Nach Berlin ?
Iles du Salut, 11 septembre 1915. Barrabas écrit au ministre des Colonies. Dans cette longue missive, il vante l’apport, positif selon lui, que constituerait l’emploi des transportés dans les combats contre le Reich allemand. Prévu rapide, le conflit européen s’enlise dans les tranchées et se mondialise. Le poilu n’ira pas décrocher les lauriers de la victoire à Berlin. Dans la lointaine Guyane, certains bagnards imaginent pouvoir gagner leur régénération et leur liberté en boutant, germanophobie oblige, la sale race tudesque hors de la très française Alsace.
Mais la rumeur d’un envoi au front des condamnés aux travaux forcés s’avère finalement infondée. Barrabas ne passera pas par la Lorraine. C’est ce que souligne le matricule 34777 à sa mère dès le mois de septembre 1914 : « Prisonnier de guerre sociale, je suis au bagne et j’y reste ». S’il juge vaine, le 1er août 1915, l’idée d’une démarche demandant la possibilité d’incorporer les forçats dans les unités combattantes, il feint pourtant de se ranger à celle-ci 21 jours plus tard et promet même à sa génitrice d’écrire au ministre des Colonies. La lettre de Jacob en date du 11 septembre suivant prend alors prétexte de la très hypothétique et chimérique mesure gouvernementale pour dénoncer le statut de réprouvé à vie frappant le fagot, et en particulier l’interné aux îles du Salut. « L’un des plus mauvais sujets du bagne » demanderait ainsi à faire la guerre afin « de pouvoir faire une paix sincère avec la société ». L’argument, aussi simpliste soit-il, permet bien évidemment de révéler l’ignominie du bagne et de montrer que le « régime disciplinaire n’a pas en vue l’amélioration morale, le redressement du criminel, mais tout au contraire son abrutissement ». C’est donc bien les processus de normation à l’institution totale et pénitentiaire que Barrabas qui, cette année là, entreprend l’étude du droit criminel, met en lumière pour mieux les critiquer par le prisme de la grande boucherie mondiale. Il est enfin intéressant de noter que dans le même temps Arthur Roques, le faux commissaire Jules Pons du coup du Mont de Piété de Marseille, lui aussi détenu sur l’île Royale, écrit une lettre courroucée au journaliste Jacques Dhur qui accuse les prisonniers et les bagnards d’être des « embusqués » dans un article paru dans Le Journal du 23 avril 1915. Il y a fort à parier que, dans les deux cas, Jacob et Roques ne s’attendaient pas à une réponse du ministère des Colonies pour l’un, de Jacques Dhur pour l’autre.
Lettre de Jacob au ministre des Colonies
11 septembre 1915
Objet: demande de moyens pour pouvoir satisfaire aux dispositions conditionnelles énoncées en l’article 4 du décret du 4 septembre 1891.
Monsieur le ministre,
L’objet épigraphique de ma pétition la résume tout entière et a pour but de solliciter de votre justice ma participation effective, par des moyens qu’il appartient au pouvoir de régler à la défense du pays.
Ainsi le texte précité dit : « Les condamnés de 2e et 3e classe pourront être l’objet de propositions exceptionnelles de remises de peine en cas d’accomplissement d’actes de courage et de dévouement ». Sans doute, le législateur a-t-il voulu offrir par là au criminel la possibilité de se libérer de sa peine, en se rendant utile au prochain, à la société. Certes, se dévouer et faire preuve de courage, ce sont là des choses faciles à désirer. Mais comment en trouver le moyen ? Le désir du sujet ne suffit pas, il faut encore et surtout qu’il se trouve place en des circonstances lui permettant de le manifester. On ne peut pourtant pas imiter ce pompier incendiaire dont les crimes n’avaient d’autre mobile que celui d’obtenir une distinction honorifique en récompense du zèle et du dévouement dont il fit preuve combattant le fléau qu’il avait lui-même déchaîné. Et quant à attendre que ce moyen se manifeste à moi comme une manne tombant du ciel, je risque fort d’user et mon temps et mon espoir. La crise actuelle peut seule fournir le moyen de résoudre la question : envoyer au danger ceux qui jusqu’ici l’ont vraiment souhaité, et par ce moyen offrir aux criminels la possibilité de pouvoir faire une paix sincère avec la société.
