- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Le cancer de l’anarchisme

Alexandre Jacob fut-il vraiment un anarchiste de la Belle Époque ? Ainsi posée, la question annonce largement la suite de la recension du livre d’Alain Sergent que l’on peut trouver dans le n°49 de La révolution prolétarienne en date d’avril 1951. La biographie de l’honnête cambrioleur était sortie à la fin de l’année précédente et avait eu droit à son petit concert de louanges dans la presse. Morvan Lebesque soulignait, par exemple, dans Combat que cette « vie, à bien des égards, est édifiante. ». Même s’il reconnait « une nature forte, volontaire et intelligente, trempée jeune dans la souffrance avant de se lancer dans le cambriolage », c’est pourtant à un véritable assassinat en règle que se livre Pierre Monatte dans la Revue syndicaliste révolutionnaire pour faire sa recension. L’ancien compagnon de Jean Grave et d’Émile Pouget, passé de l’anarchisme au syndicalisme, puis au communisme avant de revenir au seul syndicalisme, n’hésite pas à se poser en une sorte de Vychinski de la mémoire anarchiste et à avancer de fausses informations pour dénier toute légitimité et tout droit de cité à Jacob et aux illégalistes. Les vieilles rancœurs sont tenaces.

Pierre Monatte est sans conteste un personnage central de l’histoire du mouvement ouvrier hexagonal. En 1951, le correcteur d’imprimerie à France-Soir a soixante-dix ans. Il garde pourtant une vision largement erronée et partisane de sa jeunesse anarchiste. Et pour cause, il convient de ne pas oublier que pour Grave et l’équipe des Temps Nouveaux où il a pu se former à la dialectique, l’illégaliste est un parasite social au même titre que l’exploiteur bourgeois, revêtant le plus souvent les habits du délateur et du mouchard. Comme Grave dans ses souvenirs, Monatte reconnait à Jacob une forte personnalité mais, comme Grave, ce n’est que pour mieux lui ôter toute possibilité à théoriser la reprise individuelle. Il va plus loin encore puisqu’il affirme que Jacob ne serait même pas « une grande figure de l’anarchisme ». Avec Pouget et Griffuelhes, sa conscience syndicaliste révolutionnaire ne pouvait que s’opposer aux différentes maisons individualistes, et en particulier aux adeptes de la pince-monseigneur en regrettant amèrement toute une jeunesse perdue dans les geôles de France ou dans l’enfer vert guyanais.

Monatte pour appuyer son propos utilises enfin l’argument du vécu pour contrecarrer les affirmations du biographe de l’honnête cambrioleur. Arguments qu’il estime imparables puisqu’il s’agit de ses propres souvenirs. De fait, Monatte fait de Sergent un affabulateur dont le récit serait largement faux, inexact, voire inventé. En effet, le vieil homme affirme que les animateurs du journal anarchiste amiénois Germinal ne connaissaient pas le bandit Jacob avant son procès le 8 mars 1905. Mais alors comment se fait-il que le nom de l’illégaliste apparaisse dans la feuille picarde dès le mois de janvier de cette année ? Comment se fait-il encore que ce sont ces mêmes militants qui organisent des conférences et des manifestations en faveurs des Travailleurs de la nuit enchristés à la prison de Bicêtre ? On imagine aisément alors que le vieil homme n’a pas dû voir grand-chose de ce qui se passait dans les locaux du Libertaire, installé rue d’Orsel à Paris – grâce soi-disant aux reprises de Jacob – quand il faisait la cuisine aux camarades.

Pierre Monatte a donc la mémoire qui flanche … ou Pierre Monatte ment sciemment pour pouvoir dire tout le mal qu’il pense du livre d’Alain Sergent en affirmant que « c’est un mauvais service à rendre à l’anarchisme que de réveiller chez lui le culte de l’illégalisme. » Et, s’il nous est permis de paraphraser Vladimir Illitch Oulianov, il va de soi que pour le vieux syndicaliste révolutionnaire, qui prend le cas Jacob en exemple, l’illégalisme est pire qu’une maladie infantile. C’est le cancer de l’anarchisme. Les sources que nous avons pu consulter révèlent, et c’est ici le cas, combien il est dangereux de se poser en accusateur public.

