Idées reçues : l’anarchisme


Il est des réalités difficiles à faire admettre tant est forte la conviction du contraire ; tant l’erreur, prenant appui sur une peur collective à la suite d’un fait retentissant, déforme a priori l’observation et le jugement. Dans cette perspective, l’anarchisme ne pouvait souffrir, dès l’origine, que d’une multitude de vraies – fausses affirmations, ne pouvait s’engluer que dans une imagerie d’Epinal formidablement réductrice et saugrenue.

Il n’est pas jusqu’à l’historien, forcément influencé par sa formation politique, sociale, culturelle et familiale, d’enfoncer la porte ouverte de la subjectivité instituée, de créer une vérité instituée par l’entremise d’une analyse systémique et de l’idée anarchiste, et du mouvement libertaire, et du militant antiautoritaire. Jean Maitron n’estimait-il pas « à proprement parler mauvais » certains principes de vie des membres de la bande à Bonnot ? Plus récemment, les travaux de l’universitaire Bouhey ne font-ils pas des anarchistes français de la Belle Epoque de vastes comploteurs organisés en réseaux agissants. Agissants et malfaisants s’entend bien sûr.

Car, là où le communiste avait le couteau collectif entre les dents, l’anarchiste, tout seul, et surtout sans motivation et sens communs, le précédait avec, dans sa main gauche, une marmite à renversement, et brandissant dans sa dextre fort peu majestueuse, plus cracra que majestueuse d’ailleurs, une pince-monseigneur ou un trousseau de fausses clefs. Mais l’anarchie, parce qu’elle organise l’ordre sans le pouvoir, parce qu’elle autorise un développement autonome et non institutionnel à l’individu, parce qu’elle associe enfin les principes soi-disant chimériques de liberté et d’égalité dans un projet global et collectif de société où ces deux mots ne seraient pas inscrits sur l’immuable pierre des frontons officiels, cumule donc un nombre incroyable d’images négatives et stéréotypées.

Les éditions Le cavalier Bleu ont pris l’heureuse initiative de confier à Philippe Pelletier la tâche de dresser un inventaire et de commenter ce catalogue d’ « idées reçues » (c’est le nom de la collection) sur l’anarchisme. Et celles-ci, fort nombreuses, construisent un courant de pensée utopique et non viable, décrivent un militant mal dégrossi intellectuellement et digérant encore plus mal le facile propos , haineux et envieux, de penseurs aigris, de prétendus théoriciens, nobles et petits bourgeois frustrés, vivant, décalés, hors du temps et de la réalité, dans leur tour d’ivoire.

L’auteur, géographe, spécialiste du Japon et d’Elisée reclus, nous livre ainsi un petit livre salutaire, écrit dans un style simple, clair et précis. Si l’on peut regretter un prix relativement peu modeste (9€80) au regard du volume,  le propos de Philippe Pelletier permet d’utiliser le panorama de ces idées reçues pour expliquer l’anarchisme, pour éclairer la diversité d’un mouvement foisonnant de complexité « dont on ne retient souvent – nous dit la quatrième de couverture –  que, au pire, les actions terroristes, au mieux, une grande image de désordre ».

En quatre thèmes majeurs (l’idée, les moyens, le mouvement, le projet), s’offre ainsi à nous sous le prisme d’une dialectique excellemment vulgarisatrice « la conception politique, philosophique et sociale probablement la plus méconnue, et la plus calomniée au monde ». Ainsi qui veut noyer son anarchiste, l’accuse d’être un poseur de bombe ou un cambrioleur. Mais l’anarchiste peut aussi revêtir les habits de l’utopiste, tantôt doux rêveur, tantôt violent, ceux du marginal jeune, nihiliste, incohérent et sectaire.

L’auteur a de la méthode et, dans une très belle approche interdisciplinaire où se mêlent l’histoire, la sociologie, la géographie et la philosophie politique, il parvient à démonter ou, tout au moins, à nuancer fortement l’ensemble de ces propos qui n’en finissent pas de ternir l’image du mouvement libertaire. Dans cette optique, Philippe Pelletier consacre six pages à l’illégalisme, six pages où est largement abordée l’évolution du rapport des anarchistes à la propriété privée et à son corollaire social : la loi. Si la question de la violence a pu faire et fait encore débat, il en va en effet de même pour celle du vol, justifié par au nom de la reprise individuelle par le droit naturel à l’existence. Dans ce cadre, le cas de Marius – qui, quand il s’attaquait au portefeuille du bourgeois, se prénommait plutôt Alexandre – Jacob révèle l’ampleur d’un phénomène qui dépasse largement le cadre des limites hexagonales. Nous retrouvons des cambrioleurs, des voleurs, des faux-monnayeurs et autres hors-la-loi de l’Italie aux États-Unis, en passant par le Japon, l’Espagne ou encore l’Amérique du Sud.

Philippe Pelletier reprend fort à propos, en conclusion, le titre de la brochure d’Ernest Armand : L’illégaliste est-il notre ami ? mais il aurait pu se passer de l’utilisation sans appareil critique de la très hypothétique condamnation des dites pratiques illégalistes par un honnête cambrioleur, revenu de l’enfer du bagne et exerçant, en 1948 alors qu’il écrit à l’historien marxiste Jean Maitron, la très honorable profession de marchand forain dans le Berry.  Il n’en demeure pas moins que ces six pages sur le vol politique des libertairesque nous mettons en ligne demain, nous permettent, une fois n’est pas coutume, d’approcher le phénomène de manière sereine. Pas de condamnation morale et encore moins l’idée-reçue et paranoïaque du complot. Et, ce qui ne gâche rien, l’auteur ne semble pas atteint de lupinose lorsqu’il évoque l’honnête cambrioleur, « autre idée reçue et néanmoins source d’exégèse chez les spécialistes » qui fait d’Alexandre Jacob l’inspirateur de Maurice Leblanc.

Philippe Pelletier

L’anarchisme

Editions Le cavalier bleu

Collection Idée reçues

2010

9€80

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