Sinistre poisson d’avril


Nul doute qu’en octobre 1968 le magazine de vulgarisation historique pêche par excès de réaction. Nul doute non plus que la vague de mai et les pavés volants ont du secouer fortement la morgue de sa prétentieuse morale. Et la science historique à la rescousse lui permettrait de condamner « la sordide tragédie anarchiste ». L’article qui suit fait parler des faits ou plutôt arrange les faits à sa sauce. Le coup du Mont de Piété devient de la sorte « un sinistre poisson d’avril » là où le reporter Alexis Danan en tirait une farce qui fit rire Marseille et la France entière jusqu’aux larmes.

Mais le jugement de valeur de Maurice Duplay est tout sauf de l’histoire. La propagande par le fait, puis l’illégalisme, et enfin Jacob  sont ainsi passés à la moulinette de la novlangue autoritaire. Nous ne reproduisons ici que quelques extraits de ces mesquines et médiocres lignes. Mesquines et médiocres mais néanmoins instructives au regard de l’historiographie du mouvement libertaire. Le procédé dialectique n’est pas nouveau, il perdure encore aujourd’hui. C’est le même qui pousse nombre de journalistes au XIXe siècle à demander toujours plus de répression dans leurs articles sur la marmite,  sur les Apaches, sur les soi-disant anarchistes cambrioleurs. Un sinistre papier … à lire avec des pincettes.

Historia

N°263

Octobre 1968

Intro : Ce qu’une société, même imparfaite, suppose de siècles de tâtonnement, de recherches, de peines, pour arriver tant bien que mal à être vivable, malgré ses défauts, pour l’ensemble d’une nation, nos démolisseurs ne s’en doutent guère. Tout jeter à bas d’une construction difficile à édifier est leur seul but. Nos anarchistes d’aujourd’hui, en brandissant leur drapeau noir, ont eu, le siècle dernier, des ancêtres.
En ce temps-là – de 1892 à 1894 – la France vivait dans la continuelle et tremblante attente des explosions, Paris surtout. L’anarchie régnait sous la forme de l’action directe, à coups de dynamite. «Les compagnons» déposaient ou lançaient des engins, et il y avait, après chaque attentat, des décombres, des cadavres.

Les meilleurs des anarchistes étaient de pauvres diables intoxiqués d’écrits subversifs aux couvertures couleur de gros vin rouge, convaincus de servir un idéal, mais qui, trop incultes pour le faire par la parole ou par la plume, employaient des moyens meurtriers. Les pires drapaient dans une doctrine les sentiments les moins avouables : l’envie, la jalousie, la haine.

(…)

Sinistre poisson d’avril

Le procès ne tourna pas comme on le souhaitait en haut lieu. Sur les 30 inculpés, il n’y eut que deux condamnés : Ortiz et un autre délinquant de droit commun comme lui. Le reste, dont se détachaient outre Félix Fénéon, Jean Grave et Sébastien Faure, fut acquitté.

Après le procès des Trente, l’anarchisme commença à décliner. Les compagnons laissèrent de côté dynamite et poignards, et les derniers adeptes de la doctrine apparaissent fort édulcorés. Tel cet Alexandre Jacob dont Alain Sergent a publié une savoureuse monographie sous le titre : «Un anarchiste de la Belle Époque.»

Le 1er avril 1897 (jour des attrapes) Jacob exerça une reprise individuelle à Marseille, qui ressemblait fort à une galéjade. Alors tout jeune, il organisa le coup avec deux compères plus âgés : Roques et Morel. Il s’agissait de détrousser un commissionnaire du Mont-de-Piété. L’engeance est médiocrement sympathique. Les commissionnaires du Mont-de-Piété prêtent sur les reconnaissances à des taux léonins, et comme, la plupart du temps, l’emprunteur ne peut se libérer, ils acquièrent son gage à vil prix.

Donc, le 1er avril 1897, à Marseille, rue Petit-Jean, un commissionnaire installait son étalage de bijoux et de pièces d’argenterie sans grande valeur – richesses de pauvres – lorsque fit irruption dans la boutique, un intimidant trio. Roques, sous une redingote barrée d’une écharpe tricolore, déguisé en commissaire de police, exhiba un mandat de perquisition évidemment faux. Ce rôle revenait de droit à l’instigateur du coup, Alexandre Jacob, mais son extrême jeunesse l’y rendait impropre. Il se contentait de jouer le chien du commissaire.

– Vous recelez, dit Roques au boutiquier, d’une voix sépulcrale, une montre qui fait partie d’un lot de bijoux volés après un quadruple assassinat. Vous n’êtes pas encore accusé de complicité, mais je vous conseille de ne pas nous gêner dans l’accomplissement de notre mission.

Le «receleur», son employé, sa femme étaient sur le point de défaillir.

Après avoir fermé la boutique sur l’injonction des trois compères qui entendaient n’être pas dérangés, ils les regardèrent évoluer d’un œil écarquillé par l’effroi.

D’abord, «le commissaire de police» et son «chien», le nez plongé dans les livres de caisse, feignirent de vérifier la comptabilité. Ensuite, ils procédèrent à l’inventaire. «Roques plaçait chaque pièce dans une valise, tandis que Jacob la notait sur une liste qui devenait de plus en plus longue.»

caricature des Monts de Piété par Ricardo Florès dans l\'Assiette au Beurre, 1905Quand la valise fut bourrée à éclater, Jacob passa les menottes au commissionnaire et à son employé, sous les yeux en pleurs de l’épouse. Ayant consigné celle-ci dans la boutique, tous sortirent. Jacob héla un fiacre, Roques un autre. Jacob monta dans le premier, avec ses prisonniers, Roques dans le second, avec Morel et la précieuse valise.

«Au Palais de justice !» dit Jacob au cocher.

Mais, pour la suite, effaçons-nous devant Alain Sergent : «Le convoi s’arrêta. Jacob conduisit ses prisonniers devant la porte du procureur de la République. «Attendez là», leur prescrivit-il, après les avoir fait asseoir sur une banquette et avoir récupéré ses menottes. «Le procureur va vous interroger. Moi, je m’absente un instant, mais surtout n’essayez pas de vous évader.» Puis il s’en alla rejoindre ses complices.

«Le commissionnaire et son employé continuèrent à se morfondre. Au moment de la fermeture, le concierge s’informa, répondit que le procureur était parti depuis longtemps. Alors, le commissionnaire, de plus en plus inquiet, se mit à gesticuler en tenant des propos que le fonctionnaire jugea incohérents. Il en référa aussitôt à un juge d’instruction qui, pressé de partir, commanda de mettre ces hurluberlus en cellule. Là, comme les victimes de Jacob ne cessaient de se lamenter, un brigadier les interrogea, trouva l’affaire des plus bizarres et alerta quelque autorité.

«Le pot aux roses fut alors découvert et Marseille s’en paya à cœur joie au sujet de ce poisson d’avril d’une si belle couleur locale.»

A la longue, on le constate, les mouvements les plus véhéments s’affaiblissent et, comme tant de cratères, s’éteignent. La sordide tragédie anarchiste eut, pour épilogue, une scène de guignol.

Les explosions meurtrières s’achevèrent en un grand éclat de rire. Ce précédent infuse l’optimisme.
Maurice Duplay

 

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