Pour ma part, en supposant que je rescape à la bagarre, je pourrais alors me refaire une vie, chose qui m’est absolument impossible en restant au bagne. A ce sujet, il convient de remarquer qu’en plein XXe siècle, à une époque où il est avéré que la responsabilité n’est qu’une erreur sociale nécessaire sous un régime politique se réclamant, à juste titre d’ ailleurs, des principes de la révolution, les lois pénales sont encore tellement imbues de nazaréisme que le criminel reste frappé de mépris et traité en [paria] durant toute sa vie. C’est le vae victis dans toute sa violence.
On peut objecter, c’est vrai, que la loi se montre miséricordieuse aux criminels repentants et amendés, mais que signifient au juste ces mots ? Quelle dose de crédit faut-il leur accorder ? L’amendement moral est une idée d’un autre âge, presque du Moyen Age, et ne correspond de nos jours à aucune réalité. A cette époque, l’hystérie religieuse ou la foi en un au-delà nourrissaient tous les cerveaux. Il est vrai que la punition rendait effectivement le criminel meilleur, meilleur signifiant alors en finir avec la vie. L’amour de soi le déterminait alors à subir sa peine corporelle avec conviction. Il y était doublement intéressé, car par ce moyen il se purifiait, effaçait sa faute et gagnait ainsi la félicité éternelle. Mais aujourd’hui où l’on estime mieux, le plus court des [illisible], où tout le système pénal n’est que l’immoralité organisée, on n’arrive pas à s’expliquer cette effusion.
Le système de l’internement B aux îles du Salut consiste à détenir pendant plusieurs années les condamnés les plus fautifs d’évasion, le désinternement n’étant accordé qu’après l’obtention de la 1e classe. Chacun ne vise qu’à obtenir cette faveur le plus souvent par des moyens immoraux, ainsi, sauf de très rares cas, l’aptitude dans une technique quelconque n’est d’aucune valeur entre deux détenus dont l’un est supérieur en aptitude professionnelle mais n’est pas mouchard et un autre aux talents très médiocres mais délateur. Le choix va invariablement à ce dernier. La délation, une délation basse, vile, malpropre, dissolvante de toute dignité et souterraine jusqu’a s’immiscer dans le privé des agents, est ici élevée et cultivée a la hauteur d’un culte. Le bon forçat c’est le parfait courtisan de l’Ancien Régime. Sans honneur sous la Régence, cette maxime, orientée aux places et aux dignités, au bagne conduit aux emplois de faveur et au désinternement Or croyez-vous Monsieur le ministre, que celui qui pendant plusieurs années s’est soumis au régime moralisateur soit plus amendé, ait une conscience morale plus développée qu’au jour de son internement ? J’ai idée du contraire. Qu’il soit plus souple, plus dissimulé, je veux bien l’admettre, mais quant à son idiosyncrasie morale, elle n’aura pas varié, j’entends dans le sens de l’amendement. Bien plus, avec un tel régime éducateur, n’y a-t-il pas a craindre que le peu de sens moral que le sujet pouvait encore avoir au jour de son arrivée ne s’efface peu à peu pour faire place au muflisme le plus concret. Et comment pourrait-il en être autrement puisque la règle (où pour mieux dire la forme de son application) se fait ici la complice du criminel en lui fournissant sous les auspices de [[illisible] le moyen irrégulier de recouvrer sa liberté ? Certes, tel n’est pas l’esprit de la règle, sans doute, mais que démontre cela sinon que la règle est vicieuse puisque, sous le couvert tout théorique d’ailleurs de l’amendement moral, l’application de cette règle aboutit à une fin évidemment immorale, la facilité de s’évader ?
