- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Espagne 1936

[1]Le calme apparent de la vie d’Alexandre Jacob ne doit pas masquer le maintien des principes et des idéaux qui, en 1905, l’envoient purger une peine de travaux forcés à perpétuité en Guyane. L’image de l’homme reclus, écrasé par le poids des souffrances subies, ne tient pas non plus au regard de son activité professionnelle et de son intégration berrichonne. Elle se brise encore plus volontiers lorsqu’en 1936 le « vieux » Marius disparaît des marchés et des foires du Val de Loire qu’il arpente en temps ordinaire. Marius est en Espagne.

A cette date, Alexandre Jacob ne réside pas à Reuilly mais à Fleury la Vallée, près d’Auxerre. Alain Sergent ne dit rien dans sa biographie de la tentative de l’anarchiste pour fournir des armes à la Catalogne révolutionnaire. Pour Pierre Valentin Berthier, cet épisode devient même on ne peut moins vague et incertain du fait de la circonspection et de la retenue de Jacob :

« L’anarchisme était développé chez les forains mais lui-même ne pouvait se livrer à aucune activité qui aurait éveillé l’attention des autorités. Sauf quand il est parti en Espagne et dans le Midi. Mais il l’a fait là aussi avec une discrétion telle que nous n’en avons su quelque chose qu’après son retour »[1] [2].

Il n’est pas question, bien sûr, de refaire ici, même brièvement, une histoire de la guerre civile espagnole qui, de 1936 à 1939, oppose le gouvernement du Front Populaire à l’insurrection militaire et nationaliste menée par le général Franco. Nous devons en revanche nous interroger sur la contribution d’Alexandre Jacob à un évènement tout à fait capital pour l’histoire de l’anarchie qui, en Espagne, revêt un caractère de masse. Cet évènement doit de fait faire resurgir chez lui, comme le suggère Bernard Thomas en 1970, « l’espoir d’une véritable révolution libertaire »[2] [3].

Pour Thomas Hugh, historien de cette période, on peut estimer à environ 1.5 million le nombre d’antiautoritaires dans ce pays[3] [4]. Ils sont, pour l’essentiel, regroupés autour de la puissante Confederacion Nacional del Trabajo (CNT). Les plus déterminés d’entre eux militent (environ 30000) au sein de la Federacion Anarquista Iberica (FAI) qui veille activement à l’intégrité des idées libertaires. CNT et FAI sont particulièrement bien implantées autour de Barcelone. Seules deux lettres, signées par Pierre Besnard, créditent le témoignage de Pierre Valentin Berthier engageant Alexandre Jacob aux cotés des compagnons ibères en lutte :

« Paris, le 26 janvier 1937

RECOMMANDANTION

Le porteur de la présente lettre est le camarade Alexandre Jacob qui dirige la maison Y. Prost, fruits et légumes, dont le siège est à Paris, 1 rue Mondetour, avec succursale à Marseille, 19 quai de la Joliette. Je certifie que le camarade Alexandre Jacob est parfaitement connu de moi, que c’est un homme honnête et sûr, en qui on peut avoir toute confiance. Je le recommande d’une façon toute particulière aux camarades des Comités chargés de la vente des oranges et primeurs en Espagne ; je les prie de bien vouloir l’accueillir fraternellement et de lui faciliter le travail dans toute la mesure du possible »[4] [5].

La lettre de Pierre Besnard, fondateur de la CGT-SR, porte le tampon de la Délégation Permanente de la CNT-AIT en France. Au moment de la guerre d’Espagne, l’ami d’Alexandre Jacob participe à la création des Comités Anarcho-syndicalistes pour la Défense du Prolétariat Espagnol. Il en devient même le secrétaire au mois d’octobre 1936. S’il est avéré que la police française s’alarme en 1936-1937 d’un trafic d’agrumes sur Marseille[5] [6], il convient aussi de remarquer à l’image des commentaires inclus dans la première édition des Ecrits de Jacob qu’il nous parait difficile de croire que le marchand de tissus se préoccupe simplement de l’écoulement commercial de ce type de production.

