- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Mes tombeaux 5

Les Allobroges

7ème année, n° 1278,

mardi 3 février 1948, p. 2.

Mes tombeaux

souvenirs du bagne

par Paul Roussenq, L’Inco d’Albert Londres

V

Les 600 transportés du bateau – bagne chantaient dans les « cages » et vivaient dans l’espoir de « la belle »

Et des pleurs coulaient sur les visages.

Une, mère s’imprégnait une dernière fois du visage de son fils qu’elle ne reverrait plus jamais. Des frères et des sœurs s’adressaient d’ultimes adieux. En ces moments tragiques d’une douloureuse acuité, les âmes ulcérées se révélaient pantelantes.

Pourtant, l’heure inexorable de la séparation avait sonné et le convoi s’ébranla vers son destin. Une pluie de paquets de cigarettes, de douceurs, d’argent même, inonda la masse des réprouvés. Derrière eux, les mouchoirs flottaient de plus belle et dans leur langage frénétique disaient, criaient des paroles d’espoir et de rémission.

Maintenant, sur l’appontement, les condamnés attendaient d’être absorbés par les chalands. A cinq cents mètres au large, le transport « La Loire » dressait sa haute masse au-dessus des flots.

LE BATEAU BAGNE

Les manœuvres d’embarquement furent rapidement menées. Un à un, mais à un rythme accéléré, les condamnés gravissaient

l’échelle, étaient happés sur le pont par un groupe de surveillants militaires qui les fouillaient sommairement. Les paquets de cigarettes découverts furent saisie. Une fois fouillés, les hommes s’engouffraient dans l’entrepont, rejoignaient les « cages » qui leur étaient affectées, où se trouvaient déjà ceux de St-Martin-de-Ré.

L’ensemble des forçats et relégués était parqué dans quatre compartiments du navire dénommés « cages » parce qu’ils étaient entourés de grilles sur trois faces.

Une de ces cages était réservée aux relégués, une autre aux condamnés coloniaux, les deux dernières aux condamnés métropolitains. L’effectif global atteignait six cents hommes dont deux cents relégués.

Il y avait à peu près une demi-heure que nous avions embarqué, lorsque la puissante sirène de « La Loire » se mit à mugir longuement, par trois fois. Le dernier adieu aux terres libres résonna étrangement dans nos cœurs. Le voyage commençait Nous primes contact avec nos collègues de France, qui nous dirent combien ils avaient été malheureux à St-Martin de Ré. Les gardiens, véritables brutes, y terrorisaient les condamnés, les brutalisaient pour la moindre vétille. Une de leurs victimes avait même succombé sous leurs coups. Les punitions de cellule et de cachot tombaient comme grêle..

Et par surcroît, des traîtres se mettaient au service des argousins, pour leur prêter main-forte. Ces mouchards, dénommés « prévôts » avaient été corrigés d’importance. Quatre d’entr’eux se trouvaient à l’infirmerie du bord, d’autres étaient mis en quarantaine, abreuvés de coups et de brimades. Ils l’avaient bien mérité.

« La Loire » avait embarqué une trentaine de surveillants du Bagne, retour de congé. Ils assuraient notre garde, se contentant de venir jeter un coup d’œil de temps à autre. Parfois, ils s’attardaient à causer avec nous ; ils nous parlaient de la Guyane. Naturellement, leurs propos sentaient la déformation professionnelle. Il y avait aussi parmi nous un bagnard évadé et repris en France, qui rejoignait lé bercail. Celui-là avait l’oreille de toute la cage. Sans cesse entouré, ouï, questionné, il ne se lassait pas lui-même de tenir le crachoir. Sa faconde était intarissable. D’ailleurs, il était de Marseille. A l’en croire, celui qui restait au Bagne, c’est qu’il le voulait bien ; l’évasion n’était qu’un jeu d’enfants. Au surplus, il informait ses auditeurs de tout ce qui avait rapport à leur nouvelle vie, leur donnait des conseils… et fumait leur tabac. Par la suite, je devais’, souvent penser à lui et à son bourrage de crânes.

La nourriture qui nous était allouée à bord était celle de l’équipage. Mais bien peu d’entre nous en profitaient. Le mal de mer avait raison des plus solides appétits. Le soir, nous nous étendions pour la nuit dans des hamacs suspendus au plafond. Quelques-uns poussaient la romance, tant il est vrai que l’on a le cœur de chanter dans les pires situations. Puis les conversations reprenaient leur cours, jusqu’à une heure avancée de la nuit. Peu à peu, le silence se faisait. Dans l’ombre propice, s’entendaient les bruissements de certains hamacs, des souffles saccadés, teignes caractéristiques d’équivoques manifestations…

Des bancs fixes entouraient la cage, où s’asseyaient les sédentaires. A l’intérieur de ce pourtour, des groupes ambulants allaient et venaient dans la journée. Les sujets de conversation ne variaient guère. On évoquait le bon temps, les bonnes fortunes, les exploits et les beaux coups de jadis, les bombances d’antan. Tout cela reviendrait, certainement, comme le disait le « pote » qui avait joué la fille de l’air. Vivement la Guyane, que l’on mette aussi les bouts…

(A suivre)

Les personnes qui désirent correspondre avec Paul Roussenq pourront le faire à l’adresse du journal