D’autre part, le régime disciplinaire n’a pas en vue l’amélioration morale, le redressement du criminel, mais tout au contraire son abrutissement. On parle de l’amendement moral sans parler de l’amendement physique, comme si la qualité du premier n’était pas le résultat de la qualité du second. Quand on ne cultive pas les énergies en tachant de les canaliser, de les orienter vers un but utile, on les châtie, on les déprime. Le régime cellulaire, entre autres, fruit nocif d’une philanthropie ignorante, est un laminoir a la pression duquel les meilleures physiologies se brisent au lieu de s’assouplir, de se discipliner. Soutiendrait-on que l’on rééduque la physiologie d’un homme en le déséquilibrant ?
Si, comme on le prétend, le criminel est neuf fois sur dix un impulsif, le rendre meilleur ne devrait signifier autre chose que de tacher de le rendre propre à pouvoir résister aux impulsions, donc de le fortifier. En réalité, c’est le contraire qui a lieu, car tout le système répressif ne vise et ne conduit qu’à l’abrutisme. C’est ainsi que plus un condamné est vicieux, taré, fripon, disons le mot, plus il est faible de volonté, davantage est-il estimé, tandis que celui qui a en lui un potentiel d’ énergie lui permettant de résister à ces moeurs est par cela même qualifié de très dangereux. Traité en exception, mais comme tel l’objet de toutes les rigueurs, quand on a désigné un condamné comme particulièrement dangereux, il semble que l’on ait tout dit à part que, cependant, il reste encore mille manières de se demander : dangereux par rapport à qui et à quoi ? La dynamite aussi est dangereuse pourtant on en fait grand cas. S’il est vrai qu’elle peut être funeste au malhabile ou à l’ignorant, il ne l’est pas moins qu’elle rend de précieux services à qui sait l’employer utilement. De même pour le criminel, contestera-t-on que celui qui a en lui l’énergie pour pouvoir résister à un régime aussi dissolvant est de beaucoup meilleur à celui qui s’y adapte. Et si l’on ne commet pas la grossière erreur de confondre le bon vouloir avec la passivité, la bonne conduite avec l’épuisement, on admettra que l’on élève ici a la culminance d’un mérite ce qui, au fond, n’est que de l’incapacité, du non-pouvoir. D’ou il suit que les criminels les plus aptes au relèvement sont ceux qui peuvent vouloir, peuvent oser, peuvent agir. Donc, si le législateur était aussi habile et savant criminologue que ce que l’ingénieur est bon chimiste, les criminels dangereux, ou réputés tels, seraient à l’ordre social ce que la dynamite est a l’industrie. Certes, le problème du criminel naît de ce que l’on examine avec intérêt dans un moment aussi trouble que celui de l’heure présente. Du reste, ma pétition ne se propose-t-elle point ce but, mais seulement de demander s’il ne serait pas possible de concilier l’esprit des conciliateurs de 1854 et de 1891 avec les besoins de l’heure. Qu’en temps de paix le législateur croit devoir maintenir une barrière morale entre le citoyen et le criminel, encore que ce soit là une idée toute chrétienne tirant son origine du péché originel, cela s’explique par nécessité sociale mais en temps de guerre, dans la guerre présente surtout, ne pourrait-on pas utiliser toutes les bonnes volontés dont les plus intéressées sont sûrement les plus sincères ?
Au point de vue de la valeur militaire, je veux dire du courage, de l’énergie morale, de l’endurance, et notamment de la gaieté, dans les situations pénibles, le criminel ne craint aucune comparaison. Les régiments d’Afrique ont toujours maintenu cette réputation que des autorités en art militaire les plus autorisées, monsieur le général (illisible) de négriers en outre, ont toujours reconnue. Certes, je n’ai pas l’outrecuidance de supposer un seul instant qu’il me suffit de présenter ma demande pour qu’elle soit agréée. La question n’est pas neuve, quelques publicistes, bien qu’en d’autres thèses, l’ont déjà portée devant l’opinion. Si elle a été rejetée par le pouvoir, c’est qu’il doit y avoir des obstacles, notamment au point de vue juridique. Ainsi, bien qu’il soit de jurisprudence constante que tout individu frappé d’une peine afflictive et infamante est, en tant de paix, exclu du corps de l’armée, il n’est pas moins courant, cependant, qu’en temps de guerre et après l’expiration de sa peine le même individu est mobilisable. Il y a donc la déjà une nuance entre le temps de paix et le temps de guerre. Il va de soi que le pétitionnaire étant un condamné en cours de peine, ces indications ne sauraient s’appliquer à son cas et que, par suite, sa mobilisation serait incorrecte. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que pour maintenir ce rigorisme il serait indispensable que la régie n’ait souffert aucune exception, sinon un seul précèdent décide en sens contraire suffirait a lui seul pour réfuter tout le principe. Ce précédent existe-t-il? Je crois pouvoir répondre affirmativement.