La deuxième lettre de Pierre Besnard, en date du 4 février 1937, recommande d’ailleurs Madame Prost au camarade « Juan Lopez ministre du commerce à Valence » en vue de faciliter les échanges d’oranges contre du fer blanc et des engins de transport. Le nom de Prost est celui de la maison de commerce que dirigerait Alexandre Jacob. Retenons également le fait que certains membres de la FAI, comme le groupe Los solidariios, ont pratiqué la reprise individuelle et fait de l’illégalisme une de leurs activités par le passé. Le laissez-passer du « bon copain » Besnard[6] [7] crédite le principe d’un trafic d’armes avancé par Pierre Valentin Berthier :

[8]« Il est allé là-bas très discrètement. Les camarades l’ont su mais il n’a pas été très longtemps absent. Il est allé, à ce moment-là, moi je l’ai su après (c’est lui qui me l’a dit du reste), voir le marchand de canon Basile Zaharoff qui était en villégiature ou qui résidait (je ne sais pas) dans le Midi de la France. Il est mort d’ailleurs peu de temps après. Jacob devait essayer en accord avec les camarades espagnols de les fournir en armes à travers la Méditerranée. (…) Il ne m’a pas parlé de Zaharoff lui-même mais des camarades espagnols avec lesquels il n’avait pas réussi à s’entendre »[7] [9].

Le témoignage de Pierre Valentin Berthier a certes le mérite de confirmer l’implication active de son ami dans la guerre d’Espagne. Mais il soulève plusieurs interrogations si l’on confronte ses dires avec les deux lettres de Besnard. Zacharias Basileios Zaharopoulos de son vrai nom est né en 1849 à Mugla dans l’empire Ottoman. Le trafiquant d’armes d’origine gréco-turque que croque le dessinateur belge Hergé en 1937 dans l’album des aventures de Tintin L’oreille cassée, meurt à Monaco le 27 novembre 1936. Il a fait fortune pendant la première guerre mondiale en fournissant tant l’Allemagne que l’Angleterre. Anobli par le roi de ce pays, sir Basile Zaharoff se retire à Monaco et devient le propriétaire à la fin de sa vie du casino de Monte Carlo.

Cette courte biographie d’un des hommes les plus riches du monde pendant l’Entre-deux-guerres laisse supposer un voyage d’Alexandre Jacob dans le Midi à la fin de l’année 1936, si tant est bien sûr qu’il ait réellement rencontré le marchand de canon ou un de ses sbires. Une telle entreprise ne peut se concevoir sans concertation ni être le fait de la volonté inopinée d’un seul homme. Elle suppose en outre l’existence de réseaux solides et agissants. Or, Alexandre Jacob disparaît de manière impromptue du Berry.

De plus, les lettres de Pierre Besnard datent du début de l’année 1937. Les deux anarchistes ne peuvent ignorer le décès de Zaharoff. Le principe du déplacement en Espagne se conçoit logiquement après l’hypothétique  rencontre avec ce dernier. A moins, bien sûr, que le fondateur de la CGT-SR soit le seul organisateur de l’opération. Dans cette optique, Alexandre Jacob fait figure d’opérateur préparant la logistique du trafic d’armes. Celles-ci doivent partir de Marseille. Or la maison Y Prost, que dirigerait Jacob, possède une annexe dans cette ville ; elle servirait donc de couverture.

Rappelons maintenant que le gouvernement Blum, dit de Front Populaire comme son homologue espagnol, déclare sa neutralité dès le début de la guerre civile de l’autre côté des Pyrénées. Cette prise de position ne facilite pas l’acheminement d’armes pour les républicains qui doivent donc circuler sous le couvert de la clandestinité. Les oranges de Jacob cachent-elles vraiment des explosifs et autres munitions ? La question du financement de l’opération peut se résoudre comme le suggère Bernard Thomas par l’expropriation des nombreuses églises sous le contrôle des militants de la FAI[8] [10].

Il n’en demeure pas moins que la mort de Zaharoff bouleverse les plans établis. Le voyage de Jacob en Espagne peut dès lors s’envisager comme une prise de contact, une concertation pour élaborer un nouveau projet. Cela est d’autant plus vrai que les anarchistes espagnols connaissent à l’époque un certain nombre de revers. Francisco Ascaso meurt dès juillet 1936 en montant à l’assaut d’une caserne à Barcelone. Au mois de novembre de cette année, c’est au tour de Buenaventura Durruti de tomber au cours de la bataille de Madrid. Entre temps, à la fin du mois d’octobre, des membres de la CNT acceptent d’entrer dans le gouvernement central de la république.

