La lettre A
Il est des pratiques ancestrales, motivée par la peur ou quelques autres affreux ressentiments, qui peuvent vous faire désespérer de l’honnête nature humaine. Accessoirement, elles peuvent aussi vous plomber votre avenir lorsque vous en êtes la victime. En 1898, l’horizon d’Antoine Cyvoct semblait pourtant s’éclaircir. Retour du bagne, une nouvelle vie commence. Mais, quatre ans après les lois scélérates, la chasse aux anarchistes bat toujours son plein ; la peur du drapeau noir et de la marmite à renversement a imprégné nombre de têtes. A Lyon, celle du juge Cuaz, bientôt à la retraite, entend bien que ces furieux dynamiteurs ne viennent pas lui gâcher ce repos tant mérité. Alors le magistrat prend sa plus belle plume et écrit. Un article de Laurent Gallet.
Par Laurent Gallet
28 août 2010
Joseph Ernest Cuaz est né le 11 août 1828 à Gex, dans l’Ain. Il est nommé substitut à Bourg-en-Bresse le 24 octobre 1863. A-t-il rencontré Claude Louis Gaudet, le juge suppléant de l’arrondissement de Belley, qui a interrogé en 1856 Honoré Cyvoct, le grand-père d’Antoine, pour une affaire d’incendie de grange ? Nous l’ignorons, puisqu’après avoir été nommé successivement à Nantua, Roanne puis Saint-Etienne, il démissionne du poste de substitut qu’il occupe en cette dernière ville jusqu’à la date du 3 septembre 1862.
Ce qui est certain, c’est que le substitut Cuaz a été nommé en 1869 à Lyon, ville de laquelle il ne bougera plus, mais où il sera admis à d’autres fonctions : juge en 1873, puis juge d’instruction un mois plus tard, et enfin conseiller en 1889.
En 1882, il est chargé d’instruire contre Cyvoct, accusé d’affiliation à l’Internationale : cette poursuite entraîne la condamnation de Cyvoct, par défaut, à cinq ans de prison et dix ans de surveillance. En 1883, alors qu’il instruit l’affaire Cyvoct relative à l’explosion du café L’Assommoir, il pose aux témoins des questions tournées de telle manière que ceux-ci puissent se prononcer plus fermement sur la culpabilité de l’accusé. Pour dénoncer cette manière de faire, Cyvoct lui écrit une lettre le 25 juillet, lettre dont le ton manifestement sans concession lui vaut une condamnation à un mois de prison pour outrages à magistrat.
Envoyé au bagne à perpétuité pour son affaire principale, Cyvoct bénéficie d’une grâce au début de janvier 1898, grâce qui le dispense à la fois du restant de sa peine mais aussi de l’obligation de résidence dans la colonie pénitentiaire de Nouvelle-Calédonie, disposition à laquelle étaient astreints les condamnés aux plus lourdes peines.
Le 28 février 1898, Cyvoct débarque à Marseille.
Entre temps, une lettre venant de Lyon et datée du 10 janvier 1898, est adressée au garde des Sceaux. La lettre, signée « Un des jurés qui ont condamné Cyvoct à mort »[1], prie le ministre de tenir Cyvoct éloigné de Lyon, centre de sa propagande anarchiste, et pourquoi pas, de l’envoyer dans une de nos colonies. « Il peut dans une ville comme la notre exciter les plus graves désordres et se livrer à des actes de vengeance les plus coupables. Les témoins qui ont déposé contre lui, les jurés qui l’ont condamné se voient menacés peut être dans leur existence même ». Et le soi-disant juré, effrayé des possibles représailles de l’anarchiste implore le ministre de « nous protége[r] nous nos femmes et nos enfants ».
Cette écriture, que l’expéditeur n’a même pas pris le soin de camoufler, est immédiatement reconnue, « sans qu’il soit besoin […] d’avoir recours à une expertise »[2]. C’est celle du juge Cuaz. Le préfet du Rhône explique alors au ministre que Ernest Cuaz, qui sera admis à la retraite le 4 septembre 1898, « n’a cessé de redouter depuis quinze ans la responsabilité que faisait peser sur lui son rôle de magistrat instructeur dans de retentissants procès anarchistes : il a souvent manifesté ses impressions devant ses amis et ses collègues ; dans son esprit, toujours très borné et encore affaibli par l’âge, ce sentiment de crainte est allé s’exagérant, et je ne suis qu’à demi surpris, connaissant M. le conseiller Cuaz, que sa peur des vengeances de Cyvoct ou des compagnons anarchistes, ne l’ait poussé à écrire la lettre anonyme que vous m’avez communiquée ». Toutefois, le préfet, afin de préserver l’image d’Ernest Cuaz, demande au ministre de bien vouloir tenir confidentiel son rapport et de ne pas en informer les chefs de la cour de Lyon. En effet, écrit-il, le conseiller Cuaz, « fort nul, mais parfaitement honorable », s’il a pu envoyer cette lettre anonyme, doit être excusé en vertu de « son grand âge et sa débilité d’esprit ».
[1] Archives Nationales, Fonds Panthéon, F7 15943 1, dossier Cyvoct, lettre anonyme [de Cuaz] adressée au Garde des Sceaux, datée du 10-01-1898.
[2] Archives Nationales, Fonds Panthéon, F7 15943 1, dossier Cyvoct, lettre du préfet du Rhône adressée au Ministre de l’Intérieur, datée du 25 janvier 1898.
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