Un médecin au bagne chapitre 6


La Belle : aquarelle de bagnardLe chapitre 6 du livre du Docteur Rousseau aborde logiquement le thème de l’évasion après l’analyse plus que critique des processus de normation faisant du bagnard un rouage interchangeable parce que périssable. Eradiquer toute velléité d’opposition, briser les énergies, le bagne est un monde violent et totalitaire qui n’offre aucune perspective de régénération. L’ogre carcéral se nourrit de l’infortune du condamné qui n’a d’autres alternatives pour s’y soustraire que de crever ou d’embrasser la chimérique Belle. 95% des évasions échouent, nous dit en 1930, Dieudonné, forçat anarchiste, ancien membre de la bande à Bonnot, lui-même évadé en 1926[1]. Pourtant, l’infime petit nombre de réussites suffisent à entretenir le mythe, à relever l’espoir du détenu prêt à braver une faune hostile, une végétation particulièrement inhospitalière, une mer houleuse et infestée de requins. Si Louis Rousseau insiste sur les obstacles qui mettent en échec le fuyard, ce n’est que pour mieux stigmatiser « de remarquables exemples d’énergie ». Loin de condamner l’acte, il donne de nombreux exemples d’évasion, utopie libératrice confinant à l’obsession. Les motivations de l’évadé répondent à la souffrance endurée et mettent en relief une espèce « d’instinct de conservation ». Mais, ici, pas de narration dramatique et prodigieuse, à la manière d’un Gaston Leroux ou d’un Henry Charrière[2]. Le médecin a choisi d’exposer un phénomène largement plus complexe qu’il n’y parait et qui fait « partie du système pénitentiaire ».

L’évasion évite d’abord la surpopulation carcérale en participant à une sorte de jeu de vases communicantes à hauteur environ de 20% des effectifs d’hommes punis amenés tous les ans de métropoles ou des autres colonies[3]. Elle engendre ensuite toute une économie parallèle à laquelle surveillants militaires et population libre participent allégrement. Un canot, une voile, des vivres, un regard détourné … tout s’achète en Guyane et tous en croquent. Au-delà de l’exemple édifiant de l’assassin et passeur d’évadés Victor Bichier, histoire glauque mais véridique qu’il a très certainement recueilli auprès de son ami Jacob[4], Rousseau démonte les mécanismes de ce système engendré par l’évasion qui, lorsqu’elle est momentanément couronnée de succès, permet au bagnard d’aller suer sang et eau dans les mines et les champs des Guyanes anglaises et hollandaises avant d’être remis aux autorités françaises quand il ne fera plus l’affaire, quand il n’y aura plus besoin d’une main d’œuvre presque servile, ou bien quand il sera trop vieux pour travailler tout simplement. L’évasion et son échec presque généralisé permettent enfin à l’A.P. d’épuiser, de décourager, c’est-à-dire d’adoucir les autres détenus par une répression exemplaire et disproportionnée. Une fois de plus, la plume du Docteur Rousseau vitupère, actes et preuves à l’appui, contre le personnel de l’institution pénitentiaire, le plus souvent félicité et sujet à promotion pour le meurtre des forçats qui n’ont commis d’autre crime que celui d’avoir voulu retrouver la liberté.

C’est dans ce cadre que l’on peut voir l’apport des témoignages d’Alexandre Jacob. Rousseau évoque la mort du forçat Vinci, tué par le surveillant Bonal pour montrer la féroce et meurtrière répression qui s’abat – sic – sur les évadés repris. L’affaire, survenue le 11 octobre 1909 sur le vapeur Maroni qui ramène Alexandre Jacob et Joseph Ferrand aux Iles du Salut, se retrouve aussi dans les souvenirs de l’ancien bagnard Antoine Mesclon[5]. A quelques détails près, les deux versions se rejoignent. Notons juste que le docteur Louis Rousseau inverse les situations : Bonal assassinant Vinci après la tentative d’évasion de Ferrand et non pas avant. Rousseau prend soin dans sa narration des faits de maquiller la date du drame (« le 6 oct… ») et de changer le nom des protagonistes. Ferrand devient DUVAL, Vinci devient VINCENT. Les deux surveillants sont changés en FABRE et DURAND. Alexandre Jacob n’apparaît que sous la forme d’un des deux plaignants. La manœuvre est réalisée afin d’éviter les poursuites pour diffamation et divulgation du secret judiciaire. Elle couvre le témoignage de l’anarchiste Jacob.

Rousseau prend bien soin de multiplier les détails prouvant ses affirmations. Il a dû aussi consulter le rapport établi par son collègue qui, au moment des faits, constate le décès de Vinci. Ce dernier, « 18 heures après l’attentat (…) mourrait d’une dyspnée interne, le thorax envahi par un emphysème sous-cutanée considérable. La balle avait pénétrée par le cou, effleuré le cul de sac pleural, fracturé une côte et l’omoplate et s’était perdue dans les masses musculaires de l’épaule ».

L’histoire narrée par le médecin des bagnards rejoint de plus la version officielle des faits telle qu’elle nous est relatée par la lettre du gouverneur de la Guyane, le 20 avril 1910[6]. Ce rapport adressé au ministre des colonies fait suite à la lettre de protestation que font Jacob et Ferrand à leur retour aux îles du Salut. Le gouverneur minimise bien sûr la responsabilité du surveillant Bonal qui aurait agi « avec trop de précipitation ». Ce manque de sang froid de l’agent de l’A.P. s’expliquerait dès lors par la tentative d’évasion de Ferrand. Des coups de feu ont bien été tirés par ses poursuivants mais le fugitif n’aurait pas été visé : « Ils n’auraient pu l’atteindre s’ils l’avaient voulu »[7]. Si l’on prend en considération le propos de ce fonctionnaire zélé, le coup de Ferrand induit la mort du forçat Vinci en provoquant un risque de mutinerie sur le vapeur Le Maroni. Mais le haut fonctionnaire n’hésite pas non plus à rajouter que Ferrand est porteur d’un pécule  conséquent ; ce qui tendrait à prouver qu’il a préparé son acte. L’argent retrouvé, précise le gouverneur, « a été confisqué mais de la façon la plus régulière et sans qu’à aucun moment il n’y ait eu tentative de vol de la part des hommes d’équipage ou des surveillants militaires »[8]. C’est pourquoi le rapport se termine par une protestation outragée contre la lettre de Jacob et Ferrand, « deux des plus mauvais sujets du bagne », et par une demande de poursuites judiciaires à leur encontre[9]. Le témoignage du capitaine Olive[10] qui commandait le vapeur au moment des faits permet, le 22 novembre 1911, de disculper Jacob et Ferrand de l’accusation de dénonciation calomnieuse. Cela n’empêche pas Ferrand d’écoper auparavant (à la fin de l’année 1909) d’une punition de 30 jours de cachot pour sa tentative d’évasion[11]. Bonal, lui, « fut traduit devant le Conseil de guerre et acquitté. ». Pour Louis Rousseau, la boucle est bouclée.

