La culture libertaire
Alternative libertaire n° 199, octobre 1997
Le labo, l’anarchisme et la petite sourisNe serions-nous finalement qu’un laboratoire d’expérimentation sociale ?
On peut dire que les libertaires d’aujourd’hui sont les agents culturels de la transformation sociale plutôt que des révolutionnaires à la mitraillette et au poing levés [...]
L’anarchie en définitive ne serait-elle qu’une utopie mobilisatrice ? [...]
En réalité, les anarchistes, depuis toujours, ont ouvert des voies nombreuses pour aider à poursuivre au quotidien l’idée de cette transformation sociale [...]
En effet, eux les tout premiers, en créant les nouveaux modes de vie, ont permis à la société entière de se dégager des structures rigides créées tout au long de l’histoire. Prenons l’exemple de l’union libre qui, aujourd’hui, est reconnue et acceptée par l’ensemble de la société [...]
En effet, l’anarchisme dans le monde contemporain peut encore être ce mouvement qui refuse ce qui est, mais qui en même temps favorise l’expression d’espérances positives [...] ces idées et ces pratiques anciennes[ ...] deviennent, avec le temps, des références culturelles, à défaut de devenir des mouvements politiques puissants.
Ces citations sont extraites de l’article très documenté de Mimmo Pucciarelli, intitulé Les libertaires aujourd’hui dans l’ouvrage de l’Atelier de Création Libertaire La culture libertaire, publié en avril 1997.
L’exemple de l’union libre pris dans cet article amène à se questionner : la revendication générale à plus de liberté individuelle, le plus souvent émise à l’origine par des libertaires du tournant du 19ème siècle, débattue depuis si longtemps dans nos cercles militants et pénétrant progressivement chez les travailleurs révolutionnaires parmi les plus radicaux, jusqu’entre les deux guerres mondiales, sera reprise dans les années soixante par la petite bourgeoisie contestataire avec le succès que l’on sait, au point de devenir bientôt majoritaire chez les jeunes citadins mêmes les plus dépolitisés. A quel stade de développement du capitalisme ? À une époque où la mobilité de la force de travail est revendiquée . par une économie mondialisée. La « cellule familiale » est devenue une entrave à cette mobilité et les liens juridiques bourgeois aussi. Les divorces n’ont jamais été aussi nombreux dans toutes les couches sociales – on ne se résigne plus à subir une relation –et les familles recomposées, voire mono-parentales, également.
La bataille culturelle
Cela tombait bien ! Coïncidence ou récupération ? Incidence plutôt de l’économie post-industrielle sur les tissus sociaux traditionnels désagrégés par le tourbillon de la mondialisation, convergence aussi bien sûr avec un profond désir, chez une population éduquée, d’épanouissement personnel. Une fois donc coupée de ses racines révolutionnaires – le riche mouvement social libertaire qui en était le terreau ayant disparu sous l’action conjuguée du stalinisme et du fascisme –, cette idée de développement individuel perdait son caractère politique subversif pour être « enfin » intégrée. Dégagé de liens de solidarité traditionnels échappant parfois encore à l’emprise de l’État, l’individu isolé socialement n’est plus qu’un producteur-consommateur au lieu d’un citoyen, seul face au pouvoir et à la marchandise. Tout bénef pour Mac Do’ et IBM ! D’où l’intérêt de toujours veiller à politiser la culture, lutter contre l’atomisation et la concurrence des individus entre eux. Le « terrain culturel » est l’un des enjeux majeurs de la lutte émancipatrice, comme le furent les luttes économiques dans les périodes antérieures. II ne nous est pas permis de perdre cette bataille-là, mais sommes-nous vraiment de taille ? Sommes-nous condamnés à poser les bonnes questions, apporter les bonnes réponses, mettre en pratique l’œuvre d’émancipation... et finir par se faire faucher tout ça par des gougnafiers réformards ?
Ne sommes-nous finalement qu’un laboratoire d’idées et de pratiques historiquement vouées à une récupération qui suivrait notre assassinat ?
Nous sommes l’expression organisée de la révolte constructive, nous sommes incontournables, toujours renaissant de nos cendres, du Bulgare Spartakus à l’Espagnol Durruti ; mais le mouvement libertaire a, depuis 1920 – à l’exception de l’Espagne révolutionnaire – traversé le 20ème siècle à pied.
Composition sociale
La renaissance actuelle du Phénix Rouge et Noir se fait dans un autre contexte historique, évidemment, avec une composition sociologique nouvelle elle aussi.
