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Les voleurs d’eau
Introduction

Introduction

Voleurs d’eau ? Qui sont les voleurs d’eau ? Pour Colin Ward, les voleurs d’eau sont ceux qui transforment l’eau, un bien commun, en marchandise. Les voleurs d’eau, ce sont ceux qui participent du gros business de l’eau et qui en profitent : experts, consultants, entreprises de travaux, banques et organismes de financements internationaux. Ce sont aussi les gouvernements d’inspiration libérale et, dans les pays en développement, les gouvernements souvent autoritaires, appliquant des modèles de développement pharaoniques et dispendieux, et peu soucieux de satisfaire les besoins en eau des plus pauvres.

L’eau est un bien commun indispensable à la vie, pour la boisson comme pour l’hygiène, et chacun, quels que soient ses moyens, doit y avoir accès. Ce n’est pas la politique des Water Utilities britanniques, sociétés ayant bénéficié de la privatisation de l’eau en Grande-Bretagne, mise en œuvre par le gouvernement Thatcher dans les années quatre-vingt. Ces sociétés n’ont pas hésité à couper l’eau à des milliers de foyers, incapables de suivre la hausse des prix qu’elles imposaient. La situation actuelle en Grande-Bretagne ressemble ainsi à celle qui prévalait dans ce pays au début du XIXe siècle où, comme le rappelle Colin Ward, des mères de famille étaient poursuivies pour « vol d’eau ». Les voleurs d’eau ne sont évidemment pas les pauvres, qui font valoir leur droit à l’eau mais ceux qui accaparent les ressources pour leur propre compte ou ceux qui les exploitent et les épuisent pour des activités contraires à l’intérêt commun.
Satisfaire les besoins en eau des plus pauvres n’est pas non plus l’objectif principal de la plupart des grands projets hydrauliques. De l’aménagement de la Tennessee Valley, débuté dans les années trente aux États-Unis, au barrage d’Assouan bâti sur le Nil au début des années soixante, en passant par le projet de barrage des Trois Gorges en Chine sur le Yangzhou, Colin Ward passe en revue l’impact environnemental et surtout social des grands barrages, en mettant en évidence le caractère autoritaire de leur implantation, et surtout le modèle de développement qu’ils inspirent. Outre la production d’électricité, l’irrigation de vastes périmètres consacrés aux cultures exportatrices, comme le coton, est généralement l’objectif recherché, au mépris des systèmes de production locaux, peut-être modestes, mais capables d’assurer la subsistance de la population.
Face à cette logique, Colin Ward plaide pour une gestion des ressources qui soit contrôlée par les « collectivités humaines ». C’est la condition pour que cette gestion soit équitable et responsable, respectueuse de l’environnement et des besoins réels non seulement des membres de cette collectivité, mais également des autres collectivités utilisatrices de la même ressource. Les exemples de contrôle populaire des ressources en eau cités par Colin Ward sont nombreux et anciens, de la Chine antique à l’Espagne républicaine. L’histoire de l’eau en Espagne illustre bien, d’ailleurs, la richesse des savoir-faire techniques et sociaux déployés dans ce pays aride pour maîtriser et gérer les ressources, mais aussi les délires auxquels peut conduire la logique productiviste dans leur exploitation. Les exemples abondent, depuis les extraordinaires systèmes hydrauliques construits par les Maures au Moyen-Âge, jusqu’au plan hydrologique national actuel, en passant par les comunidades de regantes, exemple remarquable, selon l’auteur, d’une autogestion populaire des ressources en eau.
L’eau comme bien commun et le contrôle populaire des ressources par les « collectivités humaines » sont indissociables pour Colin Ward, comme les deux faces d’une même pièce. L’auteur ne livre pourtant pas, dans cet ouvrage, sa représentation des modalités d’un contrôle populaire correspondant aux enjeux actuels, ni de l’organisation d’une « collectivité humaine » pouvant exercer un tel contrôle. C’est que l’enjeux est de taille et d’une grande actualité. L’idée de l’eau comme bien commun a beaucoup progressé ces dernières années, moins sous l’angle de la fourniture de l’eau potable, que sous celui de la protection du milieu naturel. Tout le monde est aujourd’hui convaincu de l’importance de la protection des écosystèmes aquatiques, contre la pollution due aux rejets d’eaux usées et de substances toxiques, mais également contre la pollution diffuse d’origine agricole par les nitrates et les pesticides. Même un sujet aussi difficile que celui de la protection d’écosystèmes particuliers comme les zones humides, marais ou secteurs inondables, s’impose progressivement dans les projets d’aménagement locaux.
