- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Mes tombeaux 27

Les Allobroges

7ème année, n° 1300,

samedi 28 – dimanche 29 février 1948, p. 2

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XXVI

Quand arrivait le courrier les libérés qui s’improvisaient dockers étaient plutôt escamoteurs

Je dus pourtant m’y résoudre moi-même, momentanément.

Le cimetière des libérés se trouvait à la lisière de la brousse. Une croix, un nom, vite effacé par le pluies. Il était bien garni…

L’arrivée du courrier était un évènement considérable, chaque mois. Surveillants et fonctionnaires, transportés et libérés, élégantes dames aux couleurs voyantes, gamins à demi nus et, noiraudes fillettes envahissaient les abords de l’appontement dès que le courrier de France était annoncé.

Sous la lumière aveuglante d’un soleil caniculaire, le spectacle ne manquait pas de pittoresque. Mais ce qui intéressait surtout les libérés, c’était le déchargement des marchandises, l’embauchage éventuel. Le grand maitre de cette opération délicate avait nom M. Laville. C’était un noir de la plus belle eau, assez malingre de son physique.

Il connaissait parfaitement ses hommes.

Déjà, depuis plusieurs jours, Il avait établi sur son carnet la liste de tous ceux qu’il savait bons travailleurs et sur lesquels il pouvait compter. Quant au menu fretin, il se réservait d’y puiser sur place au moment voulu. Ce moment était venu.

M. Laville, carnet en mains, est perché sur une barrique vide, dressée debout. Autour de sa personne, en un vaste cercle grouillant, la foule des libérés n’a d’yeux que pour lui. Il se met en devoir de faire l’appel de ceux-là qu’il a déjà notés. Ceux-ci se dirigeant sur l’appontement.

Alors, des mains se lèvent, des noms fusent de toutes parts. Assourdi, désemparé, M. Laville fait mouvoir son crayon sans rien dire ; il marque au petit bonheur les noms qu’il a pu saisir dans le vacarme. Puis i1 s’arrête : le compte y est. Mais les postulants ne l’entendent pas comme ça. Ils veulent être embauchés à toute force : « Vous m’avez marqué, M. Laville ? » – « Dites, M. Laville, et moi » M. Laville ne daigne répondre. Il se contente de faire l’appel des élus. C’en est fait, i1 ferme son carnet et range son crayon. De suite, la masse des recalés se rue vers lui, toujours juché sur sa barrique. Il en entend de belles « Salaud ! Peau de boudin ! Mal blanchi ! Gare à tes côtes ! » etc.., etc…

Le tonneau bascule, M Laville fait un saut de côté, se fait. agripper, se débat et finalement se voit délivré par deux agents indigènes venus à son secours.

Cette scène se reproduisait à chaque déchargement.

Les dockers improvisés se mettaient donc à l’ouvrage faisant durer le plaisir autant qu’il se pouvait.

Dans la cale, les « bons travailleurs » s’appliquaient à découvrir les bonnes caisses qui contenaient ce qui se mange et ce qui se boit : conserves fines, saucissons, boites de lait, bonnes bouteilles de vin et d’alcool. Déclouées, vidées en partie, reclouées proprement ces caisses étaient transportées dans les hangars de la douane ainsi allégées. Les commerçants lésés élevaient d’autant le prix de revient, Quelquefois même, des colis entiers étaient détournés, immergés dans le fleuve et repêchée le lendemain.

Les libérés qui le pouvaient logeaient dans des maisons en bois cloisonnées et divisées en chambres. Quelquefois elles étaient habitées par plusieurs locataires qui soldaient en commun le loyer.

Les restaurants étaient tenus par des libérés ; le plat du jour ne variait guère : mou civet ou tranches de tortue, ou bien, omelette aux œufs de celle-ci.

Ces restaurateurs avaient du mérite à se mettre au service d’une telle clientèle de libérés, car ceux-ci ne payaient pas souvent comptant. Et le crédit ne rentrait pas toujours dans le comptoir.

Généralement, les équipes d’évasion avaient recours aux libérés pour l’organisation de leur entreprise. Soit pour l’achat de l’embarcation et des vivres, soit pour des envois d’argent de l’extérieur. Les entremetteurs ne méritaient pas toujours la confiance qu’on avait en eux. Dénués de scrupules ils empochaient la galette et puis se disculpaient en racontant des histoires invraisemblables.

Les libérés ayant accompli leur temps de doublage pouvaient rentrer en France ; mais n’ayant pas l’argent nécessaire au voyage, ils laissaient leurs os à la Guyane. On sait que les transportée condamnés jusqu’à sept ans devaient doubler leur peine en un temps égal de résidence. Quant aux condamnés à temps ayant subi une peine de huit ans et au-dessus, ils devaient résider à perpétuité à la Guyane.

(A suivre)