Méchant médecin


Nous pourrions croire en ne nous tenant qu’au seul exemple du bon Docteur Rousseau que les toubibs du bagne furent tous de braves types, venus de la métropole soigner, non pas la veuve et l’orphelin, mais,avec cet extraordinaire esprit d’abnégation, de dévouement et de sacrifice que subodore le serment d’Hippocrate, le meurtrier ou le voleur du père, du mari et de l’honnête homme. Il n’en est rien et c’est ce que souligne Jacob Law dans ses Dix-huit ans de bagne : Les autres docteurs qui se sont succédés de 1908 à 1922 étaient les complice de l’Administration et par conséquent des assassins. C’est par leur faute que les cachots étaient pleins, et que les réclusionnaires mouraient dans leur cellule de fièvre, du scorbut et de dysenterie (Egrégore, réédition 2005, p.87). Les toubibs du bagne ne furent pas tous de braves types et il n’était pas bon de tomber malade lorsque l’on subissait la guillotine sèche. Les toubibs du bagne ne furent pas tous de braves types. Il en est ainsi aussi bien en Guyane qu’en Nouvelle Calédonie nous dit Laurent Gallet dans cet article. Antoine Cyvoct et Charles Gallo en ont fais les frais.

Méchant médecin

Si le bagnard Alexandre Jacob a pu trouver un allié en la personne du docteur Louis Rousseau, tous les médecins affectés au bagne ne s’opposèrent pas à l’administration pénitentiaire, comme peuvent en témoigner les anarchistes Charles Gallo et Antoine Cyvoct en Nouvelle-Calédonie.

Gallo est né à Palais dans le Morbihan le 7 février 1859. Il est condamné le 11 octobre 1879 à 5 ans de réclusion pour fabrication de fausse monnaie et vol. A sa sortie de prison, il veut faire un gros coup et le 5 mars 1886, il jette une bouteille d’acide depuis l’intérieur de la Bourse de Paris et tire trois balles sans atteindre personne. Le 15 juillet suivant, la cour d’assise de la Seine le condamne à vingt ans de travaux forcés pour tentative de meurtre et tentative d’assassinat. Gallo débarque alors en Nouvelle-Calédonie. Moins de six mois plus tard, le 10 septembre 1887, il se révolte contre un surveillant et lui donne un coup de pioche dans le ventre. Lui-même reçoit deux balles dans la tête et a un bras cassé. Le 30 décembre suivant, le premier conseil de guerre permanent à Nouméa le condamne à la peine de mort pour voies de fait. Sa peine est néanmoins commuée le 21 mai 1888 en travaux forcés à perpétuité[1].

Le 10 avril 1894, Charles Gallo écrit une lettre à Cyvoct dans laquelle il lui dit « s’attendre à un mauvais tour incroyable de la part de l’administration pénitentiaire. Il semble de plus en plus probable qu’elle aurait pris la résolution – après s’être entretenue avec les médecins – de m’envoyer à l’hôpital de la transportation, au Marais, pour y être soumis à un examen médico-légal à la suite duquel on déclarerait que mes facultés intellectuelles sont troublées, et on m’internerait à l’asile d’aliénés »[2]. Selon Gallo, l’administration et les médecins useraient de ce moyen pour museler un détenu particulièrement véhément. Peu de temps auparavant, il avait invectivé et injurié les membres de la commission disciplinaire ainsi que le médecin chargé de la visite des locaux cellulaires. « L’administration, explique-t-il, aurait ainsi un moyen assuré d’étouffer dorénavant mes plaintes et de déconsidérer à l’avance, de frapper de nullité dès l’abord les réclamations qu’elle prévoit que je ne manquerai pas d’adresser d’ici peu, si évidemment justes et raisonnables qu’elles puissent être ». Il demande en conséquence à Cyvoct de se préparer à « porter [s]a cause au tribunal de qui de droit et de faire respecter la vérité et la justice ». De fait, quelques semaines après avoir essayé de faire parvenir cette lettre à son ami Cyvoct, Charles Gallo est enfermé à l’asile sans aucune intervention administrative mais par le médecin-major de l’Ile Nou.

