Apôtre lupinien
Apôtre : n.m. propagateur, défenseur d’une doctrine, d’une opinion. L’apôtre lupinien, selon cette définition donnée par le Petit Larousse, serait donc celui qui fait d’Alexandre Jacob, voleur anarchiste, l’initiateur d’un héros littéraire doté des qualités du gentleman et du cambrioleur. Telle est la plume « coupante et crissante » que révèle cet article du Nouvel Observateur en date du mois de juin 1998.
Une plume d’apôtre. Vocabulaire volontairement biblique aussi pour se gausser de la sortie du dernier ouvrage de Paulo Coelho , « la dernière coelhonnerie » dans le texte. La Cinquième Montagne, en traitant de l’histoire du prophète Elie, s’inspire directement du Premier Testament.
Vocabulaire christique. Bernard Thomas, journaliste au Canard Enchaîné et, accessoirement, chroniqueur à l’émission radiophonique Le masque et la plume, signe à la même époque la deuxième version de sa biographie de l’illégaliste Jacob. Le papier du Nouvel Obs encense alors une œuvre faisant de l’honnête cambrioleur « un mythe qui redescend sur terre » par l’entremise de l’écrivain breton. Les lecteurs de l’hebdomadaire sont vivement incités à faire l’acquisition du livre en question, Les vies d’Alexandre Jacob, à l’approche de l’été et des vacances à la mer.
Copinage ? Jérôme Garcin, l’auteur du texte qui suit et, accessoirement, animateur sur France Inter de l’émission Le masque et la plume, ne fait pas que dresser des lauriers à l’écrivain biographe. Il met en avant une vie d’aventures, motivée par l’exaltation de la jeunesse et de l’anarchie, savant mélange que les mauvaises langues pourraient bien sûr qualifier de « vrai roman » !
nº1755
Semaine du 25 juin 1998
Bernard Thomas ressuscite Alexandre Jacob
La grande illusion
Mousse, voleur, bagnard et surtout anarchiste, à mi-chemin de Robin des Bois et d’Arsène Lupin, Alexandre Marius Jacob (1879-1954) a trouvé son biographe. Mieux: son apôtre
Il naquit en 1879 à Marseille, où soufflait le mistral des grandes aventures et où, dans les bistrots du Vieux Port, le roulis de l’absinthe préfigurait le rêve des longues épopées marines. Pour échapper non seulement aux frères de l’Instruction chrétienne mais aussi à la boulangerie maternelle, Alexandre Marius Jacob, alors âgé de 11 ans, embarqua comme mousse sur le «Thibet». Il était précoce et avait lu tout Jules Verne. Il fit le tour de l’Afrique puis devint novice timonier sur le «Ville-de-La-Ciotat» et, contre son gré, apprenti pirate sur une baleinière. Le garçon était très sérieux. Il ne buvait pas, ne fumait pas, ne jouait pas au bonneteau, ne se battait pas au couteau, ne couchait pas avec les putains et se refusait aux marins. C’est qu’il aspirait à devenir officier. Après son quart, il lisait les traités de navigation, étudiait les courants et les marées. Il est assez amusant de penser que le futur anarchiste eût sans doute été un capitaine de légende s’il n’avait attrapé, à Dakar, des «fièvres» si fortes qu’elles mirent un terme à ses jeunes ambitions.
Convaincu que sa maladie n’était pas due à un microbe mais à la société, laquelle interdisait aux humbles de réussir, Alexandre vira de bord. A 17 ans, il troqua Verne contre Hugo et «les Enfants du capitaine Grant» contre «Quatrevingt-treize». Il aspira à la révolution comme il avait prétendu au capitanat: avec une rigueur scientifique. A une époque où 150000 personnes miséreuses mouraient chaque année de tuberculose, il devint le pilier de «l’Agitateur», journal libertaire qui préconisait «la guerre à mort contre la bourgeoisie», et distribua force boules puantes dans les églises afin que les bigots pussent renifler l’odeur de leurs péchés. Il découvrit surtout ceux qui allaient être ses nouveaux maîtres à penser, à agir: Bakounine, Proudhon, Kropotkine, Louise Michel. Deux ans plus tôt, il voulait commander un bâtiment; désormais, il travaillait à un monde sans exploiteurs ni exploités, sans bourreaux ni victimes, sans gouvernement ni lois, sans police ni juges. Un monde d’avant le monde. Une manière de désert édénique. La grande illusion.
