En l’année 1924[1], me trouvant dans un cachot de la Réclusion cellulaire, j’entendis le guichet s’ouvrir et dans son encadrement je vis apparaître la sympathique tête du Commandant Masse. Il me dit ceci :
« Roussenq, il y a ici un journaliste de Paris qui vient se renseigner sur le Bagne ; il demande à vous voir. Nous allons vous laisser seul avec lui et vous pourrez lui dire tout ce que bon vous semblera. »
Ici, une parenthèse.
Le Commandant Masse, qui dirigea à plusieurs reprises les Iles du Salut, était un fonctionnaire qui ne manquait pas de doigté. Sévère à l’occasion, il savait « passer la main » quand il le fallait. En somme, c’était un opportuniste. Il s’était longuement entretenu à mon sujet avec le visiteur qu’il venait de m’annoncer – et cela, d’une façon tendancieuse.
Le guichet ayant été repoussé, la porte s’ouvrit pour livrer passage à un homme qui ne payait pas de mine par sa stature, ni par sa corpulence. Les yeux bleus étaient d’une singulière douceur ; une légère barbe blonde, encadrait un visage ascétique.
Sur la route qui relie Saint-Laurent au Nouveau-Camp, d’une longueur de quinze kilomètres environ, on rencontre assez souvent un groupe plus ou moins important encadré de porte-clés, et composé de malades et d’impotents. Ce cortège s’achemine lentement, sans cohésion. Les plus ingambes forment l’avant-garde, les autres suivent comme ils le peuvent. De temps à autre, une halte rassemble tout ce monde éparpillé.
Il s’agit d’un convoi qui se dirige vers le Nouveau-Camp. On a continué à lui donner ce nom par habitude, alors que depuis longtemps il ne le méritait plus.
En pleine forêt, sur une éminence déboisée, se trouvent une quinzaine de cases construites avec des poteaux rassemblés, recouvertes de bardeaux et de feuilles sèches. Dans ce paysage de désolation, parmi ces baraques archaïques, végètent et meurent misérablement plusieurs centaines d’êtres pitoyables qui furent peut-être des hommes mais qui sont devenus des déchets d’humanité[1].
De mon temps, deux cases étaient réservées aux tuberculeux ; une trentaine de ces condamnés à la mort lente, représentaient toutes les variétés du bacille de Hock[2]. Toujours en vertu de l’axiome pris à rebours : qui s’assemble se ressemble, diarrhéiques, ulcéreux, fiévreux, faisaient bande à part, selon leur spécialité. La catégorie des éclopés, sympathisait avec celle des malbâtis et des aveugles. Quelques demi-fous trouvaient un refuge ici et là.
Sur le plateau dénudé de l’ile Saint-Joseph, dressant sur le même plan leurs masses austères, se profilent les trois bâtiments de la Réclusion cellulaire.
Ce sont de vastes hangars, recouverts de tôles ondulées peintes au minium[1].
Que l’on se figure deux rangées de dés placées dos à dos, et d’une façon longitudinale dans l’enceinte de ses hangars, et l’on aura une idée générale du dispositif d’ensemble de cet établissement.
La hauteur des rangées cellulaires, arrive à peine à la moitié de la hauteur totale de la base jusqu’au toit. Les murs des cellules sont constitués par des grillages du côté de la porte, ainsi que le plafond.
D’un bout à l’autre, et à cheval sur les rangées de cellules, est installée une passerelle que les surveillants parcouraient fréquemment, chaussés d’espadrilles, pour épier les réclusionnaires.
À chaque porte, un guichet est pratiqué, par où l’on distribuait notamment le pain et les gamelles.
Le public a toujours été avide d’être entretenu des choses du Bagne. Albert Londres, ceux qui ont suivi ses traces, se sont efforcés de satisfaire cette curiosité.
Ils l’ont fait avec cette maîtrise, cette objectivité qui leur sont propres – selon leur tempérament et l’angle de leur point de vue.
Cependant, ce n’est pas en y séjournant trois semaines ou un mois, que l’on peut décrire le Bagne sous ses multiples aspects. Celui-là seul qui a été nourri dans le sérail, peut en connaître tous les détours.
En 1925 a eu lieu la réforme du Bagne. Mais toutes modifications, toutes transformations ne sauraient altérer son visage, qui porte la marque de la pérennité[1].