Louis Rousseau

Un médecin au bagne

Éditions Fleury, 1930, p.179-206

CHAPITRE VI Évasions

Dès qu’il arrive au bagne, le condamné affamé, privé de tout confort élémentaire, exposé aux maladies tropi­cales et à une effrayante mortalité, n’a plus qu’une idée fixe entretenue par la faim, la fuite ! Quelques condamnés cependant prennent en patience la vie du pénitencier sans jamais tenter de s’évader. Ce sont les timorés, les paresseux. Ce sont aussi des raisonnables, le plus souvent condamnés à de courtes peines qui, après avoir supputé les risques de la peine et ceux de l’évasion, se résignent à attendre leur libération pour ne rompre que la rési­dence obligatoire, ce qui est infiniment plus commode. Tous les autres tentent l’aventure.

Or, s’évader est un crime. La loi veut qu’il en soit ainsi. Pas un seul homme cependant, après s’être cons­ciencieusement interrogé, n’ose qualifier de criminel le fait de reprendre sa liberté sans nuire à autrui. La légis­lation pénale du bagne français est la seule au monde qui en ait ainsi décidé. Tout est fait d’autre part pour pousser les forçats à l’évasion. Leur mortalité est effrayante et ils ne sont pas enfermés comme le sont en France les condamnés des maisons centrales et dépar­tementales. Ils jouissent dans la journée d’une demi- liberté et pendant les heures de travail ont devant eux le champ libre. Les surveillants ne peuvent être partout, et même quand la surveillance est étroite comme dans les camps disciplinaires, des évasions se produisent. Il impor­tait donc que les murs garnis de tessons de bouteilles fussent remplacés par un autre obstacle, et c’est ainsi que l’évasion fut déclarée crime et punie de deux à cinq ans de travaux forcés ou de réclusion cellulaire selon qu’il s’agit de condamnés à temps ou à perpétuité. Elle entraîne aujourd’hui la réclusion dans tous les cas. Tous les ans cependant, malgré la gravité de la peine, nombre de forçats tentent le coup, tellement est insupportable la vie qu’on leur impose. L’évasion est le seul espoir des condamnés à perpétuité, le seul espoir aussi des condam­nés aux longues peines, qui pratiquement équivalent à la peine perpétuelle.

La plupart du temps les tentatives d’évasion tournent mal et ne rapportent à leurs auteurs que des souffrances ou des sanctions. On ne saurait compter les forçats évadés qui se sont perdus en mer et en forêt. Les condamnés, les nouveaux surtout, ne soupçonnent pas la pénible sur­prise que leur réserve la brousse guyanaise. Quand pour la première fois le forçat fugitif se trouve au milieu de cette végétation luxuriante, il est vite désorienté, décou­ragé, perdu. Si la forêt cesse, c’est pour se continuer par la savane tremblante, dont le sol se dérobe sous les pas, et dont la vase perfide enlise le voyageur. Combien de fugitifs ont marché dans la forêt pendant des jours et des jours, tournant en rond sans s’en douter, se retrouvant le soir à leur point de départ du matin, tant qu’enfin, ayant épuisé les quelques vivres qu’ils avaient pu emporter, les pieds et les jambes couverts d’ulcères, terrassés par la faim, ils se sont laissés tomber au pied d’un arbre et sont morts sur place, n’ayant pu trouver un chemin qui les conduise à la liberté ! D’autres, ne voyant pas leurs camarades revenir, ont cru à la réussite de leurs entre­prises et se sont lancés comme eux dans la brousse où ils ont rencontré les cadavres recouverts de loques de leurs devanciers ou leurs squelettes blanchis. Cette horri­ble vision leur laissait entrevoir ce qui les attendait peut-être le lendemain ! La fièvre, la dysenterie, les ulcères, le pian-bois peuvent s’ajouter à la faim et à la fatigue, et s’acharner sur l’évadé téméraire qui n’aura bientôt plus qu’un désir, rencontrer un être humain quelconque, noir bosh, peau-rouge, libéré ou surveillant, qui le reconduise au bagne, préférable malgré ses rigueurs à la mort en forêt. Encore est-il que l’apparition d’une silhouette hu­maine n’est pas forcément le salut. Le surveillant chasseur d’hommes, le noir bosh ou l’indien Galibi peuvent tirer sans sommations sur le gibier humain. Mort ou vivant, la prime de capture est la même, dix francs par tête à terre, vingt-cinq francs en rivière, cinquante francs en mer.

Pour éviter la brousse et ses dangers, beaucoup de for­çats traversent le Maroni et se trouvent tout de suite en territoire étranger. Mais en Guyane hollandaise, il n’y a pas que les peaux-rouges à craindre. Le gouvernement hollandais, en vertu d’une entente avec celui de la Guyane, reconduit officieusement à Saint-Laurent les échappés du territoire pénitentiaire. A vrai dire, beaucoup de forçats peuvent s’embaucher dans des exploitations agricoles ou minières où ils trouvent un travail quelquefois bien rémunéré, mais dès que l’employeur n’en a plus besoin ou qu’ils tombent malades, ils sont immédiatement rapa­triés. Les autorités hollandaises opèrent d’ailleurs des rafles périodiques et renvoient au Maroni les hommes malades ou devenus inutiles. Il est même arrivé à une compagnie minière qui exploitait la bauxite en territoire hollandais de recruter clandestinement des forçats à Saint-Laurent. Le fait était connu de l’administration pénitentiaire qui feignait de ne rien savoir. Après les avoir employés tout le temps qu’elle en avait besoin, la compagnie les licenciait et les reconduisait à Saint-Lau­rent, où les attendaient toutes les rigueurs de la juridic­tion spéciale.