À ce sujet, j’en reviens à l’intéressant ouvrage précédemment cité : Ils (les libertaires) ne représentent pas du tout, dans leur grande majorité, les couches sociales les moins favorisées socialement, politiquement et économiquement aujourd’hui en France [...] c’est-à-dire les ouvriers spécialisés, les « smicards », les chômeurs, les RMlstes, qui pourtant sont quelques millions de personnes [...] C’est pourtant parmi les couches moyennes qu’on retrouve le plus de « révolutionnaires » ; ou plus simplement de ces personnes qui envisagent la transformation de la société aujourd’hui [...] Mais ce qui me semble être extrêmement intéressant, c’est que les différentes classes d’âge sont de plus en plus représentées [...] Elles ne viennent pas forcément de couches sociales riches économiquement, mais elles sont apparemment de ce « capital culturel » décrit par Pierre Bourdieu, ce capital qu’elles développent tout au long de leur vie [...] L’anarchisme est un. mouvement social : à ce titre, il participe des conditions générales du mouvement ouvrier à chaque moment de son histoire [...] D’un point de vue strictement historique, il faudrait retenir aussi que, même si les anarchistes pouvaient appartenir à la classe « ouvrière » ou « prolétaire » ; ils s’en distingueraient surtout par le « travail culturel » qu’ils y accomplissent, activités qui, de fait, les éloignaient de leur condition économique et sociale. Ce glissement des anarchistes vers « les couches moyennes » (évolution qui reproduit, probablement en l’accroissant, celle de la société tout entière) est par ailleurs déjà annoncée, en France, par Maitron lui-même en 1973 (... :] les décennies à venir confirmeront ou infirmeront que quarante à soixante pour cent peut-on dire des anarchistes-communistes appartiendraient aux cadres moyens. Puis, citant Henri Arvon : Actuellement, ce sont surtout les intellectuels et les classes moyennes des pays hautement industrialisés qui portent un intérêt croissant aux thèmes anarchistes.
Presque exactement ce qu’écrivait James F. Morton Jr, un anarchiste américain, à la fin du 19ème siècle... juste avant que ne naisse un vaste mouvement ouvrier radical, là-bas comme ici.
Quelle était la composition sociologique majoritaire chez les premiers Internationaux de la fameuse Première Internationale ? Qu’en conclure ? Comme Lénine que la conscience politique ne peut venir aux damnés de la terre que de l’extérieur, c’est-à-dire de la petite bourgeoisie ? Absolument niet !
En 1864, et plus tard encore, la classe ouvrière est largement minoritaire en Occident et c’est donc de la classe moyenne (montante ou même déclassée) que les « penseurs socialistes » – sauf Proudhon seront issus, cette petite bourgeoisie qui choisira majoritairement « l’action » parlementaire dont les plus beaux bouquets de racailles constitueront aussi, plus tard, l’essentiel des dirigeants léninistes. Mais la partie la plus noble, la plus avancée, la plus
civilisée du jeune prolétariat choisira l’action radicale et libertaire en créant ses propres organisations.
Le rapprochement avec notre époque est-il opérant alors qu’un autre cycle capitaliste intervient ? Quelle est cette petite bourgeoisie, salariée le plus souvent, qui « s’intéresse » de si près aux idéaux d’émancipation intégrale de l’humanité ? Est-ce la classe montante du 20ème siècle ? Sera-t-elle capable – comme il faut le craindre – de tous les revirements, de toutes les trahisons ? Est-ce la même ? La société va-t-elle se servir de ses aspirations pour renouveler le « pacte social historique » passé jadis avec la classe ouvrière asservie à ses maîtres des partis de gauche et des syndicats ?
Combien de fois ai-je entendu dire, par des petits bourgeois progressistes Les anars ont de bonnes idées, il faut s’en servir pour moderniser la démocratie, mais eux-mêmes sont trop extrémistes...
La petite souris libertaire est-elle déjà, à son insu, dans le bocal du micro-laboratoire occidental avancé de l’expérimentation sociale qui servira de vivier, de banque de données, aux réformes ? Devons-nous nous suicider « en masse » ? Serons-nous capables de « faire notre jonction » avec le lumpenproletariat, ce qui reste de la classe ouvrière et aussi l’ensemble du peuple ? Devons-nous sortir de nos querelles d’épicerie ? Sommes-nous en voie de le faire ? Aurons-nous le temps d’ensemencer de vastes étendues sociales avant que nos idées ne soient édulcorées pour être utilisées par d’autres à d’autres fins ? Brisons le bocal, bouffons l’œil droit comme le gauche du laborantin éclairé qui doit finir étouffé dans son propre formol.
Vous reprendrez bien un petit bout de gruyère ?
Frank Thiriot
Alternative libertaire n° 199, octobre 1997
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