Le Japon mal rasé
Avant-propos
LEden du profit... Ainsi nous
décrivait-on le Japon en 1985. Les magazines vantaient ce pays où tous travaillaient
darrache-pied, où tous en étaient récompensés et où chacun naspirait
quau salariat à vie. On exhortait la France à prendre pour modèle le Japon
homogène, lisse, efficace.
Depuis la crise boursière de 1997 et la récession de 1998, laffairisme, le
conformisme, le cynisme du Japon sont blâmés par les experts, ceux-là même qui, un an
plus tôt, y investissaient leurs gains.
Dans les deux cas, le Japon nest vu que comme lempire de la marchandise. On
ny connait ni travailleurs immigrés, ni intouchables, ni anarchistes.
À la rentrée universitaire de 1985, je passai les grilles de lancien Commandement
militaire intégré de lOTAN. De la faculté Dauphine donc, qui héberge de mauvaise
grâce la section de japonais des langues-orientales. Jy écoutai les dissertations
sur lenclitique wa [1] dun professeur qui semblait sortir
dun conte de Grimm, peut-être parce quil est aussi agrégé dallemand.
Jy découvris, au cours de littérature japonaise de René Sieffert, les charmes du
corbeau sur la branche et, au cours de calligraphie ceux des kanji [2].
Découragé toutefois par leur nombre, je repris ma liberté après six mois.
Je partis au Japon muni dun japonais si bancal quil ne men reste à peu
près rien, et de la somme de trente mille francs. Je la croyais prodigieuse mais en une
semaine, austère, à Tokyo, je me vis contraint de dépenser dix mille francs. Or
javais acheté un billet davion à dates fixes, à six mois
dintervalle. Je décidai, non sans inquiétude, de me rabattre sur ma science du
parasitisme. Je réservai cependant cinq mille francs à une éventuelle urgence et
sacrifiai le reste à une boucle en train de Tokyo à Hokkaïdo, puis Sendai, puis Osaka.
Je ne saurais trop recommander les trains japonais ; leurs dizaines de sarariman [3]
ronflant la bouche grande ouverte ; les chefs de gare en gants blancs qui,
rigides comme des Prussiens, accueillent avec la même dignité tortillards et shinkansen [4] ;
les souvenirs gastronomiques de chaque étape (confiserie, poisson séché, biscuit de
riz) ; les tampons pendus aux murs de chaque station, afin que les collectionneurs
tamponnent dans leurs albums les emblèmes et les devises de ces étapes ; et les
wagons entiers de lycéennes provinciales qui, à la vue dun étranger mâle,
éclatent en Erôôô ! [5] perçants, réservés dordinaire en occident
aux chanteurs (nulle fatuité ici : il faudrait être lépreux pour ne pas
déclencher cet enthousiasme). Mon guide dans ce périple devait être un livre, en
anglais, intitulé Le Mouvement communautaire au Japon. Il recense un grand nombre
de communautés, dont trop souffrent dépidémies de nourriture macrobiotique et de
voyage astral.
À partir dOsaka, je devins dépendant dune succession dhôtes, presque
tous burakumin [6], dont je métonne encore quils maient
supporté de si bonne grâce. À ceux qui restaient indifférents à la perspective de
maider à écrire ce livre, je proposai des leçons danglais, pour leurs
enfants, en échange du lit et de la table. Les leçons particulières danglais
coûtent si cher au Japon que ce système a fonctionné. Jai aussi été
lhôte, très bien traité, de deux mouvements solidement communistes, celui des
Coréens du nord au Japon, et le mouvement de libération des burakumin. Que le
lecteur se rassure, lécrivain fera preuve de moins de gratitude que le voyageur.
Les interviews de ce livre ont été réalisées avec laide dinterprètes
amateurs, dune bonne volonté à toute épreuve. Jai passé avec elles de
longues soirées à mettre au point, tant que le fer était chaud, les versions anglaises
des quelques soixante interviews effectuées. Ce livre nen présentera quune
sélection.
Interviewer des Japonais est une tâche presque impossible, car un Japonais bien élevé
(je nen ai guère connu, malgré le titre tendancieux de cet ouvrage, qui ne fusse
pas très bien élevé) considère impensable dexhiber ses pensées et son histoire.
Lexpression individuelle est scandaleuse, antisociale, affligeante, inacceptable.
Presque toutes mes interviews se sont déroulées selon le schéma suivant :
linterviewé(e), pétrifié(e) à lidée de parler de soi, ânonne, sans
toutefois réussir à éteindre lintérêt que je lui porte, intérêt dont
témoignent ma voix subjuguée, mon regard hypnotisé, mes sourires danimateur
télévisé (pas dironie ici, jétais toujours fasciné). Puis, balayé par la
nouveauté de cet intense intérêt manifesté envers sa vie à lui, linterviewé
cède, se raconte, porté, emporté par le plaisir éprouvé à son récit. Jentends
alors des choses qui nont jamais été dites en public, ou sont demeurées ignorées
de la famille, des choses parfois, souvent, douloureuses. Les heures volent, chacun
regrette le retard dû à linterprète et à ma prise de notes.
Puis, soudain, la trappe se referme.
Linterviewé réalise quil est allé loin. Le
saisissement, la peur, lembarras combattent leuphorie. Cest en fait le
moment le plus délicat, celui où je dois prouver que ce qui ma été révélé,
loin dêtre cause de honte, est au contraire utile, précieux.
Je ne peux mempêcher rétrospectivement dadmirer le courage de mes
interprètes successives : elles savaient à quel point mes interviews étaient
socialement risquées pour elles qui, presque toujours, avaient trouvées les personnes à
interviewer, qui avaient établi le contact, qui sétaient portés garantes de moi,
et qui devaient continuer à vivre avec mes interviewés après mon départ. Que Miho et
Myung-Mi, en particulier, soient ici particulièrement remerciées.
NOTES :
[1] Wa : ces deux lettres coûteront à létudiant de
Langues-O cinq heures de cours magistral et des flots de sueur.
[2] Kanji : caractères chinois.
[3] Sarariman : « salary-man » employé de bureau.
[4] Shinkansen : Le TGV japonais.
[6] Burakumin : « hommes du hameau »
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