 

La Révolution prolétarienne

Revue syndicaliste révolutionnaire

20e année – n°350 – nouvelle série n°49

Avril 1951

Livres / Revues

p.29

ALAIN SERGENT : Un anarchiste de la belle époque : Alexandre Jacob (Edit. du Seuil.)

Un anarchiste de la belle époque ? Non. La belle époque était passée. Depuis dix ans au moins. Mar­quée par les noms de Kropotkine, de Reclus, de Malatesta, de Pouget, de Pelloutier. Par ceux aussi d’Emile Henry et de Vaillant. Quant à Jacob, c’est incontestablement une nature forte, volontaire et in­telligente, trempée jeune dans la souffrance avant de se lancer dans le cambriolage. Mais ce n’est pas une grande figure de l’anarchisme. Pas plus que Piné, si oublié, et dont Jacob n’est qu’un rejeton.

Je ne dis pas cela pour ranimer les violentes dis­cussions qui mirent aux prises autrefois anarchistes communistes et illégalistes. Non plus par je ne sais quel moralisme bourgeois, ni même par moralisme révolutionnaire. Aujourd’hui où Kouba est tsar de Russie, personne ne lui jette au visage d’avoir été un Jacob russe. Nous avons trop d’autres crimes à lui reprocher.

Pour les anarchistes de ma génération, l’illégalisme a représenté le cancer de l’anarchisme. Il a acculé des jeunes, quelques-uns des meilleurs parmi les jeu­nes, au pire désespoir, et à sortir du mouvement. Pour quelques années de grande vie. Mais surtout pour toute une vie passée au bagne. Quel âge a Jacob lorsqu’il part en novembre 1905 à la Guyane ? Vingt-six ans.

Sergent commet un certain nombre d’erreurs de fait. Germinal d’Amiens ne fut pas créé pour défen­dre Jacob. Ses fondateurs ne connurent l’existence de Jacob que par son attitude aux assises. Quant au Libertaire de l’époque, lors de l’achat du terrain dans la cour, rue d’Orsel, Sergent le dit largement finan­cé. J’en fus alors le cuisinier durant plusieurs mois. On n’y roulait pas sur l’or.

J’ai vécu une autre expérience. Sur les 100 à 180 membres que compta la première Jeunesse Syndica­liste de la Seine de 1903-1904, il y avait bien une quinzaine de jeunes gars plus ardents et plus intel­ligents que la moyenne courante. Sur les quinze, plus d’une dizaine furent entraînés à la prison et au bagne par l’illégalisme ; les uns par la fausse monnaie, d’autres par le cambriolage et le perçage de murailles. Jeunesse ardente, abîmée, flétrie, per­due. La fleur de la jeunesse. Perdue pour elle-même. Perdue pour le mouvement. Ils lui ont fait grave­ment défaut. Jacob lui-même a sûrement le regret d’avoir raté sa vie. Il l’aurait infiniment mieux rem­plie en devenant un rude militant parmi les marins.

« Il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail », déclara-t-il aux jurés de la Somme qui allaient le condamner au bagne. C’est une idée fausse de ce genre qui a décidé tragiquement de sa vie. De celle de beaucoup d’autres. Le syndicalisme révolu­tionnaire, au contraire, a fondé sa conception sur le travail, sur le respect du travail, sur l’utilité fondamentale du travail, sur son émancipation et son organisation. Plus que l’anarchisme, autant pour le moins, il a souffert de l’illégalisme et de voir quel­ques-uns de ses enfants, petits et grands, qui pour échapper à la prostitution du travail se jetaient dans le vol, le macadam, la pourriture, la prison et le bagne.

C’est un mauvais service à rendre à l’anarchisme que de réveiller chez lui le culte de l’illégalisme et de joindre dans ses journaux le nom de Jacob à celui de Kropotkine.

P. M.