Les forçats, qui au cours d’évasions successives ont acquis.de l’expérience, comprennent que c’est encore par mer qu’il vaut mieux partir. Une bonne embarcation et la côte vénézuélienne, là est le salut. Mais en général le transporté n’est qu’un marin d’occasion. Que de piro­gues chavirées, de fugitifs noyés et mangés par les requins ! Beaucoup ne soupçonnent pas les dangers du littoral, longent la côte et s’échouent sur des bancs de vase molle dont quelques-unes s’étendent jusqu’à quinze milles au large. Là ils meurent de faim. Le fait est assez fréquent pour que les Anglais et les Hollandais aient appelé « French bank » un immense banc de vase qui se trouve sur la côte entre les embouchures des rivières Coronie et Nickerie. Si, échappant à ce désastre, les évadés atteignent la côte anglaise, ils sont arrêtés par la police qui, le plus souvent, les renvoie à Cayenne. S’ils ont de l’argent, un délai de quatorze jours leur est accordé pour quitter la colonie. Seuls ceux qui ont le bonheur d’arriver à l’embouchure de l’Orénoque peuvent se con­sidérer comme sauvés s’il leur reste assez de force et de santé pour travailler. Beaucoup meurent de l’effort qu’ils viennent de produire et des privations qu’ils ont subies. Les survivants doivent se familiariser avec l’idiome du pays et beaucoup travailler pour mettre quelques sous de côté. Ce n’est qu’à force de volonté et d’endurance que les plus robustes et les mieux doués peuvent réussir à gagner un coin du Vénézuéla, meilleur que le delta de l’Orénoque, où ils puissent s’établir.

Quand un homme s’est évadé deux ou trois fois, l’ad­ministration pénitentiaire l’interne en général aux Iles du Salut. Les cinquante surveillants des Iles Royale et de Saint-Joseph, la mer avec ses vagues, ses courants et ses requins, sont de gros obstacles aux évasions et cepen­dant là encore il s’en produit. Il y en eût deux pendant mon séjour. Une première fois deux condamnés s’éva­dèrent ; une deuxième fois trois. Les deux premiers par­tirent de nuit sur un radeau de fortune fait en cachette au cercle des surveillants où l’un d’eux était employé comme garçon de salle. Le courant les porta à l’embou­chure du Sinnamary. Pris par les gendarmes, ils furent ramenés aux Iles. Deux mois après ils allaient à Saint-Laurent pour répondre devant le Tribunal maritime spécial du crime d’évasion. Comme le vapeur qui les y con­duisait rasait la berge du Maroni, nos deux forçats, trompant la vigilance des deux surveillants d’escorte se déferrèrent, piquèrent un plongeon et purent atteindre les palétuviers sans être atteints par les balles de revolver. L’un d’eux mourut en Guyane hollandaise, l’autre gagna le Vénézuéla. Quant aux deux surveillants convoyeurs, je laisse à penser comment les reçut à Saint-Laurent le Directeur de l’administration pénitentiaire.

Les trois autres condamnés qui s’évadèrent des Iles, cette même année, partirent aussi la nuit sur un radeau qu’ils avaient construit dans un bâtiment en réparation où ils travaillaient dans la journée. Le jour convenu, ils scièrent les barreaux de leur case et à huit heures du soir, par une nuit noire, gagnèrent le bâtiment qui cachait le radeau, mirent le radeau à l’eau et partirent. Ils atterrirent près d’Iracoubo, après quarante-huit heures d’une traversée pénible, transis par le froid et macérés par l’eau de mer. Sitôt mis à l’eau, le radeau avait pris sa stabilité à l’envers et les voyageurs furent immergés jus­qu’au ventre. L’un d’eux, mal chaussé, les pieds blessés et ulcérés, infesté de puces chiques et de vers macaques ne put suivre ses camarades et fut arrêté. Les deux autres furent repris plus tard et condamnés.

Ces évasions sont de remarquables exemples d’énergie. Le plus grand de ces îlots ne dépasse pas vingt-sept hectares. On se demande comment les hommes qui y sont internés peuvent s’échapper. Cela arrive pourtant. Si serrée qu’elle soit, la surveillance a toujours quelques points faibles. Il faut qu’elle apprenne les projets de départ du condamné, mais la délation ne lui vient pas toujours en aide. Quelquefois elle épie des individus qui ne pensent nullement à partir et s’égare sur de fausses pistes suggérées souvent par ceux-là mêmes qui s’en vont ou leurs compères. Enfin ceux qui l’exercent ne s’éveil­lent qu’à leurs heures et la plupart du temps dorment tranquilles, alors que le forçat qui a décidé de partir pense sans cesse à sa liberté et évite les fautes qui pour­raient le trahir. Un forçat qui veut s’évader a quelquefois plus d’esprit à lui seul que trente surveillants avec leurs revolvers et leur armée de bourricots[12]. (1)

Beaucoup de forçats condamnés à un petit nombre d’années de travaux forcés accompliraient leur peine sans chercher à partir, si la faim, la maladie et les mau­vais traitements ne les poussaient à fuir. S’ils partent c’est par instinct de conservation et ils n’ont pas toujours à le regretter. Si l’on songe que la mort frappe aussi sûre­ment ceux qui essayent de faire leur peine sans s’évader, on voit combien nos peines sont cruelles et trompeuses.

Bien sûr, ceux qui en France les prononcent ne savent pas que les gradations de cinq, sept, dix, vingt ans n’exis­tent pas pratiquement et qu’en fait toutes ces peines se confondent en une seule, la relégation définitive en Guyane qu’écourte le plus souvent une mort préma­turée. Bien sûr aussi le criminel qui est pressé de quitter Saint-Martin-de-Ré pour venir en Guyane ne sait pas ce qui l’attend. Grisé par l’espoir de s’évader, il se leurre sur la liberté apparente dont jouissent les transportés en Guyane. Il ne se doute pas que les évasions font partie du système pénitentiaire. Elles sont en effet pour l’admi­nistration un précieux moyen de ruiner la santé des for­çats et de les empêcher ainsi de revoir la métropole. Les seules évasions qu’elle redoute sont celles de criminels célèbres autour desquelles la presse fait du bruit.

Il arrive que les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire tirent parti de ces évasions et exploitent les forçats dans leur passion de reconquérir la vie li­bre. Combien de surveillants chasseurs d’hommes ren­contrant dans la brousse un évadé, ont laissé la liberté au fugitif, quand celui-ci, plus généreux que l’adminis­tration, remettait au surveillant une somme plus forte que la prime de capture ! Quand j’ai quitté la Guyane, aucun agent chargé de la police du fleuve Maroni ne se refusait à passer un condamné évadé sur territoire hol­landais moyennant cinquante francs. L’année précédente, le tarif n’était que de vingt-cinq francs.

