- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Vols à … Compiègne

[1]A 73 km au Nord-Est de Paris, Compiègne est un lieu bien fréquenté. Des rois, des empereurs, des tsars ont traînés leurs guêtres dans la sous-préfecture de l’Oise. En août et en novembre 1902, en février 1903, les Travailleurs de la Nuit, Alexandre Jacob et Léon Ferré, accompagnés d’abord de Joseph Ferrand puis de Félix Bour, y ont trouvé eux des victimes de choix. Ils échouent pourtant à dérober les tapisseries du palais impérial. Un des deux cambriolages de commande signalé par Alain Sergent dans sa biographie de l’anarchiste en 1950. Si le butin n’est pas non plus des plus conséquents chez le capitaine Edou et dans l’église Saint Jacques, c’est en revanche un véritable pactole qui les attend chez la comtesse de Frezals. 72 kilogrammes d’argenterie ! La petite entreprise anarchiste, Jacob et Cie, cambriolages, vols et fric-frac en tout genre, ne connait pas la crise. Bien au contraire,  elle tourne à plein régime.

L’examen de ces trois reprises aux assises d’Amiens, lors de la cinquième audience du procès de la bande dite d’Abbeville, le 13 mars 1905, est l’occasion de mettre en valeur son efficacité et ses motivations politiques. Les victimes sont ciblées : un militaire, un curé, une noble, soit autant de nuisibles et d’accapareurs aux yeux des illégalistes. Les fondeurs Apport et Brunus, de la rue Lecomte à Paris, sont directement impliqués. Jacob tente de les disculper. Mais le vol Frézal permet à l’orateur Jacob de discourir sur l’état de noblesse. Il justifie son acte et offre à un auditoire fourni et curieux d’écouter le surprenant voleur, sa vision de la lutte des classes et du matérialisme historique. Les caustiques réparties et les piques cinglantes fusent. Le président Wehekind tente bien encore une fois d’empêcher le malfaiteur de déclamer crânement. Rien n’y fait. Le voleur est un beau parleur et il a le dernier mot.

[2]Archives de la Préfecture de police de Paris,

EA/89 : dossier de presse « La bande sinistre et ses exploits »

11e audience, 13mars 1905

Vol à Compiègne

Le 31 août 1902, M. Colignou, facteur, en voulant mettre de la correspondance dans la boîte du capitaine Édou, demeurant à Compiègne, rue Vermenton et qui était au camp de Sissonne, s’aperçut que la porte de la maison était ouverte et que la gâche de la serrure avait été arrachée.

La police prévenue se rendit sur les lieux et releva sur la porte d’entrée de nombreuses empreintes de pesées.

Au rez-de-chaussée rien ne semblait avoir été dérangé, bien que dans le salon et la salle à manger se soient trouvés, dans des vitrines, des objets de valeur. Il n’en était pas de même au premier étage. La pièce où se trouve le bureau du capitaine présentait le plus grand désordre : les tiroirs du bureau avaient été arrachés, les serrures brisées ; dans la chambre à coucher, une armoire à glace avait été fracturée ; les pièces du deuxième étage étaient intactes.

Ce vol paraît avoir été commis avec une certaine précipitation car des objets de valeur n’ont pas été pris.

Les voleurs avaient emporté : cent actions de Sedoline en vingt certificats, une paire d’épaulettes, une médaille, des mouchoirs, des chaussettes, un bouchon de carafe en argent, un service à thé en argent, une bonbonnière en métal doré, cinq mètres de dentelles, un éventail, un cachet, un sac de cuir jaune et différents objets. Plusieurs de ces objets : une bonbonnière, un mouchoir, un sac de voyage, saisis chez Jacob rue Leibnitz, furent formellement reconnus par le capitaine Édou comme lui appartenant.

Ferré et Ferrand faisaient partie de cette expédition. Ferrand le reconnaît. Quant à Ferré, la culpabilité, dit l’accusation, est établie par une dépêche expédiée de Compiègne, le 31 août 1902, à sa femme, et signé : François.

M. Édou donne des détails sur ce vol. Jacob écoute attentivement et se penche en avant.

– On m’a pris, dit le témoin, des actions Sedoline…

– And Californ, complète Jacob.

– On m’a pris une théière en vermeil…

– Oh ! Pardon, en cuivre doré. On vous l’a peut-être vendue pour du vermeil. Les marchands sont si voleurs!…

Le président, à Jacob – Qu’avez-vous fait des actions ?

Jacob – Combien le témoin les avait-il achetées ?

Le témoin – 1200 francs.

Jacob – Eh bien ! monsieur, vous vous êtes fait voler. Ces titres n’avaient aucune valeur. Je les ai brûlés. Ce sont des escrocs qui vous les ont vendus. Mais ils sont décorés de la rosette, et ce sont des honnêtes gens. Ils ne sont pas des cambrioleurs, eux !