[11]Alors que les franquistes bénéficient de l’appui de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, les républicains se divisent grossièrement en deux camps de plus en plus antagonistes. Les partisans d’une révolution sociale (CNT, FAI, POUM[9] [12], UGT[10] [13]) s’opposent aux communistes, alliés des républicains modérés qui prônent eux une pause institutionnelle pour mener la guerre. Ces dissensions aboutissent à des affrontements sanglants, comme à Barcelone du 3 au 8 mai 1937 où la tentative de prise de contrôle du central téléphonique par les communistes provoque cinq jours d’émeute et quelques 500 morts.

La confusion des évènements précipite donc l’échec de la tentative d’aide imaginée par Jacob et Besnard. Le voyage de l’ancien bagnard est semble-t-il de très courte durée. Nous ne savons pas qui il rencontre en Espagne. L’absence de sources n’autorise hélas que des spéculations incontrôlables. S’il est tout à fait possible d’établir un lien entre Alexandre Jacob et Buenaventura Durutti, notamment par le fait que les deux hommes ont très bien pu se rencontrer à la prison de Fresnes en 1927, nous estimons par exemple erronée l’hypothèse émise par William Caruchet d’une lettre commune envoyée en novembre 1937 à Staline pour le vingtième anniversaire de la Révolution d’Octobre. Cette lettre nous parait d’autant plus imaginaire et farfelue que le libertaire espagnol est mort un an plus tôt ! Bien sûr il peut s’agir d’une faute de frappe ou d’une erreur d’impression de l’ouvrage de l’avocat niçois.

Il n’empêche que, si nous savons si peu de chose sur cet épisode de la vie de Jacob, c’est peut-être justement que ce qu’il avait envisagé ne peut se faire. De là le propos tenu par ce dernier à Pierre Valentin Berthier dès son retour en France : « Je n’ai rien pu faire avec eux, ce sont des fadas ! Oh non ! Ils ne savent pas ce qu’ils veulent ! »[11] [14]. La déception d’Alexandre Jacob se retrouve dans le roman de Michel Ragon : La mémoire des vaincus (p433). Frédérique Barthélémy, le héros imaginé en 1990 par cet écrivain libertaire, croise le vieux Marius errant comme une âme en peine dans Barcelone insurgé :

Un soir, Fred rencontra dans les rues de Barcelone le vieux Marius Jacob, tout aussi désemparé que ce jour où il arriva au Libertaire après ses 25 ans de bagne. Accouru assister à la révolution anarchiste, il ne comprenait guère ce qui s’y passait. Effaré de découvrir que des anarchistes étaient devenus ministres, il s’en retourna très vite à Issoudun il tenait un commerce de camelot ambulant.

Michel Ragon reprend les informations données par la biographie de Bernard Thomas en 1970 mais  également celles qu’a dû lui narrer son ami Pierre Valentin Berthier. Dépité de son expérience espagnole, Marius Jacob retournerait dans son Berry pour y retrouver son âne et sa roulotte, son calme et sa sérénité. Michel Ragon déforme volontairement la réalité. Alexandre Jacob reprend bien son activité de forain mais il ne le fait ni à partir de Reuilly, ni à partir d’Issoudun et encore moins avec une charrette tractée par un équidé. En 1937, Marius Jacob, à 58 ans, parcourt foires et marchés de la Touraine. Il réside à Fleury la Vallée dans l’Yonne. La seconde guerre mondiale correspond en revanche à son installation sur Reuilly. Or, si l’ancien bagnard doit vivre douloureusement l’échec des anarchistes espagnols, l’épreuve de la guerre est autrement plus lourde de conséquences pour sa vie.

Jacob, tchou 1970 [15]Bernard Thomas

Jacob, Tchou, 1970, p.357-359 :

Eteint, fini, résigné, Jacob ? Si peu qu’en juillet 1936 il disparaît pour quelques mois. « Il est parti voir des amis » : c’est tout ce qu’on sait.