Il y a aussi de gros profiteurs de l’évasion dans la popu­lation libre de la colonie qui compte toujours quelques agents d’évasion. En général, ces individus jouissent dans l’élément pénal d’une réputation de loyauté, et leur mé­tier pour être illégal n’en est pas moins exercé en conscience. Un de ces agents marrons versa cependant dans la plus ignoble criminalité : c’est Victor Bichier, dont l’histoire vaut la peine d’être contée.

Victor Bichier naquit à Kourou. Peu après sa naissance il perdit son père et fut élevé avec ses frères et sœurs par une mère pauvre et méritante. Il alla à l’école chez les Frères et n’y reçut qu’une instruction rudimentaire, car il préférait à l’école, la vie au grand air, la pêche et la chasse. Il grandit ainsi dans son pays et ne le quitta que pour servir deux ans dans la marine de l’Etat où il fut réformé. Puis il se maria et éleva trois enfants. Quand se passa le drame que je vais relater, Bichier avait cin­quante-quatre ans. Depuis des années il passait presque tout son temps en mer, ne rentrant à Cayenne, où il avait un pied-à-terre, que pour vendre poissons frais, poissons salés, oiseaux de mer et surtout plumes d’aigrettes panaches, qui étaient pour lui d’un gros rapport. Ses absences duraient douze à treize jours et chaque fois il gagnait de quatre à cinq cents francs. Bichier se faisait au moins huit cents francs par mois et gagnait donc largement sa vie. Quelques habitants de la localité chuchotaient qu’il facilitait souvent l’évasion des forçats, qu’il en conduisait souvent à Demanti, petite ville brésilienne située sur la côte au-delà de l’embouchure de l’Oyapok, et qu’il aug­mentait ainsi ses profits…

Il arriva qu’au mois de février 1918, un habitant de la commune de Kaw, Monsieur Emilien Polycarpe, se ren­dait par mer à Cayenne dans une embarcation chargée de bois de rose. Arrivé à l’embouchure de la rivière de Kaw, son attention fut attirée par des cris répétés. C’était une voix humaine qui de la rive gauche lançait des appels. Polycarpe regarda attentivement et aperçut un homme à peu près nu qui appelait et faisait des signaux comme pour être secouru. Il approcha, accosta et trouva un arabe mourant de faim pour avoir passé plusieurs jours sans manger. Il prit à son bord le malheureux en détresse, le réchauffa, l’habilla comme il put, lui donna à manger. L’Arabe lui montra des traces de projectiles qu’il portait à la tête et aux fesses, et lui raconta comment il venait d’échapper miraculeusement à la mort alors que quatre de ses compagnons plus malheureux que lui ve­naient d’être lâchement assassinés. Voici ce qui s’était passé : cinq condamnés arabes avaient projeté de s’éva­der et de partir pour le Brésil. Tous les cinq étaient employés à l’entretien de la ligne télégraphique de Tonate à Macouria et, comme pour réaliser leur projet il leur fallait partir par la mer, ils prièrent un de leurs compa­triotes nommé Ben Hamouda, libéré des travaux forcés, de traiter avec un patron de navire connaissant bien la mer et qui consente à les emmener. Ben Hamouda alla trouver Bichier qui était toujours à l’affût d’affaires de ce genre et qui voulut bien délivrer les cinq captifs à raison de cinq cents francs par tête, payables d’avance. C’était la rançon qu’il exigeait toujours de tous les condamnés qu’il conduisait au Brésil. Les arabes acceptèrent les con­ditions qui leur étaient offertes et se préparèrent à partir. Ben Hamouda leur acheta des vivres. Le jour du départ arriva. Bichier quitta Cayenne dans la soirée, accompagné d’un matelot appelé Apollinaire, pêcheur comme lui. Arrivé à Tonate, à l’endroit déterminé, il fit les signaux convenus avec sa lanterne. Les cinq arabes répondirent. Favorisé par l’obscurité d’une nuit d’orage, Bichier vint raser les sables de Macouria et jeta l’ancre à vingt mètres des Arabes qui attendaient anxieux sur la plage. Ils s’embarquèrent vivement et lui remirent deux mille cinq cents francs en louis d’or et en billets de banque. Bichier prit aussitôt le large et se dépêcha de gagner la haute mer avant le jour. Toute la nuit ils voyagèrent. Le len­demain matin vers neuf heures, Bichier qui s’était rap­proché de la côte fit comprendre à ses passagers qu’il était fatigué par une nuit sans sommeil et qu’il avait besoin de repos. Apollinaire amena les voiles et jeta l’ancre à trois cents mètres environ des palétuviers qui bordent le rivage à cet endroit. Bichier conseilla aux Arabes de se reposer ;

–          Vous n’avez plus à vous inquiéter de rien, leur dit-il, ici nous ne craignons plus personne et demain vous débar­querez en terre promise.

En toute sécurité les Arabes s’endormirent…

A trois heures de l’après-midi l’un d’eux se réveilla. II fut étonné de voir que la mer s’était retirée à plus d’un kilomètre de la côte et que l’embarcation était échouée sur une plaine de vase si molle qu’il était impossible de s’y aventurer sans enfoncer jusqu’à la ceinture. Bichier couché à l’arrière causait à voix basse avec son matelot. Celui-ci le laissa, prit une large planche qu’il posa sur la vase, se plaça à plat ventre sur cette planche et à l’aide des jambes et des pieds, exécutant une manœuvre bien connue des pêcheurs guyanais, glissa sur la vase avec une telle vitesse qu’en trois minutes il avait atteint les palétuviers et disparaissait dans la verdure.

–          Où diable va-t-il donc ? demandèrent les Arabes à Bichier.