Ferré dit qu’il n’a pu, le jour du vol, envoyer de Compiègne une dépêche puisqu’il était à Paris.

Ferrand dit que la dépêche était pour lui. Jacob la lui avait adressée.

[3]Archives de la Préfecture de police de Paris,

EA/89 : dossier de presse « La bande sinistre et ses exploits »

11e audience, 13mars 1905

Vol à Compiègne

Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1902, des malfaiteurs pénétraient dans l’église Saint-Jacques à Compiègne. Ils s’introduisaient d’abord dans la cour de la sacristie en escaladant un mur de 3 mètres, puis ils durent successivement fracturer quatre portes. Deux des portes avaient eu leur penne forcé, les deux autres les montants arrachés.

Dans la sacristie, les voleurs avaient pris deux ostensoirs, 80 francs en billon. Ils avaient essayé de perforer le coffre-fort, mais n’avaient pu y parvenir.

Dans l’église, ils avaient dérobé plusieurs ex-voto en argent et déboulonné un tronc.

MM. Dubuisson et Patry ont déclaré que, cette nuit-là, ils avaient aperçu deux individus rôdant autour de l’église. Plus tard, ils ont reconnu dans les photographies qui leur ont été présentées Jacob comme l’un de ces individus.

Jacob était arrivé en éclaireur. Il avait adressé à Ferré une dépêche datée du 9 novembre et ainsi conçue : «Mercier, 51, rue Labrousse, Paris. Reçu colis conforme. [Signé :] Radinot. »

Ferré nie avoir reçu cette dépêche.

– Elle était pour Mercier, dit Jacob.

– Pour Mercier ? objecte le président,

– Contestez-vous l’existence de Mercier ? Vous ne pouvez contester son existence.

[1]Archives de la Préfecture de police de Paris,

EA/89 : dossier de presse « La bande sinistre et ses exploits »

11e audience, 13mars 1905

Vol à Compiègne

Mme Gallois s’apercevait, le 11 février 1903, que la villa de Mme de Frézals dont elle avait la garde avait reçu, en l’absence de la propriétaire, la visite de malfaiteurs.

Au premier étage tous les meubles avaient été bouleversés et les tiroirs vidés sur le parquet. Au deuxième étage régnait le même désordre ; toutefois aucun meuble n’avait été fracturé à l’exception de deux coffres-forts qui étaient placés dans une pièce de cet étage. Un des coffres-forts avait été éventré de la même façon. Dans ces coffres-forts se trouvaient une quantité considérable d’argenterie et de nombreux objets précieux qui furent emportés.

Bour, à l’instruction s’est reconnu l’auteur de ce vol avec Jacob et Ferré ; il déclara que l’argenterie volée chez Mme de Frézals, et qui ne pesait pas moins de 72 kilos avait été transportée chez un fondeur de la rue Michel-le-Comte, Brunus, par l’employé de ce dernier, Apport et par Jacob. Tous deux au retour du vol de Compiègne étaient venus chercher à la consigne de la gare du Nord le panier renfermant le produit du vol. Il ajoutait même, ce qui fut reconnu exact, que l’employé d’octroi, en voulant vérifier le contenu du panier, s’était coupé légèrement avec un couteau.

Pour dépister les recherches, Jacob avait transporté ce colis chez son complice Brunus, à l’aide de deux voitures : la première avait été prise à la gare du Nord ; la seconde sur la voie publique.

Brunus et Apport nièrent les faits qui leur étaient reprochés. Ils prétendaient n’avoir jamais rien acheté à Jacob. Apport prétendit ne pas avoir été avec Jacob chercher à la consigne de la gare du Nord le panier d’argenterie. Les recherches faites à la gare établirent, comme Bour l’avait déclaré, que le panier avait bien été apporté à la consigne le matin et retiré dans l’après-midi par deux individus.

Bour, après avoir posé des scellés chez Mme de Frézals, avait, le 10 février, adressé à Jacob une dépêche signée de «Georges » au reçu de laquelle Ferré et Jacob étaient venus le rejoindre.

Trois jours après, Bour était revenu à Compiègne pour voir si on pouvait continuer le vol, ses complices et lui ayant dû laisser des objets de prix. Il s’aperçut alors que le vol était découvert, et il adressa à Jacob une dépêche signée «Henri », ce qui voulait dire qu’il était inutile de venir.

Mme de Frézals dépose.

Jacob – Si le témoin avait eu des couverts en fer-blanc, je ne lui aurais pas pris d’argenterie.

M. Delaplace vient déclarer qu’il a vu dans son café à Paris, rue Michel-le-Comte, 34, Jacob, Bour, Apport et Brunus. Apport dit qu’il n’a vu qu’une fois Bour avec Jacob chez M.Delaplace. M.Murat, ancien garçon de café chez M. Delaplace, fait une déclaration analogue à celle de son patron.