En fait, il a suivi de très près l’évolution des événe­ments d’Espagne. Le coup de force des généraux, La libération des militants de la F.A.I. emprisonnés, l’insur­rection armée des masses. Majoritaires à la Confédéra­tion Nationale du Travail, tout-puissants à Barcelone, parfaitement structurés autour de la F.A.I., les anar­chistes dominent le Frente Popular. L’espoir d’une authentique révolution libertaire resurgit en lui, avec des souvenirs de jadis, au siècle précédent, quand il allait porter des messages et de l’argent aux compa­gnons ibériques persécutés.

Emu tout à coup, le vieux capitaine entré dans les ordres a sauté dans sa Peugeot. L’animal de combat s’est réveillé. Trop âgé pour aller faire le coup de fusil et grimper à l’assaut d’une fortification, il peut rendre des services encore.

Il va voir sir Basil Zaharoff, le pétrolier-marchand de canons. A la suite d’un long entretien, les deux hommes passent un marché : tant de kilos d’or contre tant de mitrailleuses, livrables en France, en Suisse ou en Angle­terre.

Il étudie ensuite les itinéraires à suivre pour faire pénétrer l’armement en Espagne : une flottille de bateaux réquisitionnés, qui traverseront le golfe du Lion sous ses ordres, en un convoi régulier, ininterrompu, lui semble la meilleure solution.

L’or ? C’est le plus facile à trouver. Les églises espa­gnoles en regorgent. Il en sait quelque chose. Les mili­tants de la F.A.I. également, qui l’utilisent comme tré­sor de guerre. Mais ces jeunes gens bien intentionnés sont des amateurs. Ils ratent leur coup une fois sur deux, faute des connaissances techniques nécessaires. De plus, rien de tout cela n’est organisé. Des fortunes se perdent. Les trafiquants auxquels font appel les révo­lutionnaires les grugent honteusement : ils leur livrent à prix d’or des camions emplis de cailloux et dont la couche supérieure seule est composée d’armes – hors d’usage la plupart du temps.

Son système une fois minutieusement mis sur pied, Alexandre se rend enfin à Barcelone. Une déception immense l’y attend : Ascaso est mort, Durruti est mort. Les communistes, passés maîtres dans l’art du noyau­tage et de l’infiltration, tiennent la capitale de l’insur­rection. Federica Montseny, qui est ministre de la Santé, et l’Italien Berneri, dans Guerra di classe, presque seuls  dénoncent le péril. Les camarades, trop occupés à se battre sur tous les fronts, ne semblent pas les comprendre. Jacob est renvoyé d’une autorité à une autre Il rebondit de bureau en bureau. Pas un responsable, Les communistes le font lanterner. Les social-démocrates se montrent évasifs. Où sont les anarchistes ? Dans des fosses communes. Trahis sur leurs arrières, ils se sacrifient sur le front.

Le vieux monsieur comprend alors qu’il a été victime du dernier piège de la maïa. La révolution espagnole n’aura pas lieu. Les autoritaires sont prêts à coexister avec les capitalistes, plutôt que de laisser l’autogestion réelle s’instaurer. Les « brigades internationales » n’ont été qu’un sursaut de la conscience mondiale devant l’emprise des totalitaires de tous bords. Staline, lui, fait le jeu de Franco.

– C’est normal, pense Jacob. Je suis un utopiste. L’histoire n’est pas affaire de sentiments, mais de rap­ports de forces. Tant que la conscience individuelle de tous les hommes ne sera pas plus évoluée, la volonté de puissance de quelques-uns triomphera.

Alors, il remonte dans sa voiture et reprend sa place au marché d’Issoudun, débonnaire, souriant, énigmatique.

Marius Jacob par William Caruchet [16]William Caruchet,

Marius Jacob l’anarchiste cambrioleur, Séguier, 1993, p.310-313 :

Comme beaucoup d’anarchistes dès 1917. Jacob a épousé la Révo­lution d’Octobre. Quelle formidable expérience, alors, que ce loin­tain chambardement ! Un autre espoir naît avec la guerre d’Espagne. Avec elle, Jacob retrouve l’exaltation de l’engagement physique.

Cette révolution espagnole est un long orage dont les premiers grondements ont commencé bien avant 1936. Anarchistes et commu­nistes secouent jusqu’à l’ébranlement la vieille royauté autocratique et mystique. À ses débuts, le drapeau noir a flotté sur Madrid. C’est lui que nous allons suivre avec Jacob, avant qu’il ne disparaisse, ren­versé, écrasé et enterré par un ordre social conservateur.

Il arrive à Barcelone durant l’été 1936. Pas de taxis, seulement de surannés fiacres à chevaux. Sur le Paseo de Colon, peu de monde. Mais dans les autres rues du centre, quel spectacle ! Des ouvriers en civil, le fusil à l’épaule. Aucun soldat en uniforme, mais beaucoup de miliciens en tenue bleu foncé, avec parfois une fille au bras. Devant les hôtels, les grands magasins et les édifices gouvernementaux, des sentinelles armées derrière un semblant de barricade de pavés et de sacs de sable. Les anarchistes sont les maîtres de la ville et de la Catalogne. Partout, leurs sigles en lettres blanches sur fond noir, affirment cette emprise : F.A.I. (Fédération Anarchiste Ibérique), C.N.T. (Confédération Nationale du Travail), P.O.U.M. (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste). Sur les immeubles, aux boutonnières, les trois lettres U.H.P, le célèbre slogan du soulèvement des Asturies en 1934 . Rien que des ouvriers.

Le gouvernement a déconseillé aux promeneurs le port du chapeau. Cette coiffure bourgeoise peut faire mauvaise impression et entraîner des manifestations hostiles. Jacob se met à la mode du jour et revêt l’uniforme de la milice. Il est aspiré par un inimagina­ble bouillonnement de lave humaine. Les barricades sont à chaque coin de rue, avec une forêt de drapeaux rouges et noirs. Chacun a conscience de vivre des journées fantastiques. Il est gagné par cette ambiance de chants, de musique et de cris.

Avec Lecoin, il anime un mouvement de solidarité antifasciste, le « Secours International Anarchiste ». C’est le rassemblement le plus actif d’aide aux Républicains. Ils éditent un journal hebdoma­daire, qui compte dix mille abonnés. Jacob y rencontre des hommes aussi différents que René Belin (futur ministre du Maré­chal Pétain), Léon Jouhaux (secrétaire général de la C.G.T.), des hommes de lettres (André Chamson et Maurice Rostand). En moins d’un an, Jacob et Lecoin collectent un million de francs. Chaque semaine, des camions bourrés de vivre et de médicaments font la navette entre la France et l’Espagne. Jacob ajoute souvent aux cargaisons des armes légères et des munitions. Les douaniers ferment les yeux.

« Cette guerre, écrit Jacob, est une guerre libératrice. La lutte que mènent les anarchistes espagnols est la nôtre ». Ses articles sont des écrits de polémiste et de commentateur critique. Il voit dans cette révolution une explosion susceptible d’ébranler les fondements des régimes bourgeois, et de déplacer le méridien révolutionnaire de Moscou à Madrid.

Les anarchistes se battent sur tous les fronts et tombent par mil­liers. L’entrée en lice des Brigades internationales sont pour lui un sursaut de la conscience mondiale. Les mouvements libertaires espagnols l’utilisent pour ranimer l’ardeur révolutionnaire de mili­tants trop tièdes. Les revers militaires apportent rivalités de tendan­ces et intrigues pour le pouvoir. Tout cela commence à sentir le soufre et l’hérésie. Querelles et haines s’attisent entre communistes, socialistes et anarchistes, rendant inévitable la rupture. De Moscou va venir l’excommunication brutale des disciples de Trotsky qui n’en font qu’à leur tête. Jacob perd ses illusions sur la radieuse Union soviétique. C’est le douloureux et déchirant abandon.

Jacob retrouve à Barcelone Durruti, que la révolution a propulsé au premier plan. Sa stature est impressionnante. Très grand, taillé en athlète, une sorte de Danton à la voix rude, au sourire de bête de proie. Seul élément physique bienveillant, son regard. C’est l’un des chefs politiques et militaires les plus écoutés. Jacob l’accompagne sur le front d’Aragon. Un jour Durruti pleure de fureur lorsque ses mili­ciens, leurs munitions épuisées, doivent repousser une attaque fran­quiste uniquement à la grenade.

Indiscipline sur le front et embourgeoisement à l’arrière. Jacob et Durruti dénoncent cette double tare. En première ligne, il est vrai, tout ordre donne lieu à des palabres interminables et personne ne veut obéir. Militaires et civils se détestent et se méfient les uns des autres. Tout le monde est suspect. Dans les villes, de nouveaux riches s’installent dans l’opulence. Cafés, dancings et cabarets ne désemplissent pas. Les deux hommes, en novembre 1937, adressent un message à Staline pour le XXe anniversaire de la Révolution d’Octobre. Les anarchistes doctrinaires dénoncent cette initiative jugée inopportune.