Celui-ci, feignant de ne porter aucune attention à la question posée, prit aussi une planche, sa gibecière et son fusil, et s’élança sur la vase comme son complice. Mais il s’arrêta à vingt mètres du bateau, tourna sa planche et fit face aux Arabes. Alors se passa une horrible scène. Bichier à genoux sur sa planche épaula et commença à faire feu avec sang-froid comme s’il eût tiré du gibier. Aux premiers coups de fusil deux hommes tombèrent mortellement frappés, la tête fracassée. Les survivants jetèrent des cris lamentables. Puis ce furent des prières et des supplications. Bichier continua son tir sans pitié, et de nouveaux cris de terreur rompirent encore le silence de l’immense vasière. Bichier épuisa ses muni­tions mais ne put achever le dernier passager. Celui-ci s’était jeté hors du petit navire dès le premier coup tiré et au prix d’efforts inouïs, blessé à la tête et aux fesses, il put gagner les palétuviers, s’y cacher et se soustraire aux poursuites du meurtrier. Il y avait deux jours qu’il râlait épuisé sur la rive gauche de la rivière de Kaw, quand passa la barque de M. Emilien Polycarpe…

Mis au courant du drame, le sauveteur aussitôt arrivé à Cayenne, fit sa déclaration à la police, expliqua com­ment il avait rencontré un évadé et raconta l’histoire des cinq Arabes. La police enquêta et Bichier fut arrêté. Celui-ci nia tout d’abord, puis il fut confronté avec l’Arabe rescapé qui reconnut aussitôt le patron du navire que lui et ses camarades avaient loué, l’assassin de ses compagnons. A l’instruction Bichier commença par nier systématiquement, mais les dépositions affirmatives de son complice Apollinaire le contraignirent à entrer bien­tôt dans la voie des aveux. Apollinaire certifia que Bichier avait ouvert le ventre de ses victimes pour y découvrir leurs plans, qu’il en avait retiré une somme importante en or et que, pour prix de son concours, il lui avait aussi­tôt remis trois louis. La justice n’eût pas le temps de frapper Apollinaire, car il mourut en détention préventive. A l’audience, Bichier changeant de tactique essaya d’atténuer sa responsabilité en simulant la folie. Son avo­cat, maître Q…-L…, sollicita les circonstances atténuantes suppliant la Cour de tenir compte de l’honorabilité de sa famille et du passé immaculé de son client. Or, le passé du client était loin d’être immaculé comme le disait l’avo­cat. Si Apollinaire n’avait pas emporté dans la tombe les secrets du passé de son patron, il eût peut-être fait de sensationnelles révélations et le nombre exact des Arabes tués et enlisés par Bichier eût étonné le public. Il fallut pour mettre un terme à l’industrie du criminel qu’un de ses clients survécût et parlât. Quoiqu’il en ait été, Victor Bichier, bénéficiant des circonstances atténuantes, fut condamné à vingt ans de travaux forcés et à dix ans d’interdiction de séjour pour : assassinats, ten­tative d’assassinats, vol simple et complicité d’évasion de transportés.

Depuis le 31 mai 1919, Bichier est interné aux Iles du Salut comme le sont toujours les condamnés guyanais. Quand le temps est clair, il a la satisfaction de voir à l’horizon la côte de Kourou, son pays natal. L’adminis­tration pénitentiaire craignant la vengeance des trans­portés l’a soustrait à la vie de case et placé « à l’isole­ment ». Trois ans plus tard, le commandant du péniten­cier des îles demanda qu’il fut nommé porte-clés et le directeur accepta. En bonne logique pénitentiaire ces deux fonctionnaires pensèrent non sans raison que Bi­chier était tout indiqué pour garder ses co-détenus et les empêcher de s’évader. Puisque, étant libre, il tuait les évadés à coup de fusil, devenu condamné lui-même et nanti cette fois d’une commission régulière, il saurait les éreinter à coups de trique ou de sabre d’abatis s’ils avaient envie de s’échapper.

Aux termes de l’article 17 de la convention franco- néerlandaise conclue le 24 décembre 1895, tout individu évadé des pénitenciers de la Guyane française et réfugié sur le territoire de la Guyane hollandaise peut être ex­tradé « par le gouverneur de Suriname sur la production du signalement de l’individu et de l’extrait matriculaire qui indiquera les faits ayant motivé la condamnation ainsi que la juridiction qui l’aura prononcée ». Or, depuis plus de vingt ans les parties contractantes, en l’espèce le gouverneur de la Guyane française et son collègue de la Guyane hollandaise, ont cru devoir conclure un accord officieux qui viole ouvertement les dispositions du traité passé entre la France et les Pays-Bas le 24 décem­bre 1895, notamment celles de l’article 17. C’est ainsi que tous les forçats et relégués réfugiés sur le territoire hollandais sont arrêtés et « officieusement remis » entre les mains des autorités françaises, alors qu’aux termes des textes susvisés, ils devraient être extradés.

Pareil accord intervint quelques années plus tard avec le gouverneur de la Guyane anglaise au mépris de la con­vention franco-anglaise du 14 août 1876.

Jusqu’en 1926, le gouverneur de Trinidad appliquait strictement les dispositions de la convention franco-an­glaise du 14 août 1876, mais depuis cette date, fort des précédents intervenus, tant avec le gouverneur de la Guyane hollandaise qu’avec celui de la Guyane anglaise, le gouverneur de la Guyane française conclut avec son collègue de Trinidad un accord officieux aux termes duquel la remise des évadés est désormais faite officieu­sement, sans extradition légale.

Si l’on veut bien considérer qu’en droit international l’infraction « évasion » n’est pas de nature extradition­nelle, que par suite tout individu extradé en raison de son évasion ne peut légalement être poursuivi de ce chef, on voit l’importance du préjudice causé aux évadés remis par les Guyanes hollandaise et anglaise et Trinidad aux autorités françaises, et la différence de traitement qui en résulte pour les évadés d’autre provenance, qui pourtant sont dans le même cas. Par exemple, quand en Italie, en Espagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, bref dans tous les pays liés avec la France par des conventions, l’extra­dition d’un fugitif est prononcée, celui-ci est bien réin­tégré à la Transportation ou à la Relégation, mais alors il n’est pas, il ne peut pas, être poursuivi légalement pour son évasion. Or tous les fugitifs réfugiés sur les terri­toires hollandais et anglais des Guyanes et sur celui de Trinidad étant « officieusement remis » et non extradés, l’administration pénitentiaire se prévalant du caractère purement officieux de la remise, poursuit tous les fugitifs devant les tribunaux compétents qui les condamne pour évasion.

Il est vrai qu’en s’évadant le forçat transgresse la loi, et partant, commet une infraction, mais il est également vrai qu’en ne respectant pas la convention qui les lie, l’Etat de refuge et l’Etat requérant sont plus méprisa­bles que le condamné fugitif. Certes, on ne manquera pas d’exciper, en l’espèce, de considérations d’ordre utili­taire. Admettons que ces considérations soient justes : mais alors pourquoi ne pas modifier le traité ? Si ceux qui légifèrent et font exécuter les lois aux autres sont les premiers à les violer, si on ne peut faire confiance à une convention, on ne voit plus l’utilité de pareils actes. Généralisées, de telles transgressions aboutiraient en fin de compte à la suppression du droit international. Par ailleurs, on s’explique difficilement que le Royaume-Uni procède d’une manière légale en observant toutes les dis­positions de la convention, alors que la colonie de la Guyane et celle de Trinidad relevant du même pavillon et de la même convention procèdent d’une manière illé­gale.

