- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Mes tombeaux 34

Les Allobroges

7ème année, n° 1308,

mardi 9 mars 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XXXIII

Par la grâce de Pétain un honnête homme connaît les camps de concentration

Diable ! Je ne pouvais guère demander de telles pièces. Je laissais les choses suivre leur cours. Une dizaine de jours s’écoulèrent; le même employé vint me retrouver. Je lui dis n’avoir encore rien reçu, que certainement ça ne tarderait pas… Il avait l’air assez ennuyé. Peu après, la paye eut lieu. J’en profitai pour prendre le large. Trois mois passèrent. Vers le mois de juin 1940, me trouvant non loin de Bessèges, dans le Gard, après avoir fait mon repas champêtre, je fis une petite sieste sous un arbre, près de !a route. A mon réveil, une petite caisse où se trouvaient mes marchandises avait disparu. Il ne me restait qu’une dizaine de francs en tout et pour tout. Je m’acheminai vers la ville. Passant devant une usine, je vis une pancarte accolée à la porte d’entrée: on demande des manœuvres. Je me dirigeai vers les bureaux. On me demanda ma carte d’identité; je n’avais que ma patente suffisante pour me déplacer.

« Allez voir le Commissaire. me dit-on, si vous nous apportez une attestation de sa part que tous êtes en règle, nous vous embaucherons. J’y allai. Un gros bonhomme, la figure écarlate. Je lui expose la chose; il me pose des questions. Le vol dont j’avais été victime : de la blague. Plus que trois francs en poche sans ressources et en état de vagabondage. (J’avais fait achat de tabac). J’étais natif de Saint-Gilles : on allait voir ça. Appel téléphonique. Un temps. Sonnerie : mon homme est à l’écoute. Il parait prodigieusement intéressé : « Comment ? Vous dites ? Ah I par exemple ! Bien, bien, je vous remercie !». La gendarmerie de Saint-Gilles venait de le renseigner. Il se tourne vers moi : « Vous avez fait vingt ans de bagne! Ça ne m’étonne pas ! ». Je lui réplique : « Si je les ai faits, ils ne sont plus à faire ». Furieux, il me fait mettre au violon. Le lendemain, il me présente au parquet d’Alès, sous l’inculpation de vagabondage: je suis écroué. Quelque temps après, je comparais devant le tribunal. Je fais le procès de ce singulier commissaire qui arrête sens motif un homme qui viens lui demander de faire en sorte qu’il puisse travailler. Je suis domicilié légalement, sinon effectivement : j’ai une patente et suis enregistré au registre du commerce. Acquitté, je rentre à maison d’arrêt pour remplir les formalités de libération. J’avais reçu un peu d’argent et me promettais d’aller faire un bon petit repas. Je sors, contournant un mur de clôture avoisinant. Deux gendarmes sont postés à cet endroit : «halte-là! Comment vous appelez-vous ? » Je me nomme. « Nous vous arrêtons!» Encore! Je me demandai si c’était du lard ou du cochon. Je m’enquiers.

« Vous faites l’objet d’un mandat d’amener du parquet militaire de Toulouse, pour abandon de poste étant requis civil ». Je commençais à comprendre. On se dirige vers la gendarmerie. Le soir même, départ pour la ville de Clémence Isaure. Dans le train, les deux gendarmes furent bons garçons. On mangea et on but, de concert. Arrivés à Toulouse, le lendemain matin, présentation au parquet militaire. Je suis interrogé. Je lieutenant-instructeur reconnaît que je ne pouvais être agréé à la Poudrerie, avec une tentative d’incendie volontaire sur la conscience (pouvoir magique des mots!). J’aurais dû m’adresser au directeur, lui exposer mon cas : on se serait séparé de moi à l’amiable et je n’aurais pas été poursuivi. Trois semaines plus tard, je comparais devant le Tribunal Militaire. Le Colonel-Président m’interroge. « Evidemment, je n’aurais pas dû quitter ainsi mon travail. Il fallait expliquer mon cas. » Oui, mais devais-je, à tout bout de champ, exhiber mon passé, quoique je n’aie pas à en rougir ? N’y avait-il pas là une question de respect humain qui se posait ?

La parole est au Commissaire du Gouvernement : « Messieurs les membres du tribunal, je me trouve très embarrassé de requérir contre l’accusé. Effectivement, il fut condamné à 20 ans de travaux forcés par le conseil de guerre de Tunis, pour avoir bruler ses effets milliaires dans le cellule des locaux disciplinaires où il se trouvait enfermé. J’estime qu’il a suffisamment payé sa dette à la société. Il peut maintenant lever la tête. Pour le fait dont il est inculpé aujourd’hui je m’en rapporte à votre sagesse ».

Quoique je susse très bien que mon cas était bénin, je ne m’attendais certes pas ,à ces honnêtes paroles. Le défenseur résume le débat, insiste sur le respect humain. Le Président me demande : « Depuis combien de temps êtes-vous en prévention ? » «Vingt-et-un jours ». Bref colloque sur le siège :

« Attendu que le fait est constant… mais qu’il y a de larges circonstances atténuantes… Par ces motifs, le condamnons à la peine de vingt jours de prison Et comme ma détention excédait d’un jour cette peine, je fus libéré le soir même.

Ainsi une juxtaposition, combien disproportionnée. s’établissait à trente-deux ans de distance :

Premier conseil de guerre, 20 ans. Deuxième conseil de guerre, 20 jours…

Vers la fin de cette année 1940, Pétain revenant de Marseille devait s’arrêter en Avignon. Des agents en bourgeois demandaient leurs papiers à tous ceux qu’ils jugeaient être étrangers à la ville. Ma bonne étoile habituelle me les fit rencontrer. Ils m’interpellèrent. Sur le vue de mon identité, cela leur rappela quelque chose… Ils me conduisirent au bureau de la sûreté, consultèrent le pedigree… J’étais bon comme la romaine. Après deux mois d’attente à la prison Sainte-Anne, je pris le chemin des camps de concentration.

(A suivre)