Va petit mousse… (1e partie)
L’homme qui servit de modèle à Arsène Lupin : l’indomptable Marius Jacob
In L’épopée de la révolte
Le roman vrai d’un siècle d’anarchie 1862 – 1962
Denoël, 1963
p. 137-164 :
L’anarchiste aux cent déguisements,
Le redresseur de torts,
Le vengeur des opprimés…
« Arsène Lupin, le fantaisiste gentleman qui n’opère que dans les châteaux et les salons et qui, une nuit où il avait pénétré chez le baron Schorman, en était parti les mains vides en laissant sa carte avec ces mots ! « Reviendrai quand les meubles seront authentiques. »
« L’homme aux mille déguisements, tour à tour chauffeur, ténor… commis-voyageur marseillais… »
C’est ainsi que dans Je sais tout de juin 1905, Maurice Leblanc présentait pour la première fois son nouveau personnage, « Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur ».
Ce héros qui allait faire une prodigieuse carrière romanesque, tout le monde, en 1905, connaissait son modèle. Trois mois plus tôt, il avait comparu aux assises d’Amiens. C’était le chef des « Travailleurs de la nuit », Alexandre- Marius Jacob. Magistrats, avocats, public, il avait stupéfié tout le monde par l’aveu goguenard de ses exploits comme par son attitude extraordinaire, unique dans les annales judiciaires.
« Les choses sont renversées, écrivait l’Aurore. Ce n’est pas la société, représentée par les magistrats et les jurés, qui juge Jacob, chef des voleurs, c’est le chef des voleurs, Jacob, qui fait le procès de la société. En vérité, il conduit l’affaire. Il est tout le temps en scène. Il est toujours à la réplique. Il fait au besoin les questions et les réponses. Il préside, il juge! Sans doute est-il accompagné de gendarmes, mais la chose perd de son importance dès que Jacob prend la parole pour interroger le président. Par quoi nous voyons sans retard que les rapports sont bien changés… »
Toutes les caractéristiques utilisées par Maurice Leblanc pour composer son Arsène Lupin se trouvaient déjà chez Jacob. Toujours tiré à quatre épingles, intelligent et artiste, il adore les déguisements, ne vole que les riches et pratique l’insolence ironique avec ses victimes.
Comme Marins Jacob, Arsène Lupin agira avec une audace inouïe, il sera insaisissable, il narguera la police. Et comme son vivant modèle, il présentera un caractère complexe où se mêleront le cynisme et la bonté, l’horreur du sang versé et la fatalité du crime, la pratique d’une morale personnelle rigoureuse et le mépris des conventions et des lois.
La famille alsacienne des Jacob s’était installée dans le Midi de la France vers 1850. L’un de ses fils, le navigateur Joseph Jacob, s’y mariait quelques années plus tard avec une jeune Provençale. En 1879, le couple avait un enfant, baptisé des deux prénoms prestigieux d’Alexandre et Marius, et dont les aventures allaient commencer dès l’âge le plus tendre.
Marius en effet n’a que onze ans, en 1890, quand, lecteur passionné de Jules Verne, il embarque comme mousse à bord du Thibet. L’existence y est des plus rudes. Levé à 4 heures, il faut laver le pont jusqu’à huit et, ensuite, fourbir et nettoyer les roufs. Le déjeuner avalé en hâte, le mousse doit ensuite aider aux différents travaux de magasinage et au balayage du pont jusqu’à six heures. Après le dîner, il s’écroule sur sa couchette, et le matin, il faut le « virer » pour le réveiller.
Doué d’une constitution de fer, le gamin supporte très bien cette dure condition, mais en lui le fervent lecteur de Jules Verne est déçu. Il change de bateau ; la vie reste aussi monotone. Tout juste s’il connaît un naufrage sur l’Alix, coupé en deux par un cargo allemand ; encore n’y a-t-il qu’une victime, car tout le monde est repêché, à l’exception du cuisinier martiniquais. Aussi, en arrivant à Sidney sur l’Armand-Brèhic, le mousse Marius Jacob déserte. Il a tout juste treize ans, deux sous français en poche, et connaît quelques mots d’anglais.
Pour assurer sa subsistance, le gamin chipe leurs fouets aux voitures des laitiers et les revend un shilling pièce. Puis il est engagé par un médecin original pour soigner deux phoques dont il se fait une paire d’amis encombrants.
Mais bientôt voici l’aventure : huit jours après son arrivée à Sidney, Marius rencontre un bosco français, déserteur comme lui, qui lui propose de le faire embaucher pour la pêche à la baleine. Enfin Jules Verne est retrouvé ! L’enfant embarque sur la baleinière.
Tout commence comme dans les livres qu’il aime. Le capitaine est un nègre haut de 2,10 m et les trognes de l’équipage retiennent l’attention.