Quoiqu’il ne s’agisse pas exactement de condamnés en cours de peine, puisque aussi bien une décision judiciaire a écarté la peine, il est cependant question de criminels qui, comme moi, commirent des actes nuisibles à la société et impliquant une peine. Je m’explique. Quelques mois avant la guerre, monsieur X, affecté dans un régiment de (illisible), s’approprie criminellement des fonds qui lui avaient été confiés. Il fuit et se réfugie au Guatemala et au lendemain de la déclaration de guerre, se rend spontanément en France pour y purger la contumace de vingt ans de travaux forces à laquelle le conseil de guerre l’avait condamné. Jugé contradictoirement, il est acquitté et envoyé sur le front comme simple soldat. Or, supposant que ce criminel n’ait pas eu la veine d’éviter par la fuite des poursuites judiciaires, que, incarcéré, celui-ci ait été jugé et condamné à une peine afflictive et infamante, il est certain qu’il serait aujourd’hui mon compagnon de chaînes. Et si le conseil de guerre a cru devoir faire preuve de mansuétude à son égard, c’est à n’en point douter en raison du conflit actuel. En temps de paix, le verdict eut été tout autre. D’où il apparaît que, de moi à lui, on ne peut pas soutenir qu’il y ait eu égalité devant la loi. Pour être logique, il faut même aller plus loin et reconnaître que cette exception est contraire à l’ordre social, puisque de deux criminels elle favorise celui qui, grâce a des circonstances favorables, a pu échapper au châtiment. Outre que ce cas n’est pas unique, j’en ai relevé plusieurs dans les feuilles publiques, le conseil de guerre, sans aller jusqu’à l’absolution, n’a cependant prononcé que des peines correctionnelles afin de permettre au condamné son envoi au front. A l’égard du précédent, que j’ai cité en le détaillant, on peut me répondre, il est vrai, qu’il s’agit là d’un criminel fugitif qui s’est constitué prisonnier par détermination patriotique. D’accord. Mais nombreux sont aussi les forçats évadés qui, spontanément confiants en la parole des agents consulaires, se sont rendus en France pour être mobilisés. Or chacun sait qu’ils ont été réintégrés au bagne et poursuivis pour évasion. Sait-on même s’ils ne seront pas condamnés ? On le voit en de telles conjonctures, on ne peut pas soutenir le principe de l’égalité devant la loi.
C’est pourquoi, basant ma cause sur ces précédents, je crois pouvoir démontrer qu’en raison de la crise pénible que traverse le pays, il ne serait pas illégal de faire participer les transportés à la défense de la patrie. Non seulement cette mesure aurait l’avantage de porter sur un terrain politique la question si souvent discutée et jamais résolue de la suppression des bagnes coloniaux, mais encore offrirait-elle aux criminels un moyen efficace de relèvement. Il est facile de promettre aux criminels des moyens de redressement par le travail et le repentir. Pour qui est au courant de la vérité ce ne sont là que des mots, et avec des mots on ne prouve rien, les faits ont une autre éloquence. Abrutir et pervertir ce n’est pas rééduquer, il serait beaucoup plus moral et surtout plus utile de nous placer en des circonstances où chacun puisse donner des preuves de sa bonne foi, de son courage et son dévouement.
Pour ma part, encore que je sois réputé comme l’un des plus mauvais sujets du bagne, mauvais s’entend en raison de la morale qui y a cours, je vous prie de croire, Monsieur le ministre, que je suis sincère et prêt a me soumettre sans arrière-pensée à toutes les sévères exigences que comporterait une telle décision. Veuillez agréer, Monsieur le ministre, l’expression de mon parfait et sincère respect,
Jacob
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