La vérité est que ces accords officieux illégaux font l’af­faire des Hollandais et des Anglais. Gens raisonnables et pratiques, ils gardent nos forçats tant que ceux-ci tra­vaillent et se conduisent bien. Ils nous les renvoient sans autre forme de procès quand ils sont vieux ou malades ; ou qu’ils ont eu maille à partir avec la police locale Ces mêmes accords font aussi l’affaire de l’administration pénitentiaire qui a tout fait pour qu’ils fussent conclus dans l’ombre. Fidèle an principe de la guillotine sèche, elle a ainsi réussi à escamoter les procédures légales de l’extradition pour jeter en cellule, pendant de longues détentions préventives, tous les réintégrés des Guyanes hollandaise et anglaise et de Trinidad que jugera dans la suite le Tribunal maritime spécial.

dessin de Jacob, fonds Jacob, CIRA MarseilleEXECUTIONS SOMMAIRES

A l’abri des lois et des institutions pénitentiaires, nos garde-chiourme, quelquefois infidèles à la méthode lente, peuvent faire passer incontinent de vie à trépas des hom­mes que la justice de leur pays n’a pourtant pas condam­nés à mort, mais seulement à quelques années de travaux forcés.

Pour juger en toute connaissance de cause les scènes meurtrières qui, on peut presque dire chaque année, salissent notre bagne de droit commun, il faut connaître la loi et la règle. Ce n’est pas compliqué : les « Instruc­tions pour le Corps militaire des Surveillants » portent que les surveillants envoyés à la poursuite des transpor­tés évadés ne marchent jamais isolément et sont toujours armés de leur fusil et de leur revolver. S’ils surprennent des transportés évadés, ils doivent d’abord leur donner l’ordre de se rendre. En cas de non obéissance, ils font alors trois sommations, puis, au moindre mouvement du condamné pour prendre la fuite, font usage de leurs armes. En cas de fuite immédiate du condamné, ils doi­vent en faire usage sur le champ. En dehors des différents cas d’évasion par terre et par eau et de ces seuls cas d’évasion, les surveillants ne sont autorisés à se servir de leurs armes que dans le cas de légitime défense. Ici les dispositions de l’article 321 du Code pénal trouvent leur application : « Le meurtre ainsi que les blessures sont excusables s’ils ont été provoqués par des coups ou violences graves envers les personnes ». Les instructions ajoutent que « les surveillants ne doivent pas perdre de vue que le meurtre n’est excusable que si les violences ou les coups mettent leur vie en danger ».

Je ne parlerai donc pas ici des forçats arrêtés au cours de leur évasion, qui sont tombés victimes de leur audace, pour n’avoir pas obéi aux sommations des surveillants. Du point de vue de la loi, celui qui s’évade est un crimi­nel et celui qui tue fait son devoir. Je ne critique pas la loi. Je l’admets un instant sans réserves pour montrer comment dans la vie courante des bagnes elle est trop souvent et abominablement transgressée. Je ne vise pas ici les cas heureusement rarissimes, où des transportés essayant d’attenter à la vie de leurs gardiens, ceux-ci tuent avec raison leurs agresseurs. Je n’ai ici en vue que des homicides prétextés par l’évasion ou la légitime défense et qui, même jugés du point de vue légal, ne sauraient être absous. Ne pouvant citer tous ceux que je connais – ce serait fastidieux – je me bornerai à donner un exemple des trois principaux types de ces meurtres qui une fois par an en moyenne, font passer un condamné dans l’autre monde et un agent au grade supérieur.

Premier type. – Le meurtrier sera traduit devant le Conseil de guerre.

Le 6 octobre 19…, un convoi de réclusionnaires s’em­barquait à Saint-Laurent sur le vapeur « Maroni » à destination des Iles du Salut. Il va sans dire que cette catégorie de passagers était mise à la barre de justice. Un condamné du nom de Duval eut le pied assez petit pour le sortir de la manille et en profita pour plonger dans le fleuve à l’un des points du parcours où le vapeur longe la berge. Les surveillants déchargèrent leurs revol­vers. Deux soldats tirèrent. Ce fut en vain. Chétif et dé­primé par seize mois de prévention cellulaire, Duval nageait et luttait sans succès contre le courant qui l’em­pêchait d’atterrir. Le vapeur stoppa. Un canot monté par quatre matelots et les deux surveillants Fabre et Durand fut mis à l’eau et la chasse continua. Durand tira trois fois et trois fois rata Duval. Celui-ci épuisé avait abordé. Il s’accrochait à une branche et ne pouvait arriver à se hisser hors de l’eau. Il fut bientôt rattrapé et les matelots le mirent au fond du canot. Durand voulut encore tirer sur lui, mais Fabre s’interposa disant à son collègue : « Assez comme cela, rengaine ton revolver ; cet homme appartient désormais à la loi ». Durand rengaina en accablant Duval d’injures. Le canot rejoignit le bord et Duval fut remis aux fers. Durand était indigné d’avoir raté Duval et s’en plaignait à tout venant. Il était fort en colère et sa mauvaise humeur cherchait un exutoire. Elle le trouva. A côté des condamnés réclusionnaires mis aux fers d’autres étaient sans entraves. De ce nombre était le condamné Vincent. On était en pleine mer et Vincent mangeait à l’avant un morceau de pain et de lard. Il était debout. Durand commanda à Vincent de s’asseoir. Le condamné fit remarquer à Durand que le pont était mouillé et sali par les vomissements des condamnés qui avaient le mal de mer. « Asseyez-vous ! » hurla Durand et, tirant soudain son arme de l’étui, il fit feu sur Vincent. Vincent agonisa pendant tout le trajet. A son arrivée aux Iles, dix-huit heures après l’attentat, Vincent mourait dans une dyspnée intense, le thorax envahi par un em­physème sous-cutané considérable. La balle avait pénétré par le cou, effleuré le cul-de-sac pleural, fracturé une côte et l’omoplate et s’était perdue dans les masses mus­culaires de l’épaule. Sur le rapport du capitaine Stéphan, commandant le vapeur « Maroni », qui de sa passerelle avait été le témoin de cette scène, Durand fut traduit de­vant le Conseil de guerre et acquitté. Deux condamnés du convoi portèrent plainte au Ministre de la Justice, lui exposant comment Vincent avait trouvé la mort. Ces plaintes revinrent au directeur de l’administration péni­tentiaire pour renseignements. Celui-ci fit traduire les deux plaignants devant le Tribunal Maritime spécial pour dénonciations calomnieuses. Le Tribunal les ac­quitta.