Pour y parvenir, Alexandre Marius Jacob s’intronisa «entrepreneur de démolition». Le chantier était vaste et la charge, lourde, mais il avait 20 ans, et c’était le plus bel âge de sa vie. Le 31 mars 1899, il se déguisa en commissaire de police, s’affubla d’une écharpe tricolore, s’adjoignit deux prétendus inspecteurs et, muni d’un mandat de perquisition apocryphe, détroussa le commissionnaire du mont-de-piété. Parce qu’il avait le sens de la dramaturgie et le goût de l’esthétique, il abandonna sa victime, menottes aux poignets, dans une antichambre du palais de justice. L’affaire fit la une des gazettes et la France entière fut saisie d’un immense fou rire. Le ton était donné. A mi-chemin de Robin des Bois et d’Arsène Lupin, Jacob venait d’imposer son style – où entraient, à proportions égales, de l’outrecuidance, du grand-guignol, de l’opéra bouffe, de la haute technologie et une ambition nationale. «Pourquoi alliez-vous cambrioler en province?», lui demanda le juge. «Je faisais de la décentralisation», répondit l’accusé.
Car, afin d’éradiquer la religion de la propriété et d’imposer la démocratie directe, l’anarchiste voyait haut et loin. Il leva donc un bataillon de monte-en-l’air, ouvrit une quincaillerie pour y étudier tranquillement les serrures des coffres-forts en dépôt, acheta une friperie pour s’y pourvoir en costumes et accessoires, choisit pour livres de chevet l’indicateur des chemins de fer et le Bottin, améliora lui-même les outils de la révolution: pinces, vilebrequins, scies, rossignols, et même, pour le casse de la rue Quincampoix, un fameux parapluie! Dans ses plans, toute la France bourgeoise de la Belle Epoque devait en effet céder devant cette armée de travailleurs de la nuit qui, au prétexte que «le vol n’est qu’une reprise de possession», écumait les châteaux et pillait les églises. En trois années d’un incessant combat contre la société, on prêta à Jacob et sa bande un millier d’arnaques et fric-frac en tout genre.
L’anarchiste révolutionnaire ne fut pas seulement un génie de la rapine; il était aussi doué pour la rhétorique. Les actes de son procès, en 1905, plaident pour son talent de pamphlétaire – il nargue les magistrats et, renversant les rôles, juge depuis son box la noblesse, les rentiers, le clergé et l’armée. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, le matricule 34477 passa un quart de siècle aux îles du Salut – ce sont les pages les plus saisissantes du livre de Bernard Thomas -, où il tailla des pierres, lut Epictète et Malebranche, écrivit de belles lettres à sa «chère maman», étudia le droit pénal, perdit cinquante kilos («Quand je marche, on dirait un accent circonflexe à la recherche d’une voyelle») et d’où, en vain, il tenta dix-sept fois de s’évader. Libéré en 1928, il ouvrit un commerce de bonneterie, aima très fort une jeune fille, puis se suicida en 1954, laissant ce mot testamentaire: «Linge lessivé, rincé, séché mais pas repassé. J’ai la cosse. Excusez.»
Chantre des réfractaires et récidiviste breton, Bernard Thomas signe, vingt-huit ans après «Jacob dit le voleur», une nouvelle biographie de son héros, enrichie de documents inédits et du témoignage de cette jeune fille dont le «cambrioleur en retraite» s’éprit, avant de mourir. Tout y est, donc. Plus l’essentiel: une formidable empathie. Sous la plume coupante et crissante de Thomas, Alexandre Jacob n’est pas un anarchiste qui devient une légende mais au contraire un principe qui s’incarne, un mythe qui redescend sur terre, un suicidé de la société qui ressuscite. Cet été, oubliez les bons sentiments et autres coelhonneries. Vivez avec Jacob, lisez Thomas.
JÉRÔME GARCIN
«Les Vies d’Alexandre Jacob», par Bernard Thomas, Fayard, 374 p., 120 F.
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