’Abbeville n’est pas une affaire banale non seulement par le nombre des crimes commis mais aussi par le nombre des accusés ; encore ne sont-ils pas tous entre les mains de la justice. Vingt-trois accusés se présenteront aujourd’hui devant la cour d’assises d’Amiens pour répondre d’une centaine de chefs d’accusation : vols, pillages, incendies, agressions, meurtres, etc. Trois sont en fuite, un autre est mort au cours de l’instruction. On remarquera que le chef de la bande porte un nom juif.

«manchette de Gil BlasGil Blas »

La cour d’assises de la Somme commence aujourd’hui les débats d’une affaire importante qui comptera parmi les causes célèbres de l’année. Ce procès monstre occupera plusieurs audiences ; il a nécessité une formidable enquête sur tous les points de France. Son dossier ne compte pas moins de 20 000 pièces ; son acte d’accusation forme 161 pages de texte et ces chiffres, si imposants qu’ils soient, ne constituent pas un record. Et pourtant il ne s’agit ici, si l’on veut réduire les chefs d’accusation à leur plus simple expression, que de cambriolages assez vulgaires. […]

«L’Éclair »

La bande de cambrioleurs qui comparaît aujourd’hui devant la cour d’assises d’Amiens est une de ces associations de voleurs professionnels qui rappelle la fameuse bande de Vautrin, dit Trompe-la-mort, dont Balzac imagina les exploits. Ils ont tous plus ou moins des affinités avec les anarchistes qui considèrent le vol comme une simple reprise de leur part dans le fonds social.

Jeudi 09 mars 1905

manchette de L\'Echo de Paris«L’Écho de Paris »

[…] Ensuite, il a fallu trouver des jurés. […] Une véritable épidémie s’est abattue sur ceux-ci. Presque tous sont malades ou sollicitent la faveur d’une dispense. […]

manchette de Gil Blas«Gil Blas »

Le procès des « quarante voleurs » anarchistes a commencé hier en cour d’assises d’Amiens. La ville est en émoi. De sévères mesures de police ont été prises aux abords du palais pour  surveiller les allées et venues des prisonniers et éviter les évasions.

Manchette de l\'Aurore«L’Aurore »

Les Bandits d’Abbeville

Rappelons parmi les vols les plus lucratifs et les plus audacieux celui commis à Paris chez une vieille femme chloroformée et morte étouffée : 40 000 francs. Au moment où la cour se disposait à procéder au tirage au sort définitif du jury, le président, s’adressant au principal accusé, lui dit :

– Jacob, levez-vous.

– Non monsieur.

– Découvrez-vous alors !

– Vous êtes bien couvert, vous, répondit Jacob, qui garda son chapeau sur la tête.

– Avez-vous des jurés à récuser ?

– Je les récuse tous puisqu’ils sont mes ennemis.

« La Gazette des tribunaux »

Audience du 8 mars 1905

Affaire de la Bande d’Abbeville

Aujourd’hui a commencé devant la cour d’assises de la Somme, réunie en session extraordinaire, l’affaire dite de la Bande d’Abbeville ou de la Bande Jacob. Les vingt-trois accusés qui comparaissent devant le jury composaient une association parfaitement organisée en vue du cambriolage et du vol à main armée. (…)

Une instruction qui dura plus de dix-huit mois fut ouverte ; elle amena la révélation, à la charge des inculpés, d’une quantité extraordinaire de vols dont le montant dépasserait 5 millions.