Concluons : tout surveillant qui a fait usage de son arme contre un transporté est déféré au Conseil de guerre. Il semblerait donc que beaucoup de ces meurtriers aient sujet d’être inquiets. Il n’en est rien. Ils peuvent comparaître en toute tranquillité. Ils sont inva­riablement acquittés, quelquefois félicités. Les mem­bres du Conseil de guerre ne sont pas tous dupes des procédés grossiers qui transforment les plus franches tueries en autant d’actions nécessaires et méritoires. Mais comment ceux d’entre eux qui doutent des procès-ver­baux faits par les meurtriers eux-mêmes et des faux témoignages recueillis pour les besoins de la cause par l’administration pénitentiaire, comment ceux-là ne se laisseraient-ils pas aller à appuyer franchement leur jugement sur des déclarations dont les signataires asser­mentés portent en fin de compte toute la responsabilité, puisque cela est traditionnel, en quelque sorte régulier et de plus si facile ? Comment ne répudieraient-ils pas les doutes et les scrupules qui se présentent à leur cons­cience, quand il s’agit d’une part, d’un criminel de droit commun que la condamnation de son meurtrier ne ferait d’ailleurs pas revenir à la vie, et de l’autre, d’un agent dont la condamnation serait, leur semble-t-il, une atteinte à l’autorité ?

EvasionDeuxième type. – L’administration pénitentiaire met en œuvre ses moyens habituels pour étouffer l’affaire.

Ce drame eût pour théâtre l’île de Saint-Joseph. Le 10 octobre 19…, le surveillant de service constata que deux hommes du huitième peloton Belloc et Rosset man­quaient à l’appel du soir. Une battue fut faite aussitôt dans l’île et le littoral fouillé. Le jour pointait qu’on n’avait encore rien découvert. A huit heures du matin, le porte-clés Mayouf vit qu’aux abords d’une petite grotte du bord de la mer l’herbe était foulée. Il le fit remarquer au chef de camp Pietri. Celui-ci désigna deux surveil­lants pour visiter cette cachette et au fond du trou on aperçut les deux évadés. Le chef de camp fit garder à vue l’entrée du repaire et décida que la capture serait faite pendant la sieste. Il préférait une heure où tous les hom­mes seraient rentrés en case et où il n’y aurait plus dehors que des surveillants ou des porte-clés choisis. Il impor­tait en effet d’écarter tout témoin gênant, car il fallait prendre Rosset plutôt mort que vif. C’était un coutu­mier d’évasions. N’avait-il pas réussi quelques mois avant à atterrir au continent en s’évadant de File Royale sur un méchant radeau ? A midi toutes les corvées étaient rentrées. Sans aucune sommation les agents Mange et Marinetti font feu dans la grotte. Rosset blessé cherche à sortir pour se rendre. Mange qui se tenait à une dis­tance respectueuse le tue d’un coup heureux. Belloc voyant le sort de son camarade, légèrement blessé lui- même au bras et au nez, s’allonge et fait le mort. Un surveillant s’oppose à ce qu’on l’achève et lui sauve ainsi la vie. Les deux forçats furent transportés à l’île Royale, Rosset à l’amphithéâtre et Belloc à l’hôpital, et l’enquête commença.

Comme toujours les agents arguèrent de la légitime défense. Ils montrèrent un sabre d’abatis dont ils pré­tendaient que Rosset était armé et avec lequel il aurait menacé le surveillant Mange et le porte-clés Mayouf. En réalité c’était un sabre d’abatis de la cuisine du chef de camp dont se servait le cuisinier de celui-ci pour ouvrir les cocos. L’enquête judiciaire marchait assez bien pour l’administration lorsque le rapport médico-légal du médecin et les témoignages oculaires du médecin et du pharmacien du pénitencier faillirent tout gâter. Ces mes­sieurs avaient suivi les péripéties du drame de la terrasse de l’île Royale avec la longue-vue du guetteur. De plus le médecin avait autopsié le cadavre et concluait que le surveillant Mange n’avait pas tiré à bout portant, comme il l’annonçait, mais d’assez loin. Le commandant du péni­tencier fut très embarrassé. Qu’adviendrait-il du principe d’autorité si les agents qui représentent la loi couraient les risques d’en subir les rigueurs même atténuées ? Il exposa la situation au directeur. Celui-ci écrivit au chef du Service de Santé et sur la prière de celui-ci le méde­cin fit silence. Son rapport fut classé. Le pharmacien se tut aussi. Restait le transporté Belloc. On lui donna cent francs ; on lui promit qu’après guérison il serait envoyé à l’île du Diable où la discipline est douce et où il serait autorisé à pêcher. On lui promit enfin l’avancement en classe aux prochaines propositions. Belloc témoigna alors dans le sens indiqué par l’enquêteur et toutes les pro­messes furent tenues.

L’administration achète couramment le silence de ses victimes. Peu avant ce drame, au camp disciplinaire de Charvein, le condamné Michot eut l’audace de demander très humblement pourtant, à l’agent Léonardi qui sur­veillait la corvée le bout de cigarette qu’il achevait. « Le voilà ! le bout de ma cigarette ! » répondit Léonardi et avant que le condamné Michot eût le temps de prendre le large, il avait le thorax traversé de part en part par une balle de la carabine du surveillant. Il fut hospitalisé et guérit. Il accepta de ne faire aucune plainte et obtint ainsi son déclassement du camp des incorrigibles.

Concluons : Le directeur de l’administration péniten­tiaire doit cependant bien comprendre que faire rega­gner une classe à Belloc et déclasser Michot du camp disciplinaire, c’est reconnaître avec éclat que l’un et l’au­tre ont été l’objet d’une tentative criminelle et que ses agents sont des assassins, car si ces condamnés s’étaient tant soit peu mis dans le cas de provoquer les coups de revolver ou de carabine, la commission disciplinaire au moins se serait imposée. Il le comprend bien en effet. Mais à qui donne-t-il cette preuve de la culpabilité de ses agents ? A l’élément pénal ? Il ne compte pas. Aux fonc­tionnaires de l’administration ? Tous par intérêt approu­vent cette manière de faire qui atteint sûrement son but : étouffer le scandale. L’essentiel en effet est que l’affaire ne soit pas ébruitée. Surtout pas de conseil de guerre. Si bon garçon qu’il soit, il pourrait un jour se fâcher ! Etouffer est plus simple. Qui saura au dehors qu’un forçat a avancé en classe pour avoir été blessé par un agent ?

