La culture libertaire
LE COQUELICOT, Alternative libertaire Toulouse, n° 7, 12 juillet 1996
La culture libertaire
Faire se rencontrer l’Anarchie et l’Université n’est pas le moindre paradoxe du colloque sur la culture libertaire qui s’est déroulé durant trois jours à l’Université de Grenoble en mars dernier. L’Université, institution fortement hiérarchisée, un des lieux d’exercice de la violence symbolique par les verdicts qu’elle rend et qui légitime les écarts sociaux. L’anarchie, en théorie, en est la négation par le principe même d’égalité qui constitue son socle. Pourtant l’Atelier de Création Libertaire (ACL) de Lyon et le Centre de Sociologie des Représentations de l’Université de Grenoble 2 ont relevé ce défi et l’ont pleinement assumé.
Les murs ont quelquefois des lézardes et cette métaphore peut s’appliquer à ce qui s’est lassé au cours de ce colloque. Ambiance de travail, amphi plein comme un jour de rentrée (c’est vrai, c’était un petit amphi, 200 à 300 personnes, serrées comme des sardines), des participants très divers : des jeunes, des vieux, des militants, des étudiants, des femmes, des hommes. Impossible de dégager un portrait robot du participant et c’est plutôt rassurant, non ?
« La subversion est-elle transmissible ? »
« La subversion est-elle transmissible ? Peut-elle s’apprendre comme une langue ? » C’est par ces interrogations qu’Alain Pessin a ouvert la réflexion. A questionnement complexe, interventions très denses. C’est ce qui a sans doute constitué la difficulté pour le béotien de base. Début des travaux : 9 heures, clôture : entre 18 et 19 heures. Au milieu, 2 heures de pause. Le devoir de réflexion a largement supplanté le droit à la paresse.
L’Anarchie est plurielle. C’est ce qui en ressort, avec des intervenants venus de France, d’Espagne, d’Argentine, des Pays-Bas, d’Angleterre, d’Italie, de l’Ile d’Oléron, de Suisse ou encore des États-Unis. Certains sont universalistes, enfants des Lumières, d’autres sont relativistes, touchés par la critique post-moderne. Certains sont syndicalistes, d’autres psychanalystes, communistes, écologistes, jusqu’à des individualistes forcenés se référant au Romantisme allemand du XIXe, sans oublier les surréalistes. Certains sont rupturistes, d’autres possibilistes. Certains ont des pratiques politiques, d’autres des pratiques sociales ou culture les, sans oublier ceux qui n’ont aucune pratique du tout. Toute cette réalité s’est exprimée pendant trois jours. Mais cette densité a sans doute trop raccourci le débat.
Nous retiendrons deux interventions : celle de l’historien Ronald Creagh et celle du psychanalyste Roger Dadoun, c’est-à-dire d’une part l’Anarchie replacée dans un contexte historique et d’autre part l’Anarchie replacée dans sa dimension individuelle et sociale.
Ronald Creagh et l’approche historique
Pour les historiens, rappelle Ronald Creagh, la continuité d mouvement anarchiste c’est le refus de toute domination, le rejet de l’État, la liberté des individus et le rejet du système représentatif. Pourtant, constate-t-il, depuis son apparition, la planète a bien changée.
D’où la question, si la doctrine reste immuable, sa base sociale a-t-elle changé ? Creagh voit deux époques dans le mouvement anarchiste : l’âge classique avec Proudhon, Bakounine, Malatesta, qui portent une vision unifiée du monde, avec la révolution comme nécessité historique et le développement du progrès avec la science. C’est une vision moderniste. Puis un anarchisme contemporain éclaté. Entre les deux, Hiroshima et les camps de la mort qui portent un coup d’arrêt à cette idée que la science est une source de progrès. Le mouvement anarchiste se retrouve éclaté entre ces deux pôles : les révolutionnaires et les alternatifs. Des fractions multiples affrontent le système, des écolos aux squatters en passant par les pacifistes, etc.
Y-a-t-il des tendances nouvelles qui apparaissent ? Pour Creagh, depuis la fin des années 60, l’anarchisme est devenu tin mouvement de masse avec des organisations et des sympathisants à leur périphérie, mais aussi un anarchisme immergé, avec l’apparition de nouveaux terrains de lutte, la musique Rock, la SF, etc. C’est ce qu’il appelle la mouvance libertaire et qu’il définit comme un phénomène nouveau. Mais il ne s’agit las d’opposer les uns aux autres. Les organisations conservent la mémoire et constituent un pôle de stabilité et de référence. Les autres constituent la force du mouvement par leur dispersion et leur ébullition. Par ailleurs, dans notre contexte de perte de légitimité des pouvoirs, l’anarchiste, estime Creagh, est une figure de l’incorruptible. Le monde change. II faut approfondir les concepts, notamment celui de la révolution. La révolution russe nous a montré que l’anarchisme n’est pas forcément au bout de la révolution.
Alors, action éducative ou aventure militaire ? That’s the question. D’autre part Michel Foucaut a bien montré que la domination ne vient pas seulement de la pyramide mais aussi de multiples réseaux, dont, à un moment donné, nous pouvons être les agents. Alors que faire ? Pour Ronald Creagh, il n’y a pas de lutte finale mais une multitude de luttes partisanes sur différents fronts. II y a eu aussi des déplacements au sein de l’imaginaire anarchiste, avec l’idée de fracture plutôt que celle de révolution. Enfin l’espérance révolutionnaire n’est plus fondée sur la science mais sur un fantastique, sur un imaginaire.
L’anarchisme a trois défis à relever, celui de l’exclusion, celui chu tiers monde et celui du travail. C’est sur ces trois terrains qu’il devra trouver un nouvel ancrage.
Roger Dadoun et l’approche psychanalytique
Roger Dadoun, lui, est revenu plus précisément à la problématique du colloque : qu’est ce que la culture ? Qu’est une voie libertaire dans ce domaine ? Où est le point d’origine dans laquelle elle s’ancrerait ? Partant d’une contradiction relevée par d’autres intervenants, à savoir que la culture c’est quelque chose qui en impose et qu’être libertaire c’est refuser de s’en laisser imposer, Dadoun a remonté la piste libertaire et son rapport à la culture.
D’abord, il y a deux manières d’être cultivé. Je peux connaître la théorie anarchiste, m’insérer dans un créneau universitaire en tant que spécialiste mais n’être pas anarchiste. Ou bien ma culture libertaire peut résulter de mon implication dans le mouvement. C’est de cette culture-là que parle Dadoun. Mais là, tout se complique. Citation de Fernand Pelloutier : « L’art de se cultiver est de cultiver les autres pour qu’ils puissent se gouverner eux-mêmes ». Se gouverner soi-même. Qu’est-ce que le soi-même ? Autrement dit, qu’est-ce que le sujet ? Qu’est-ce qu’être homme ? Dadoun nous renvoie à Freud, à éros et thanatos, c’est-à-dire la pulsion de mort. Au centre de l’individu, le corps et la sexualité qui le règle et le dérègle. Renvoi sur Reich. Et nous arrivons à l’autorité, au pouvoir, qui a un rapport avec la pulsion de mort par la jouissance que procure le pouvoir pour le pouvoir r. En français, ce terme est ambigu puisqu’il désigne deux réalités différentes : une autorité qui repose sur la compétence et une autre autorité qui est l’expression du commandement. C’est celle-ci surtout, que met en cause l’esprit libertaire. Ce qui amène aussi a une remise en cause de soi-même, retour à la case départ. Être soi même, se remettre en cause ? Oui, mais ça n’est pas suffisant, il y a aussi le Surmoi, les pressions de l’inconscient, le moi idéal des fantasmes plus ou moins profonds, le préconscient... autant d’obstacles pour être soi-même. Même si on arrive à les franchir il reste le problèmes des relations avec autrui, avec les institutions, avec les organisations, avec les pouvoirs, qui font obstacle au développement de soi-même. D’où conflit, d’où nécessité de subversion. Tout passe donc par la politique. Mais Dadoun montre bien que la piste libertaire conduit à un point extrême, par ce qu’elle exige d’accomplissement de l’individu et d’accomplissement politico-social.
Le prochain colloque aura lieu dans deux ans et s’intitulera : « Les incendiaires de l’Imaginaire ».
Christophe Soulié
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