Quelques années plus tard, le 4 novembre 1901, Gallo est encore puni de 15 jours de cellule pour imputation calomnieuse envers les médecins[3].

Le 18 décembre 1890, Antoine Cyvoct, constatant un saignement des gencives, se présente à l’infirmerie. Il se dit atteint par le scorbut quoique n’en voyant les tâches typiques sur son corps. Le Dr Berriat qui l’examine lui prescrit alors un traitement pour une gingivite. Deux jours plus tard, il écrit au commandant du pénitencier, Bonafai, afin d’obtenir de lui des soins et se plaindre de la conduite du Dr Berriat. Puis le 24, il se représente à la visite : ses jambes ne le soutiennent plus. L’accueil cette fois-ci est franchement hostile et le docteur Berriat refuse dans un premier temps de le porter malade. Dans un second temps, il examine tout de même le malade mais confirme son diagnostic : Cyvoct ne souffre pas du scorbut. Ce dernier adresse alors une lettre au directeur de l’administration pénitentiaire, M. De La Loyère, qui sera plus tard reconnu sous le nom d’écrivain de Paul Mimande. Le forçat récrimine contre le défaut de soin dont il s’estime la victime et explique pourquoi le scorbut est endémique au sein du bagne : « Le café, cette boisson hygiénique indispensable dans les colonies, est faite pour les forçats avec du maïs ou des haricots grillés, du pain brûlé, de la suie mélangée à un peu de marc et sucré avec autant de sel que de cassonade. Le bouillon de dix heures, c’est de l’eau chaude, pas toujours propre. La viande, un morceau de boeuf – autant de peau que de nerfs – sans aucune saveur. Les haricots du soir depuis des mois sont piqués [sans doute rongés par les vers] […] Monsieur le Directeur, je puis vous affirmer que tout ce que j’ai trouvé de légume aujourd’hui dans ma gamelle pourrait facilement tenir dans un dé à coudre. Hier, c’était de même, et tous les jours il en est ainsi […] Il y a, il est vrai, une cantine dans le camp ; mais c’est une dérision. Cette cantine vend au poids de l’or du fromage que l’on jetterait à Nouméa. – Ne croyez pas que j’exagère. Elle tient du gruyère et refuse d’en vendre aux condamnés. Un bâton de chocolat ou un verre de vin y coûte le salaire d’une semaine de travail ; une boîte de sardines le salaire de trois semaines, et le salaire de cinq semaines une boîte de lait ou de confiture. Elle ne vend ni ragoût, ni salade, ni légume. Elle a vendu des oranges deux ou trois fois depuis six ans que je suis au Pénitencier. Le salaire d’un condamné, ici, c’est une goutte d’eau dans la mer. Varier son régime au moyen de son salaire, c’est une chose impossible. Réduit à la ration il est condamné à l’anémie et à toutes les maladies qu’elle engendre »[4]. A la fin du mois, Cyvoct est examiné par un second médecin, le Dr Pollet, qui certifie que le malade n’est pas atteint du scorbut, ni d’anémie mais de gingivite fongueuse, maladie causée uniquement par le défaut d’entretien de ses dents. Pour le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, Laffon, le double diagnostic des médecins « coupait court aux revendications formulées par Cyvoct au sujet de la nourriture et à ses demandes incessantes de vin, de viande crue ou rôtie, de légumes, d’oranges, etc. »[5]. Et le commandant par intérim Bonafai, de son côté atteste que les propos de Cyvoct sont « absolument inexacts », que « la viande seule était maigre parfois », que le plaignant « mangeait à la grande cuisine qui recevait par jour au moins 30 kilos de légumes pour un effectif de 450 à 500 personnes », qu’enfin il « touchait des gratifications en nature ». Mais pour cette lettre, le forçat Cyvoct écope le 14 janvier 1891 de 30 nuits de prison pour réclamation non-fondée à propos des vivres et insolence envers les docteurs.