En France, l’un des vecteurs actuels qui fait avancer cette idée du bien commun vient, il faut le reconnaître, de l’Europe et de la Directive qui établit « un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau » ; ce texte, entré en vigueur en 2000, est d’une portée certaine en matière de diagnostic de l’état du milieu aquatique, d’implication du public, de maîtrise des rejets toxiques, de mise en œuvre et de financement des mesures de protection. Il aura donc fallu une contrainte européenne pour que l’application du principe fondamental du « pollueur-payeur » prenne en France une dimension nouvelle, dépassant la ronronnante co-gestion entre les collèges d’usagers, en vigueur depuis la loi de 1964 instituant les agences de bassin. On pourrait citer également la directive « nitrates », qui a mis en place, dès 1991, une politique de prévention de la pollution diffuse d’origine agricole. Dans ce domaine également, l’approche française, fondée sur une politique de concertation entre acteurs non moins ronronnante, a été profondément secouée, avec plusieurs condamnations de la France par la Cour de Justice de Luxembourg. On pourra citer encore les directives de 1980 et 1998 sur la qualité de l’eau potable, citées également par Colin Ward, qui ont fait apparaître brutalement la problématique de la contamination de la plupart des ressources en eau par les pesticides. Bref, en l’espèce, le supranational peut être source de progrès, parce qu’il permet, précisément, de s’affranchir du cadre local et de dépasser l’échelle des lobbies et, tout particulièrement en France, du lobby agricole. On est loin d’un contrôle populaire, tout comme du small is beautifull que défend Colin Ward, et pourtant, on avance bien vers l’idée de l’eau comme un bien commun à sauvegarder.
À propos du principe du contrôle local, on peut rappeler également que la loi sur l’eau de 1992 a mis en place différentes échelles d’aménagement et de gestion des eaux, avec création au niveau des petites unités hydrologiques, d’une « communauté locale de l’eau » représentant l’ensemble des acteurs ou usagers concernés, et chargée de définir et de mettre en œuvre la gestion locale de l’eau. Ce système, qui est probablement bien éloigné de la « collectivité humaine » évoquée par Colin Ward, est néanmoins extrêmement lourd et lent à se concrétiser, essentiellement du fait des divergences politiques locales. Aujourd’hui, treize ans après la promulgation de la loi de 1992, moins du quart des « communautés locales de l’eau » prévues initialement sont opérationnelles.
C’est que la gestion de l’eau est difficile. Maîtrise des crues, devenir des zones inondables, limitation des prélèvements excessifs, collecte et traitement des eaux usées domestiques et des eaux de ruissellement urbaines, contrôle des rejets industriels, prévention des pollutions accidentelles et des pollutions diffuses, production et distribution de l’eau potable, sont autant de sujets que les acteurs locaux doivent traiter, dans leurs dimensions technique, foncière, urbaine et, évidemment, économique. La réglementation et les normes de plus en plus contraignantes pour le rejet des eaux usées ou pour la qualité de l’eau potable, entraînent une complexité croissante des dispositifs techniques à mettre en place et de leur gestion, ainsi que des investissements toujours plus élevés.
Technicité et investissements croissants ouvrent la voie des spécialistes, experts, consultants, prestataires et délégataires, bref, des marchands d’eau sinon des voleurs d’eau dénoncés par Colin Ward, qui prospèrent désormais sous la bannière du développement durable. Car telle est bien la contradiction à laquelle devront faire face dans l’avenir les « collectivités humaines » : plus l’eau apparaît comme un bien commun, plus le risque de sa marchandisation s’accroît.
N. F.