- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Mes tombeaux 29

Les Allobroges

7ème année, n° 1302,

mardi 2 mars 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XXVIII

Une retentissante enquête avait changé la face des choses et humanisé le Bagne

Cet article ne m’est pas seulement personnel, c’est aussi une synthèse, le résultat d’une étude psychologique extrêmement fouillée. Albert Londres m’a prêté des propos que je n’ai pas tenus – mais que j’aurais pu tenir en les extériorisant.

Il a dit : « Je pénètre dans le cachot, Roussenq voit quelqu’un qui n’est ni un porte-clefs, ni un surveillant ; il s’écrie : un homme ». C’est à dire un homme libre qui n’est pas un garde-chiourmes.

Il a dit aussi : « Aux abords du camp, L’Inco avait gravé sur l’écorce d’un arbre : « Face au soleil, Roussenq crache sur l’humanité ». Et c’est là qu’apparait, en pleine lumière, la géniale psychologie du grand reporter.

Certes, je n’ai rien gravé de semblable, mais Londres, en m’attribuant cette paternité graffitique a voulu exprimer mon état d’âme dans une formule lapidaire.

Effectivement, mon état normal était celui d’un séquestré perpétuel, dans les cachots-tombes du quartier disciplinaire. D’abord, la société m’avait exclu de son sein – et pourquoi ? Ensuite, les séides du Bagne me tenaient sous leur coupe coercitive parce qu’ils voyaient en moi un témoin gênant de leurs forfaits quotidiens. Alors, lorsque par hasard et pour peu de temps, je me trouvais à l’air libre et que je voyais enfin briller le soleil, je ne pouvais que maudire cette société inhumaine et barbare qui me traitait de la sorte.

Et lorsqu’à la fin de son article, l’illustre disparu note : « Il avait oublié le monde… » Il me dit : « Je finirai dans un requin mais je veux revoir le soleil ! », quel univers de sentiments dans ces deux phrases dont la dernière est apocryphe !

Oui, dans la pensée d’Albert Londres, j’avais oublié le monde depuis tant d’années que j’en étais retranché.

Et cette désespérance fatale clôt notre entretien, en admettant que je l’aie exhalée, n’est-elle pas singulièrement émouvante dans son laconisme ?

Tout ceci prouve surabondamment qu’Albert Londres fut grand à tous égards, par le cœur et par le talent. Il a élevé son action bienfaisante à la hauteur d’un sacerdoce.

Et pour couronner cette apothéose, il a péri dans ce mystérieux naufrage du « Georges Philipar », victime du devoir professionnel. Il venait, précisément, d’opérer un grand reportage en Indochine.

Je ne saurais passer sous silence la mauvaise foi du directeur du bagne, dernier en date, qui a eu le front, il y a environ deux ans, de prétendre qu’Albert Londres n’avait jamais visité les pénitenciers. Sa fille, Florise-Albert Londres m’écrivit à cet égard, écœurée d’une telle allégation qui, avec le temps écoulé, menaçait de trouver une certaine créance. Elle faisait appel à mon témoignage pour que je m’inscrive en faux contre cette calomnie – aussi imbécile qu’odieuse.

Voilà qui est fait.

Le souvenir d’Albert Londres demeurera vivace dans tous les milieux honnêtes. C’est celui d’un homme qui a singulièrement honoré sa profession, cette tribune du journalisme, qui n’a jamais cessé de défendre la cause sacrée des opprimés et des martyrs, et où s’inscrivent en lettres d’or les noms de Francisco Ferrer, de Sacco-Vanzetti, du Lord-Maire de Cork et de tant d’autres victimes de la société capitaliste.

LE BAGNE NOUVELLE MANIERE

La retentissante enquête d’Albert Londres devait transformer du tout au tout la face des choses.

Dès lors, les temps héroïques du Bagne étaient révolus.

La punition de cachot, les fers, le pain sec étaient supprimés un peu plus d’un an après.

De même, le couchage sur la planche. Le travail était rétribué, la nourriture améliorée. Le camp des Incorrigibles, ce super-enfer, n’était plus qu’un mauvais souvenir. Le régime de la Réclusion cellulaire fut grandement humanisé. Les réclusionnaires sortaient au travail et percevaient des suppléments de vivres. Ils pouvaient obtenir la libération conditionnelle dans des délais plus rapprochés. Enfin, les surveillants s’étaient assagis ; les revolvers ne sortaient plus des étuis pour un oui ou pour un non.

De telles réformes, une amélioration aussi marquée de la situation des transportés, indiquaient suffisamment qu’il y avait quelque chose de changé.

Un progrès en avant venait d’être fait, qui conciliait les exigences de la répression avec les devoirs de l’humanité (1925).

MARCHE ARRIERE

C’est alors qu’un revirement devait se produire, d’abord en sourdine, puis, peu à peu, à visage découvert.

En premier lieu, les convois de forçats à destination de la Guyane furent espacés de plus en plus.

Ensuite, on les arrêta net. Les condamnés aux travaux forcés et à la relégation demeurèrent dans les dépôts, indéfiniment. Ces dépôts devenant pléthoriques, on organisa des transferts dans les Maisons Centrales et, les prisons cellulaires. Officiellement, le Bagne n’était pas encore supprimé, mais, en fait, il l’était.

La guerre vint. Après la libération, cette suppression fut entérinée légalement. Légalement ? C’est s’avancer beaucoup que d’employer ce terme. Nous allons en faire la preuve.

(A suivre)