Les trois parties manquantes de ce chapitre, soit les textes que Mme Van de Walle et M. Collin ne nous ont pas autorisés à mettre en ligne dans le Jacoblog[1], pourraient se résumer par la conclusion de la lettre que le transporté Dain envoie au commandant Masse des îles du Salut le 6 mars 1923. La missive fait sensation ; elle est enveloppée de papier cristal pour éviter que le chef du pénitencier se salisse les mains en la touchant. Roussenq qui a écrit pour son codétenu a signé avec ses excréments et cela fait du bruit dans le microcosme carcéral. Le fonctionnaire civil de l’AP Ubaud arrive à Saint-Laurent-du-Maroni en 1927, il quitte la Guyane en 1943. Nous pouvons retrouver l’anecdote dans ses souvenirs conservés au musée Cognacq de Saint-Martin-de-Ré. Albert Londres visite la Guyane en mai-juin 1923 et c’est bien cette lettre que le commandant Masse lui montre avec tout le dossier de celui qu’il finit par surnommer L’Inco. L’infatigable épistolaire, adorateur des « délices du cachot » est devenu une vedette du bagne.
« Le visage du bagne », La Bourgogne Républicaine, du 28 juin au 12 juillet 1937
Le Visage du Bagne, manuscrit, C.S.S. de Sisteron, juin 1941
L’Enfer du Bagne, manuscrit, C.S.S. de Sisteron, juin 1942
« Mes tombeaux », Les Allobroges, du 29 janvier au 11 mars 1948
L’enfer du bagne, Pucheu Éditeur, 1957
L’Enfer du bagne, souvenirs vécus est déposé en 2018 aux Archives des Alpes de Hautes Provence par M. Michel Henry. Un autre carnet, manuscrit lui-aussi, l’accompagne. Il s’agit d’un poème de 72 alexandrins intitulé Les internés de Sisteron[1]. Roussenq évoque les dures conditions de vie dans la citadelle où il est enfermé. Le parallèle avec son existence passée aux îles du Salut parait évidente tant les thèmes de la fatalité, de la violence, de la faim, de la promiscuité et de l’homosexualité aboutissent comme au bagne au rêve de liberté qui ici ne peut s’imposer dans le cadre du conflit mondial que par une paix retrouvée :
Aujourd’hui… l’archaïque réglementation des prisons demeure ce qu’elle était au siècle dernier
La loi de 1854, qui a décrété la transportation hors du territoire métropolitain, était un progrès certain sur l’organisation des bagnes maritimes.
A leur tour, les décrets du 4 septembre 1891 constituaient un nouveau pas en avant, par l’adoucissement du régime imposé.
Enfin, les décrets de 1925, dont nous avons montré la haute portée humanitaire, venaient couronner cette succession de mesures d’adoucissement. Lire le reste de cet article »
Une retentissante enquête avait changé la face des choses et humanisé le Bagne
Cet article ne m’est pas seulement personnel, c’est aussi une synthèse, le résultat d’une étude psychologique extrêmement fouillée. Albert Londres m’a prêté des propos que je n’ai pas tenus – mais que j’aurais pu tenir en les extériorisant.
Il a dit : « Je pénètre dans le cachot, Roussenq voit quelqu’un qui n’est ni un porte-clefs, ni un surveillant ; il s’écrie : un homme ». C’est à dire un homme libre qui n’est pas un garde-chiourmes.
Il a dit aussi : « Aux abords du camp, L’Inco avait gravé sur l’écorce d’un arbre : « Face au soleil, Roussenq crache sur l’humanité ». Et c’est là qu’apparait, en pleine lumière, la géniale psychologie du grand reporter. Lire le reste de cet article »
Fluet, la physionomie douce, un homme de cœur dévoile les scandales du Bagne: Albert LONDRES
ALBERT LONDRES AU BAGNE
Par un jour fatidique je me trouvais allongé sur le lit de camp de mon cachot, lorsque j’entendis le bruit du guichet que l’on ouvrait.
Le sympathique visage du Commandant Masse s’y encadrait. « Approchez, Roussenq ! » me dit-il. J’obtempérai.
Le Commandant reprit : « Nous avons ici un journaliste de Paris, venu pour faire une enquête sur la Guyane. Je lui ai dit que vous étiez le plus notoire des révoltés du Bagne. Il va venir vous entretenir sans témoin ; vous pourrez vous soulager le cœur à votre aise » Lire le reste de cet article »
La visite incognito (?) du Procureur général bouleversait les habitudes du bagne
« C’est bien vous le « nègre » ? demanda le Président – « Oui, Monsieur le Maréchal » – « Eh bien ! mon garçon, je vous félicite de l’être doublement. Ça vous revenait de droit. Continuez ! »
L’élève Liontel continua. Pour le moment, il était Procureur Général. Dès qu’il reçut la lettre de Charvein, il ne fit qu’un bond pour réquisitionner un vapeur à destination de Saint-Laurent. Comme un de ces vapeurs devait partir dans la soirée, il décida de le prendre sans retard, en emmenant son secrétaire particulier.
Au camp de CHARVEIN, ou l’odieux rejoint l’étrange, deux gardiens jouèrent une vie à la belote
Lorsque ces damnés du Bagne regagnaient leurs cantonnements, c’était pour eux un immense soulagement.
Pourtant, ils y trouvaient encore la menace de la férule toujours présente. Les cases, construite, sur pilotis, étaient agencées d’une telle façon que les surveillants pouvaient se rendre compte de ce qui s’y passait à chaque instant.
II ne fallait parler qu’à voix basse, sinon c’était le « mitard ». En revenant du travail, les hommes revêtaient leurs effets d’habilement qu’ils conservaient durant la nuit. Le soir, on ne leur apportait la soupe qu’une fois accomplie l’opération du ferrage. Souvent, quelqu’un se trouvait indisposé ; il se soulageait dans la boite de conserve qui servait de tinette à chacun (sans couvercle). Ses voisins qui mangeaient, en prenaient plus avec les narines qu’avec une pelle… Lire le reste de cet article »
Une tombe étroite et sombre tel était le cachot où nous conduisait la moindre peccadille
DANS LA NUIT DES CACHOTS
La commission disciplinaire, dans chaque pénitencier, se réunissait une fois par semaine. Elle entendait les délinquants traduite devant elle, pour toutes infractions commises.
Le commandant du pénitencier la présidait, flanqué de deux assesseurs, fonctionnaires placés sous ses ordres.
La prison de nuit était rarement infligée ; la punition cellule pouvait aller jusqu’à soixante jours, celle de cachot jusqu’à trente jours. Mais chaque libellé de punition étant sanctionné indépendamment des autres, il en résultait qu’en réalité la possibilité répressive était illimitée.
Pour ma part, trois cents jours de cachot me furent infligés dans une seule séance, comme sanction de dix motifs différents, à raison de trente jours pour chaque motif. Lire le reste de cet article »
« J’ai une arme c’est pour m’en servir » disait un récidiviste cinq fois meurtrier. c’était un surveillant
Nous en reparlerons. Notons, au passage, leur esprit mutualiste : à la tête de différents services, ils se fournissaient réciproquement ce dont ils pouvaient disposer dans leur zone d’influence. Le surveillant attaché à la boulangerie du lieu ravitaillait de pain et de farine ses collègues chargés des jardins, de l’abattoir, de la cambuse, de l’hôpital, lesquels faisaient de même à l’égard des autres. Passe-moi la rhubarbe et je te passerai le séné. Lire le reste de cet article »
S’il arrive parfois que des archives privées refassent surface[1] tels les cahiers et les photographies du Docteur Léon Colin en 2015[2] ou encore la correspondance du bagnard Arthur Roques en 2021[3], il est nettement plus rare d’exhumer et de redécouvrir de précieux documents dans les fonds d’archives publics. Cela n’est pourtant pas impossible et c’est une ultime version des souvenirs de l’ancien bagnard Paul Roussenq que l’archiviste guyanaise Vanessa Van de Walle[4] et les historiens Philippe Collin[5] et Jean-Marc Delpech[6] ont retrouvé en croisant les informations données par le dossier que les époux Beaumier avaient constitué dans les années 1980. Un peu moins d’un an et demi avant le suicide de Paul Roussenq à Bayonne, parait le dernier des trente-six articles de « Mes tombeaux – souvenirs du bagne » dans le quotidien grenoblois Les Allobroges le 11 mars 1948 : Lire le reste de cet article »
Jean-Marc Berlière est professeur émérite à l’université de Bourgogne. Spécialiste de l’histoire des polices françaises, sa route a maintes fois croisé celle de l’honnête cambrioleur Jacob dans ses recherches… Il n’ignore pas bien évidement le lien unissant ce dernier à Louis Rousseau. Jean-Marc Berlière a lu la réédition du Médecin au bagne chez Nada et nous dit l’importance historiographique de ce « précieux témoignage » sur les pénitenciers coloniaux de Guyane dans sa Lettre aux amis d’une police et d’une gendarmerie républicaines et protectrices des citoyens. Lire le reste de cet article »