Le manque d’armes interdit aux Républicains toute contre-offen­sive. Les plaintes des combattants se multiplient. Il est vrai que le pouvoir central a peur d’armer les anarchistes. Jacob, qu’aucune réputation n’impressionne, se fait recevoir par l’un des hommes les plus riches du siècle, Basil Zaharof. À quatre-vingt-cinq ans, retiré sur le rocher de Monte-Carlo, il fait encore des affaires et n’a aucun pré­jugé dans le choix de ses clients. Sir Basil, conseiller de l’Amirauté bri­tannique, chevalier de l’Ordre du Bain, mécène, mais surtout marchand d’armes, écoute l’ancien bagnard. Il vend des canons à Franco. Pourquoi ne pas livrer quelques milliers de mitrailleuses aux Républicains ? Peu importe pour lui l’issue du conflit. Il accepte de livrer des canons de gros calibre, des fusils et quelques millions de cartouches et d’obus. Le tout livrable en France, en Suisse ou en Angleterre. Mais il exige le paiement en or, monnaies ou lingots. Jacob accepte le marché. Ce sont les richesses des églises espagnoles qui régleront la note. De retour à Barcelone, tout le monde se défile.

Les anarchistes ont été évincés des instances dirigeantes. Ce sont les communistes qui tiennent les leviers de commande. À l’approvision­nement en armes de Sir Basil, ils préfèrent celui de Moscou.

Jacob se replonge alors dans l’action humanitaire. Avec la débâcle et la prise de Madrid par Franco, les réfugiés, par centaines de milliers, essaient de gagner la frontière française. Dans cet exode, les familles sont souvent dispersées. Le mari, la femme, les enfants sont séparés et internés dans des camps différents. Jacob s’emploie à assurer leur regroupement. Une œuvre gigantesque à laquelle il se donne entièrement. Les routes regorgent de fuyards. Avec ses amis anarchistes, il a bien du mal à se frayer un passage dans ces colonnes disparates, arrosées de balles de mitrailleuses par les avi­ons allemands et italiens.

La défaite des Républicains, en mars 1939, laisse Jacob désem­paré. Elle prive l’anarchisme de son seul et unique bastion. De l’épreuve ibérique, il sort écrasé, dispersé et aussi discrédité. Le socialisme autoritaire, dégagé de la concurrence libertaire, reste seul maître du terrain.

La guerre est imminente. Si en 1914, les anarchistes avaient pu espérer, jusqu’à la mobilisation, que celle-ci serait le détonateur d’une révolution, en 1939 ils ont conscience de leur solitude et de leur impuissance à peser sur les événements. Lecoin et Jacob accomplissent néanmoins un geste ultime. C’est le tract « Paix immédiate ». Il est distribué et affiché dès le lendemain de la décla­ration de guerre.


[1] [17] Interview de Pierre Valentin Berthier, 14 février 2001.

[2] [18] Thomas Bernard, Jacob., p.358.

[3] [19] Hugh Thomas, Histoire de la guerre d’Espagne, tome 1, p.67.

[4] [20] Les deux lettres que publie L’Insomniaque dans les Ecrits en 1995 se trouvaient dans les archives personnelles de Guy Denizeau, l’ami forain de Jacob.

[5] [21] Archives Contemporaines deFontainebleau, 19940500/article 313/ dossier 5279 : expédition de produits alimentaires vers l’Espagne 1936

[6] [22] Terme utilisé par Jacob à propos de Besnard dans la lettre qu’il adresse à Eugène Humbert, le 7 avril 1929 (I.I.H.S.A., fonds Eugène et Jeanne Humbert).

[7] [23] Interview de Pierre Valentin Berthier, 14 février 2001.

[8] [24] Thomas Bernad, Jacob, p.359.

[9] [25] Partido Obrero de Unificacion Marxista, d’obédience trotskyste.

[10] [26] Union Générale des Travailleurs, l’autre grande centrale syndicale espagnole avec la CNT.

[11] [27] Interview de Pierre Valentin Berthier, 14 février 2001.