- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Mes tombeaux 22

Les Allobroges

7ème année, n° 1295,

lundi 23 février 1948, p. 2

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

XXI

Du fond de la plus noire détresse luisait, au cœur des condamnés, un espoir : la Belle

Le plus marquant de tous les bourreaux qui se succédèrent à la Guyane, fut certainement le dénommé Hespel, dit Chacal. Il avait passé par tous les degrés de la filière : Maison de correction, Maison Centrale, Bataillons d’Afrique, Travaux forcés, Détention perpétuelle à titre militaire. Gracié de cette dernière peine, il était venu s’échouer au Bagne.

C’était un drôle. Il allait visiter régulièrement ses clients éventuels, leur apportait des douceurs et du tabac.

A son tableau de chasse, s’inscrivirent une trentaine d’exécutions capitales.

Il travaillait en artiste, sans bavures.

Lors d’une triple exécution, il expédia son monde en moins de cinq minutes.

Se considérant au-dessus des simples surveillants, il les méprisait avec une parfaite désinvolture.

Par contre, il traitait d’égal à égal avec les plus hautes autorités. On dut réclamer sa révocation, ce qui n’alla pas tout seul.

Il fut alors nommé porte-clefs. Un peu plus tard, convaincu d’avoir assassiné un libéré (ancien maire de Gentilly dans la Seine), il fut condamné à mort. Le jour de son exécution, il prétendit participer au montage de « sa » machine, comme il disait. Il fit des recommandations à celui qui lui succédait dans la carrière : « Que tout soit bien d’aplomb, passe partout le niveau à eau. Et surtout, ne me mets pas la tête entre les jambes ! ».

Parce que, en effet, ses prédécesseurs en usaient ainsi à l’égard des suppliciés, au moment de les mettre dans la funèbre boite.

Ce qui n’était pas très respectueux.

Hespel mourut courageusement, sans forfanterie.

LES ÉVASIONS

S’il ne s’agissait que de franchir les limites de la Guyane, on peut dire que l’évasion n’était qu’un jeu. Rien n’était plus simple. Il suffisait de franchir le fleuve Maroni pour se trouver en Guyane hollandaise.

Ce qui comptait, ce n’était pas de partir, mais de ne pas revenir. Là était la question.

Or, sur cent forçats évadés, il en revenait quatre-vingt-dix (bien malgré eux, d’ailleurs).

Pour ceux qui ne revenaient pas, on pouvait tabler sur trois morts violentes et trois décès naturels. Certes, il fut un temps où les évadés l’avaient belle. Les pays voisins les accueillaient, sachant bien leur triste sort.

Ils y travaillaient, s’y mariaient même.

Quelques-uns, naturalisés, devinrent des notables. Mais vers 1903, des vols, des assassinats, de multiples méfaits furent commis par des évadés venus depuis peu. Alors les bons payèrent pour les mauvais. On fit une razzia de tous les éléments douteux et depuis les frontières furent verrouillées – depuis la Guyane hollandaise jusqu’au Venezuela.

Par la suite, un délai de quatorze jours fut accordé aux évadés afin, s’ils le pouvaient, de se faire envoyer de l’argent. Car, avec de l’argent, les évadés pouvaient s’embarquer pour aller plus loin.

En général, toutes les évasions avaient lieu par mer.

Plusieurs condamnés, bien décidés à jouer la fille de l’air, mettaient leurs ressources en commun pour l’achat d’une pirogue et des vivres de route. Ils devaient avoir recours à des intermédiaires, qu’il fallait aussi payer, notamment les libérés.

Une fois que les participants se trouvaient réunis auprès de la pirogue, on chargeait l’embarcation et l’on descendait le fleuve Maroni jusqu’à son embouchure. La barre était souvent dangereuse à franchir. On prenait le large pour éviter les récifs et pour ne pas être jetés à la côte, Il fallait tenir compte de la saison, de la marée et de la lune.

Ces fugues n’étaient pas sans dangers. Il advenait que l’embarcation fît naufrage.

En tout cas, ce trajet de six à huit jours n’était pas une sinécure. Les vagues de fond, les rochers à fleur d’eau, tout cela constituait une menace sérieuse. Les fragiles esquifs chaviraient, coulaient à pic parfois. L’homme de barre, fourbu, était remplacé le plus souvent par quelque novice en la matière, ce qui occasionnait maintes situations critiques.

Quelquefois aussi, les vivres étaient emportés. La faim et la soif s’emparaient des malheureux qui fuyaient le joug des hommes cruels pour retomber sous l’emprise des éléments déchaînés. Et quand apparaissait la terre libératrice, où il n’y avait pas de garde-chiourmes, ce n’était pour beaucoup qu’un mirage trompeur. Les geôles de Démérara ou de Suriname s’ouvraient devant eux avant que de les rejeter dans la gueule du Bagne.

Réintégrés, ils connaissaient les tristes cellules du quartier spécial une longue détention préventive qui leur donnait un avant-goût de cette réclusion cellulaire, dévoreuse d’hommes.

Il est évident que quelques-uns arrivèrent au poteau, dans cette course semée d’obstacles de l’évasion On se souvient de la pleine réussite de vedettes telles que Bougrat et Dieudonné. Ce dernier fut ramené triomphalement en France par Albert Londres. Quant à Bougrat, son évasion eut lieu, pour ainsi dire, dans un fauteuil. Il avait fait venir de l’argent de France, s’était mis en rapport avec une équipe qui se préparait à partir et il n’eut plus

qu’à s’asseoir dans l’embarcation. Il avait payé sa place. Après des fortunes diverse, Bougrat et ses compagnons atterrirent au Venezuela. Ils n’y furent pas reçus sous les acclamations, mais proprement incarcérés. Cependant, dans cette ville de la côte où on les détenait. en attendant qu’il fût statué sur leur sort, régnait une épidémie inquiétante. Le docteur Bougrat se vit pressentir pour exercer son ministère. Ce qu’il fit en toute conscience. Comme récompense de ses services, on oublia de le renvoyer à la Guyane – comme ce fut le cas pour ses camarades d’évasion. Par la suite, exerçant son état, Bougrat se refit une famille, eut trois enfants.

En marge de ces évasions plus ou moins aléatoires, la grande brousse guyanaise recelait dans son sein un certain nombre de fugitifs du Bagne – pour la plupart des Arabes. Ils s’installaient auprès d’un cours d’eau, une « crique », selon l’expression usitée. Leur campement établi, ils défrichaient une certaine étendue de terrain, pour la cultiver. La pèche et la chasse suppléaient à cette exploitation pour assurer leur subsistance Ils se livraient à des échanges avec les indigènes. En somme, ils ne manquaient de rien d’autre que le pain. Ce dernier trouvait un riche succédané dans le manioc.

(A suivre)