Jacob, à lui seul, a avoué cent six vols qualifiés, dont quelques-uns suivis d’incendie ou de tentatives de meurtre. L’affaire, on le conçoit, a causé dans la région amiénoise une vive émotion. Aussi, une foule considérable entoure le palais de justice, envahit les couloirs et la salle d’audience. On remarque sur la table des pièces à conviction un remarquable outillage de cambrioleur moderne qui vaudrait, dit-on, à lui seul une dizaine de milliers de francs.

l\'oeil de la policeRevue de Presse « La bande sinistre et ses exploits », réalisée pour le compte de la Préfecture de police de Paris

Cour d’assises de la Somme

On paraissait craindre en haut lieu des incidents graves pendant le transfert des vingt-trois accusés de la bande Jacob et Cie de la prison de Bicêtre au palais de justice, et des mesures d’ordre extraordinaires avaient été prises en prévision de cette opération. Disons de suite que rien n’est venu justifier ces craintes et que le transfert s’est opéré sans incident notable

À Bicêtre

Dès 10 heures du matin, les curieux commençaient à se masser sur les boulevards intérieurs, depuis la rue Porte-Paris jusqu’à la rue de Bicêtre, parcours que doivent suivre les voitures cellulaires. Peu après, une compagnie du 72e de ligne et deux sections du 8e chasseur prennent position dans les rues aboutissant à la prison, elles ont pour mission de barrer la circulation jusqu’après le départ des prisonniers. Successivement arrivent la voiture cellulaire d’Amiens, un omnibus dont les glaces ont été dépolies avec de la peinture blanche, la voiture du ministère de l’Intérieur, le « panier à salade », traîné par quatre chevaux. Les trois véhicules disparaissent sous la grande porte de Bicêtre, non sans avoir accroché les montants de la porte. La cavalerie, quarante chasseurs à cheval, sous le commandement d’un lieutenant, dix gendarmes à cheval dirigés par M. l’adjudant Dufossé, « entoure » le cortège, qui se rend au galop jusqu’au palais de justice.

À 11 heures, les portes de la prison s’ouvrent de nouveau ; les voitures réapparaissent, sont encadrées aussitôt par les chasseurs à cheval et le cortège s’ébranle. Pas un cri, pas un incident.

Au galop, par les boulevards Thiers, Carnot, Saint-Charles et du Mail, les voitures et l’escorte disparaissent dans un nuage de poussière. La foule suit un instant mais abandonne bientôt. Sept minutes plus tard, on arrive rue Victor-Hugo.

Au palais de justice

La rue est barrée en deçà et au-delà du palais de justice. Les voitures s’engagent dans l’allée réservée. Un incident. C’est avec peine qu’on parvient à ouvrir la grille qui donne accès à la cour du palais, la serrure ne fonctionne pas ; on attend dix minutes. De l’une des voitures part le chant de L’Internationale pendant qu’un cri, un seul cri de «Vive l’Anarchie ! » retentit.

La porte est ouverte enfin par les soins de M. Chatelain et on commence le débarquement des accusés. De la première voiture descendent les principaux sujets, Jacob, Pélissard, Bour, etc. L’omnibus renfermait les femmes. La grande voiture recelait le reste de la bande. Les accusés sont conduits dans les salles qui leur sont réservées, les voitures sont dételées et la première partie du programme est ainsi terminée.

Avant l’audience

Un peu avant midi, on ouvre les portes de la salle d’audience par lesquelles vont entrer les curieux, avides d’assister aux sensationnels débats qui se préparent. Les deux emplacements qui leur sont réservés sont bientôt remplis.

Le public privilégié n’est pas encore très nombreux. Il se réserve et attend que soient remplies les formalités préliminaires, toujours longues. (…)

Après l’audience

L’audience levée, les gendarmes se mettent en demeure de ramener leurs prisonniers à Bicêtre. Les voitures attendent toujours dans l’allée qui relie les rues Victor-Hugo et Robert de Luzarches. En traversant la double haie de soldats qui garnit le couloir du palais de justice, un des accusés, que nous croyons être Jacob, s’écrie : « Comment, vous ne portez pas les armes ! Vous ne rendez pas les honneurs à des célébrités comme nous ! » Les accusés reprennent leurs places, l’escorte encadre les véhicules et le même parcours que celui du matin est suivi. Deux mille cinq cents à trois mille personnes sont massées place Saint-Denis et rue Porte-Paris. Quelques cris, mais aucun incident. À Bicêtre, la foule est aussi nombreuse, mais peu bruyante. On sent que la curiosité seule est excitée.

À 6h45, les portes de Bicêtre se referment.

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