Après quelques jours de navigation, Marius assiste à un spectacle dont le sens d’abord lui échappe. Un navire apparaît au loin, le géant nègre donne des ordres, des armes sont apportées sur le pont, un pavillon est hissé. L’autre bâtiment s’approche, assez près maintenant pour que les hommes puissent s’interpeller joyeusement. Et d’un coup, les matelots saisissent leurs armes et en quelques feux de salve abattent les marins du second bateau. Il ne reste plus ensuite qu’à aborder, jeter les cadavres à la mer, transborder la marchandise, puis à couler l’autre navire.
Ce n’est pas l’aventure exaltante dont l’enfant rêvait, et au retour, il déserte encore. Bien lui en prend, car, peu de temps après, le nègre et tout l’équipage sont arrêtés, jugés et pendus. Marius aussi est arrêté quand il peut rejoindre Marseille, mais seulement pour désertion ; nul ne connaît sa brève incursion dans la piraterie. Son jeune âge lui vaut la bienveillance des juges et le voilà embarqué de nouveau.
– A ce moment, je n’avais plus, qu’un objectif, devait confier plus tard Marius Jacob : devenir un vrai marin, être un jour capitaine au long cours. Mais ce que je voyais autour de moi me révoltait bien souvent. Sur un bâtiment de la Compagnie Axel et Busch, c’était au pillage des caisses embarquées que j’assistais régulièrement. A la place des marchandises volées, l’équipage mettait des briquettes de charbon pour faire le poids.
« Sur le Guadiana et le Douro, je vis transporter des émigrants, Arméniens, Juifs, Orientaux de toutes races, véritable chair humaine entassée dans l’entrepont, et sur laquelle on pouvait marcher sans même qu’elle osât se plaindre. Nous participions aussi à la traite des noirs, organisée sous des apparences légales, au plus grand profit d’un baron de la plus haute société et du sultan de Zanzibar. »
A seize ans, Marius Jacob, victime d’une fièvre persistante, doit rester à terre pour se soigner. Comme il en profite pour lire avec avidité, il tombe sur Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. Une expression du grand romantique se grave dans son esprit : « Ces trois parasites, le prêtre, le juge, le soldat. » Il fait à la même époque la connaissance d’un jeune anarchiste qui commence à le catéchiser, l’initie à Proudhon, Bakounine, Kropotkine, exalte les lanceurs de bombes, de Ravachol à Vaillant.
Jacob est devenu un lecteur assidu de l’Agitateur, le journal anarchiste de Marseille. Avec deux camarades, il passe bientôt à l’action directe : on s’amuse d’abord à déposer des feux fénians dans les urnes électorales, ou à aller crier aux portes des églises Les crimes de Dieu. Mais ces amuse-gueule ne peuvent satisfaire Marius. Il réussit à se procurer L’Indicateur anarchiste, opuscule réservé aux initiés désireux de fabriquer des explosifs. Pressé de mettre sa jeune science à l’essai, il se rend acquéreur de fulminate de mercure et de poudre verte. Mais le jeune garçon est dénoncé par un indicateur, et le voilà condamné à six mois de prison.
Libéré, il accepte, sur les prières de sa mère, de renoncer à tout esprit de vengeance et entre chez un imprimeur comme apprenti typographe. Mais à peine a-t-il commencé à prendre goût au métier, qu’un inspecteur avertit son patron qu’il a embauché un dangereux terroriste, et Jacob est mis à la porte. La mésaventure se renouvelle dans une autre place. Et lorsque Marius rentre un soir chez ses parents sans travail, c’est pour y trouver un policier en train de perquisitionner, bouleversant ses livres et ses papiers.
– Est-ce que cette vie-là va continuer longtemps ? demande Jacob, pris d’une rage froide. Je ne suis pas un criminel, et vous me persécutez jusqu’à m’empêcher de gagner ma vie.
– Vous êtes un honnête garçon, c’est vrai, mais il vaudrait mieux pour vous que vous ayez été condamné pour vol. En tant qu’anarchiste, nous sommes obligés d’avoir toujours l’œil sur vous, car vous êtes un danger pour l’ordre social. Maintenant, il y aurait peut-être un moyen…
Le policier hésite un peu.
– Un moyen de ne plus être ainsi perpétuellement traqué ?
– Oui, dans un sens. Faites amende honorable en écrivant au préfet, et nous verrons ensuite.
L’inspecteur est déjà parti quand Jacob comprend ce qu’il a voulu dire : s’il veut donner des gages en devenant indicateur, ses ennuis seront terminés. C’est mal le connaître. A 18 ans, la société ne lui laissait d’autre choix que le clan des réprouvés ou celui des mouchards ? Il avait déjà choisi.
– Nous sommes des enfants avec notre fabrication de poudre verte, confie-t-il un soir à deux compagnons plus âgés, les Marseillais Roques et Morel. On nous décime, on nous guillotine, et loin de toucher les masses, nous leur faisons horreur. Le temps des explosifs et du poignard est révolu.
– Tu n’as pas tout à fait tort, concède Morel. Il est même probable qu’on nous pousse dans cette voie pour mieux nous présenter comme des fous sanguinaires. Pour le peuple, Ravachol, c’est Tropman, et l’on maudit Caserio qui a tué le brave président Sadi Carnot. Mais que proposes- tu ?
– Il faut atteindre la classe possédante à son point sensible : le coffre-fort. Orienter toute l’anarchie vers la reprise directe. Créons une bande résolue, disciplinée. Avec nos gains, nous financerons le mouvement libertaire. Le peuple ne comprend pas qu’on jette une bombe contre un magistrat, qu’on poignarde un chef de gouvernement, mais son bon sens parlera en notre faveur, s’il voit que l’on s’attaque aux richesses amassées sur son dos.
Peu de temps après, Jacob met en pratique sa théorie.
Le 1er avril 1897, un commissionnaire du Mont-de-Piété de la rue Petit-Saint-Jean voit entrer chez lui quatre personnes à l’allure sévère. Celui qui marche en tête est vêtu d’une redingote, coiffé d’un gibus et ceint d’une écharpe tricolore. Le commissionnaire se trouble.
Selon les usages d’une profession peu recommandable, et aujourd’hui interdite, il prêtait à très fort intérêt sur les reconnaissances du Mont-de-Piété et devenait ainsi bien souvent propriétaire d’objets que les débiteurs ne pouvaient dégager.
– Je suis commissaire de police, chargé d’opérer chez vous une perquisition, dit l’homme à l’écharpe, après avoir montré un mandat. Vous détenez ici, d’après nos renseignements, une montre qui fait partie d’un vol accompli après un quadruple assassinat. Vous n’êtes pas encore accusé de complicité ou de recel, mais je vous conseille de ne pas gêner l’exécution de notre mission. »
Le commissionnaire, effondré, s’incline, sans soupçonner un instant que le mandat est un faux, que la frange dorée de l’écharpe vient d’un brassard de première communion, que le soi-disant commissaire n’est autre que l’anarchiste Roques, et son secrétaire Jacob, qui s’est jugé trop jeune de visage pour jouer le rôle principal.
Roques fait d’abord fermer le magasin, et l’inventaire commence. Pendant trois heures, tandis que leurs deux complices font semblant de vérifier les livres, Roques et Jacob se livrent à un inventaire et placent soigneusement dans une valise chaque pièce de valeur, après l’avoir notée sur une liste qui devient de plus en plus longue. Accablé, le commissionnaire tente parfois de se disculper, sa femme pleure, son employé regrette amèrement d’avoir choisi cette carrière.
L’inventaire une fois achevé, Jacob passe les menottes au commissionnaire et à l’employé, et les fait monter avec lui dans un fiacre auquel il donne l’adresse du Palais de Justice, tandis que le reste de la bande grimpe dans une autre voiture avec le butin.
Le convoi s’arrête bientôt devant le Palais de Justice. Tandis que ses compagnons s’éclipsent par une autre issue avec les valises, Marius Jacob conduit ses deux prisonniers devant la porte du Procureur de la République.
– Attendez là, leur ordonne-t-il en désignant une banquette, je vais prendre des ordres.
Puis, il entre dans le bureau, y reste quelques instants sous prétexte de s’enquérir de formalités, ressort et déclare au commissionnaire en lui retirant ses menottes :
– L’affaire paraît grave, le Procureur va vous interroger lui-même dans quelques instants.
Puis il s’en va tranquillement rejoindre ses complices.
Les heures passent. Le commissionnaire et son employé se morfondent sur leur banquette. Peu à peu tout le monde s’en va, le Palais de Justice devient désert. Le concierge, qui va fermer les portes, s’aperçoit de la présence des deux hommes et vient leur demander ce qu’ils font là. Le commissionnaire gesticule en protestant de son innocence; éberlué, le portier va en référer au juge d’instruction. Celui-ci, pressé de rejoindre son logis, ordonne de mettre ces hurluberlus en cellule, à toutes fins utiles. On les conduit donc tout larmoyants à la prison. Mais là, un brigadier de gendarmerie les interroge, trouve l’affaire bizarre et alerte les autorités. Le pot-aux-roses est découvert.
Trop tard ! Jacob et sa bande roulent déjà vers l’Espagne, où ils se sépareront pour éviter d’être repérés. Marius Jacob se promène, s’instruit, visite les musées, les églises, dont il admire les richesses fabuleuses. A Saint-Jacques de-Compostelle, il reçoit le coup de foudre ; la cathédrale abrite une statue du saint en or massif et qui pèse, dit-on, quatre cents kilos. Voilà qui est plus intéressant qu’un commissionnaire du Mont-de-Piété ! Et puis, dévaliser les églises fait partie de sa politique de récupération, car il est d’un anticléricalisme passionné.
Son plan établi, Jacob revient à Marseille où l’on fait encore des gorges chaudes de sa galéjade. Il se met aussitôt en quête de ses complices.
Ceux-ci recrutés, il leur explique son plan à Cassis, dans l’arrière-salle d’un café désert.
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