Le 23 avril, Cyvoct, voyant toujours ses gencives sanguinolentes, adresse une seconde lettre au Directeur de l’administration pénitentiaire et contenant encore les mêmes allégations contre les deux médecins. 4 jours plus tard, les Dr Pollet et Berriat délivrent chacun un certificat médical attestant que le détenu n’est toujours atteint que de gingivite, ce qui vaut à Cyvoct la même peine de 30 nuits de prison. Il faut dire que la lettre qu’il avait adressé à Bonafai, le forçat avait réussi à en faire parvenir une copie aux députés socialistes pour qu’ils en fassent bon usage. Une enquête avait été demandée par le député Couturier, auquel s’étaient associés huit de ses collègues. L’administration pénitentiaire faisait donc bloc.

A son retour du bagne, Antoine répond à une interview du journal Le Peuple. Il raconte qu’au Camp Brun, « ceux que la dysenterie tordait dans des douleurs épouvantables étaient traités d’une façon aussi cruelle que sauvage. Sur l’ordre du médecin on plaçait le malade sur une brouette, on le conduisait au sommet d’un remblai et on le renversait comme une charge ordinaire. Et ce supplice continuait, quatre heures le matin et quatre heures le soir, jusqu’à ce que le patient succombât »[6]. Le Camp Brun, créé en 1887, est le camp des punis disciplinaires. Y sont envoyés les réfractaires au travail, les « incorrigibles » et les récidivistes de l’évasion. Les détenus portent la chaîne d’accouplement et sont entravés aux deux jambes pour les empêcher de courir et travaillent 8, puis 10 heures par jour aux travaux les plus pénibles. Les conditions d’existence sont si épouvantables que les détenus, nous dit Cyvoct, « ne pouvant supporter plus longtemps les atrocités des surveillants à leur égard, priaient leurs camarades de leur crever les yeux ou de leur casser un membre afin d’être admis à l’hôpital de l’île Nou ». De fait, un arrêté du 8 décembre 1893 – la veille de l’attentat de Vaillant contre le palais Bourbon – créé un section de mutilés « attendu qu’un certain nombre de condamnés internés au Camp Brun se mutilent pour échapper au travail pénible qui leur est imposé »[7]. Le docteur Condé, médecin de poste à Bouloupari, entendu dans le cadre d’une enquête sur les mauvais traitements infligés au Camp Brun, explique que les disciplinaires en sont réduits à s’inoculer des maladies. « Les disciplinaires, raconte-t-il, n’hésitent pas à ingérer des substances de nature à provoquer une dysenterie souvent fatale » et que pour se soustraire au travail, ceux-ci se piquent la cornée avec une aiguille infectée ou s’introduisent sous la peau du tartre dentaire pour provoquer un phlegmon[8].

Laurent Gallet

12 février 2011


[1] Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, des origines à 1914, réédition Gallimard, 1992, p.211-212.

[2] CAOM, H143/Cyvoct, lettre de Charles Gallo adressée à Antoine Cyvoct, datée du 10-04-1894. Cette lettre a été trouvée, avec d’autres, le 26 juin 1894 dans les rues de Nouméa par un libéré qui les a remis au Procureur général. Nous ignorons donc si Cyvoct a eu connaissance de cette lettre de Gallo.

[3] CAOM H1366/GALO, matricule 17442.

[4] CAOM, H143/Cyvoct, lettre de Cyvoct datée du 24-12-1890.

[5] CAOM, H143/Cyvoct, lettre de Laffon, Gouverneur de la Nouvelle Calédonie et Dépendances à Monsieur le sous-secrétaire d’état aux colonies, datée du 22-06-1891.

[6] Le Peuple, datée du 07-03-1898.

[7] Cf Jean-Louis Barbançon, L’archipel des forçats. Histoire du bagne de Nouvelle-Calédonie (1863-1931). p. 162.

[8] Cf Jean-Louis Barbançon, L’archipel des forçats. Histoire du bagne de Nouvelle-Calédonie (1863-1931). p. 164.

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