Troisième type. – L’exécution a lieu dans les locaux disciplinaires. Cas de légitime défense.

Le 25 avril 19…, le condamné Pap…, réclusionnaire profitant de la visite médicale hebdomadaire s’était fait porter malade. A la visite, Pap…, n’accusa aucun ma­laise mais, dans une attitude pathétique et avec une loquacité intarissable, protesta de son innocence et sup­plia le médecin ou de le sauver ou de le tuer, car, disait-il, il ne pouvait se faire à l’idée d’être puni sans avoir rien fait de mal. Le médecin se rendit compte que cet homme avait perdu tout contrôle de lui-même et fit part de ses impressions à haute et intelligible voix. Il lui prescrivit une purgation au sulfate de soude. Lorsque les quarante grammes de sel purgatif furent remis à Pap…, après la visite, en présence du sur­veillant Leclerc, il les refusa. Mais le surveillant se montra inflexible. « Ils sont prescrits, disait-il, et vous les prendrez ! Ou alors vous n’aviez qu’à ne pas vous faire porter malade ». Le condamné infirmier fit observer à voix basse au surveillant qu’il ne convenait peut-être pas de faire prendre la médecine de force, qu’il croyait que le médecin lui-même ne le ferait pas, qu’il avait prescrit la purgation comme médicament d’attente et pour voir venir, plutôt que par nécessité. Le surveillant voulait faire prendre la médecine de gré ou de force. Il insista et fit tant et si bien que Pap…, jeta la solution dans son baquet à vidange. Leclerc, pour ce motif, le traduisit devant la commission disciplinaire qui infligea quinze jours de cellule. Dans sa cellule Pap…, refusa de manger plusieurs jours de rang. Tous les matins on retrouvait intacte la boule de pain de la veille. Leclerc voulût alors le forcer à manger son pain. Mais, comme pour le sulfate de soude, il échoua et Pap…, jeta sa boule dans le baquet à vidange. Leclerc furieux empoigna Pap… et le secoua comme un prunier. Quand ce petit passage à tabac fut terminé, Pap…, saisit le baquet et le jeta dans la direc­tion du surveillant qui s’était reculé et appela aussitôt les porte-clés. Pap… accroupi dans le fond de sa cellule fut amené par deux porte-clés jusqu’à sa porte et, alors qu’il était maintenu et bien maintenu, Leclerc lui logea une balle de revolver en plein corps. Il mourut quelques heu­res après à l’hôpital.

Concluons : Après une histoire comme celle-là, le sur­veillant rédige un procès-verbal où il déclare que ce jourd’hui, tel jour de telle année et à telle heure, lui sous­signé, revêtu de son uniforme et agissant en vertu de tel ou tel décret, a dû, devant les menaces du condamné un tel, matricule tant, faire usage de son arme. Il ajoute de plus, qu’il a fait aussitôt venir l’infirmier dont les soins sont restés inutiles.

Les surveillants savent pourtant bien que, malgré leurs procès-verbaux qui ne représentent que la vérité offi­cielle, la vérité vraie finit toujours par se connaître. Une fois le meurtre consommé et l’affaire jugée ou classée, il arrive même quelquefois que le meurtrier, se sentant définitivement à l’abri, est le premier à raconter l’his­toire comme elle s’est passée, en tire vanité et trouve chez ses collègues et ses chefs pleine et entière approba­tion. Or, dans tous ces cas où les hommes au cachot, la plupart du temps poussés à bout, lancent dans la direc­tion du surveillant et le plus souvent sans l’atteindre, le petit couvercle en bois de leur baquet à eau ou à vidange ou encore un jet de salive, je ne vois pas que les agents aient légalement le droit de faire usage de leurs armes. Dans tous ces cas il suffirait au surveillant, qui est tou­jours flanqué de deux ou trois porte-clés, de clore l’inci­dent en faisant fermer la porte du cachot. Mais cela n’est pas dans l’esprit de la maison. Les directeurs de l’admi­nistration aussi bien que les chefs de pénitencier consi­dèrent sans doute que ces exécutions sont nécessaires au maintien de la discipline, puisqu’ils les couvrent de leur approbation et ne font rien pour en éviter le retour. Il est pourtant avéré que la plupart de ces meurtres n’ont été précédés ni de coups, ni de jets d’objets d’aucune sorte, ni même de menaces. Ils ont pu suivre des gestes ou des attitudes mal interprétés par des agents sans sang-froid ou bien froidement inventés par des canailles.

A bien considérer toutes ces fusillades on voit qu’elles sont toujours causées ou par une terreur injustifiée qui amène un réflexe de défense, ou par une rancune, ou encore par l’ambition, car l’administration pénitentiaire fait avancer les agents énergiques.


[1] Dieudonné Eugène, La vie des forçats, collection Les Documents Bleus, Gallimard, Paris, 1930, p.202.

[2] Henri Charrière dit Papillon.

[3] Devèze Michel, Cayenne, déportés et bagnards, collection Archives, Julliard, 1965, p.248.

[4] Louis Rousseau donne la date de 1919 mais à cette époque il n’officie pas encore en Guyane.

[5] Mesclon Antoine, Comment j’ai subi quinze de bagne, Les Editions Sociales, Paris 1926, p.307.

[6] A. N.O.M., H1481/Jacob.

[7] A.N.O.M., H1481/Jacob.

[8] A.N.O.M., H1481/Jacob.

[9] A.N.O.M., H1841/Jacob.

[10] Sergent Alain, Un anarchiste de la Belle Epoque, Le Seuil, 1950, p.159. Là aussi, Rousseau change le nom. Le capitaine Olive devient le capitaine Stephan.

[11] A.N.O.M., H4097/Ferrand.

[12] Mouchard.

Tags: , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

1 étoile2 étoiles3 étoiles4 étoiles5 étoiles (4 votes, moyenne: 5,00 sur 5)
Loading...

Imprimer cet article Imprimer cet article

Envoyer par mail Envoyer par mail


Laisser un commentaire

  • Pour rester connecté

    Entrez votre adresse email

  • Étiquettes

  • Archives

  • Menus


  • Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur