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Lacrymos
Le Monde libertaire n° 1600 du 17 au 23 juin 2010

Les anarchistes pleurent aussi

Certains voient les militants anarchistes comme des terroristes brutaux et sanguinaires. Le livre de Francis Dupuis-Déri, édité par l’Atelier de création libertaire, les détrompera. Entre tristesses et colères, Lacrymos parle délicatement de ces larmes sans dieu ni maître qui n’ont pas toujours besoin de gaz lacrymogène pour couler. Pas vrai mec ?
Militant dans divers groupes anarchistes et professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (Uqam), Francis Dupuis-Déri s’est pas mal baladé entre l’Amérique du Nord et la France. Mêlant ses deux statuts, il a mené des recherches universitaires sur le mouvement anarchiste. Un jour, aux questions concernant leurs motivations politiques, leur mode d’organisation, leur processus de prise de décision... qu’ils posaient aux anars qu’il croisait, il a eu l’idée d’ajouter une question originale : « Avez-vous déjà pleuré pour des raisons politiques ? »
Une partie des réponses enregistrées sur son magnétophone se trouve dans Lacrymos. Entre 2003 et 2007, Francis Dupuis-Déri a rencontré des militants à Montréal, à Québec, à Dijon, à Strasbourg, à Paris et à Lausanne. Chacun se livre sincèrement et fait écho à des émotions que nombre d’anarchistes d’ici et d’ailleurs ont pu ressentir directement ou indirectement via les médias dominants ou alternatifs.
Amélie avait 12 ans quand elle a versé ses premières larmes politiques. C’était en assistant à la chute du mur de Berlin à la télévision. Plus tard, c’est le superbe film de Ken Leach, Land and Freedom, qui l’a bouleversée. Ce film parle de la guerre civile espagnole et de la trahison des staliniens qui n’hésitaient pas à pointer leurs armes sur les combattants anarchistes ou sur ceux du POUM. Socratis, lui se rappelle de la manifestation où son ami Michalis Kaltezas s’est fait abattre par la police. Trois balles dans la nuque. C’était à Athènes en 1985.
Avec Jean-Nicole, nous revivons un épisode du squat des Tanneries ouvert à Dijon en 1998. Guillaume revient sur la vive émotion provoquée par une réflexion sur les rapports de domination au sein d’un couple. Audrey a été révoltée par le racisme des Blancs vis-à-vis des Inuits au Nanuvut (premier territoire autochtone semi-autonome au Canada). Amélie raconte comment elle est tombée sur l’expulsion d’un squat d’Africains alors qu’elle travaillait au Centre d’histoire juive de Paris pour classer des documents relatifs aux rafles de la Gestapo. Mélanie se souvient d’une manif violente à Québec. Les flics attaquaient avec des grenades lacrymogènes quand les manifestants n’avaient que des boules de neige pour répliquer.
Toujours au Québec, Francis participait à une action contre une parade de soldats qui partaient en Afghanistan. Après avoir essuyé les insultes des militaristes, il s’est effondré. Sa sœur faisait partie des troupes qui partaient pour mener cette guerre néocoloniale. Yann était dans le campement No Border à Strasbourg. Il explique dans quelles conditions il a reçu plusieurs menaces de mort de la part de policiers. Yann était à Gènes en 2001 pour manifester contre le sommet du G8. Après les scènes de guerre qui ont marqué le rendez-vous, il a voulu prendre un aller-retour affrété par Attac et la LCR pour rentrer en France : « Les anars, on n’en veut pas... »
De l’injustice « ordinaire » aux drames insupportables, en passant par des conflits internes aux groupes et milieux militants ou des blessures « privées », les témoignages sont poignants. Il n’est pas si évident de parler de ses pleurs, souvent assimilés à des faiblesses, surtout quand vous êtes né dans la catégorie des mâles. « J’ai déjà vu des hommes anarchistes pleurer pour des raisons politiques et personnelles, mais je les compte sur les doigts d’une main », note Marie-Anne.
Alors, des larmes peuvent-elles être politiques ? En Occident, raison et émotion ne font pas bon ménage. On dit souvent que l’émotion nuit à la raison et que la raison neutralise les émotions, Mathieu, de Montréal, n’est pas de cet avis : « Je sens vraiment que les émotions qui m’habitent font en sorte que je me positionne politiquement en tant qu’anarchiste. Quand je ressens fortement un sentiment d’injustice, que j’en pleure, cela me ramène à la question politique. C’est l’émotion qui te pousse à trouver des raisons, à réfléchir. Sans émotion, pourquoi réfléchir ? Si tu ressens intensément une émotion, par exemple de la rage face à une injustice, tu finis par te demander pourquoi cette injustice est elle possible. Et là, tu descends dans la rue. »
Paco