– Jacob, dépose-t-il, arrivait en voiture, toujours avec une sacoche et disait : « J’attends M.Brunus. » Très souvent, Jacob, Brunus, Apport et Bour rentraient au café par une porte située derrière la maison.

Brunus et Apport protestent de leur innocence. Ils ne savaient pas que les objets qu’ils achetaient à Bour et à Jacob étaient volés.

Jacob discute la date du vol.

– Vous n’êtes sûr de rien. Vous le voyez bien, dit-il.

On revient à la fréquentation des accusés dans le café de M. Delaplace.

Jacob – J’étais un client habituel de ce café. On ne peut dire que Brunus et Apport sont mes complices parce que j’allais dans ce café.

– Vous avez avoué avoir commis cent cinquante vols en quatre ans. Cela ferait un vol par semaine. Vous n’aviez pas le temps d’aller souvent au café. Vous étiez souvent en province.

– C’est de la décentralisation.

M. Debain, orfèvre à Paris, a vu des gens suspects dans le café de M. Delaplace. Il reconnaît

Apport et Brunus comme venant à ce café. Il ne peut dire s’il reconnaît Bour et Jacob.

Jacob – Si le témoin ne me reconnaît pas, comment peut-il dire que j’avais des allures suspectes ?

Comme le témoin se retire, Jacob s’écrie :

– Il est d’essence supérieure, ce bonhomme-là.

Les incidents se multiplient.

Une déclaration d’Apport

Apport se lève et demande à faire une déclaration au jury.

Il se défend d’être anarchiste. Il faisait partie d’un comité républicain libéral à La Varenne-

Saint-Hilaire. Il est innocent et a confiance en ses juges. Jamais son casier judiciaire ne fut entaché d’une condamnation. Il espère qu’il ne le sera pas. Il appartient à une honorable famille. Son père était huissier.

Première déclaration de Jacob

Jacob se lève. Il dit qu’il a écrit au procureur de la République pour lui signaler les endroits où il faisait fondre les bijoux et l’argenterie. Le procureur n’a pas voulu l’écouter. Il faut aux magistrats des victimes.

De juillet 1900 à octobre 1901, Jacob a fait fondre chez différentes personnes dont il donne les noms et les adresses.

Il avait fait la connaissance d’Apport qui était l’employé de Brunus. Ses confidences n’étaient pas tombées dans l’oreille d’un sourd. C’est de lui qu’il tenait les adresses qu’il vient de donner. Il se servit donc du nom de Brunus chez divers bijoutiers. Il s’était fabriqué une carte d’identité au nom de Brunus.

– Ce n’est pas pour satisfaire votre curiosité de jugeurs, termine Jacob, que je fais cette déclaration.

Je ne reconnais à personne le droit de juger. C’est pour que des victimes innocentes ne soient pas condamnées. MM. les jurés apprécieront.

Deuxième déclaration de Jacob

Jacob veut maintenant dire son sentiment sur la noblesse. M. le président l’interrompt.

– C’est le moment réplique-t-il, Mme de Frézals est noble.

Et il commence. Voici d’après le texte qu’il nous a remis lui-même cette déclaration :

«Parmi le nombre des fortunes bourgeoises quelques-unes peuvent se considérer comme étant le produit d’une entreprise commerciale ou industrielle. Par exemple, le négociant en alcool s’enrichit en empoisonnant des générations ; le fabricant d’armes emplit d’or ses coffres-forts en construisant des engins de destruction ; le tenancier de maison publique – ce citoyen patenté, électeur et éligible – amasse de fortes sommes en se dévouant au salut de la morale bourgeoise : leur fortune est en quelque sorte le résultat d’un… genre de travail. Mais à l’égard des propriétés nobiliaires cette subtilité de possession ne peut pas même se soutenir.

Pour un « noble », travail est synonyme d’avilissement. Aussi sont-ils toujours demeurés nobles. Il suffit de compulser l’histoire pour constater qu’ils ne doivent leur fortune qu’aux crimes, aux brigandages et à la prostitution. Durant dix siècles, la noblesse ne se distingue que dans l’art de spolier et massacrer les peuples. Plus tard la monarchie absolue ayant concentré le pouvoir, les nobles ne pouvant plus donner libre cours à leur inclination de bandits cruels et féroces, se métamorphosent en courtisans obséquieux et plats. C’était à qui ferait le mieux la révérence devant le maître pour accaparer des privilèges. Les coupe-gorge devinrent des lupanars, le banditisme fit place à la prostitution.

«Aujourd’hui, malgré trois révolutions, cette caste n’a pas dérogé à ses chères traditions.

Les uns ne vivent que grâce aux revenus de biens jamais gagnés ; d’autres, poussés sans doute par des influences ataviques, ne pouvant plus piller et tuer pour leur propre compte commandent à l’armée de cette même République que leurs grands-pères de Coblence voulurent étouffer ; certains enfin, plus avides de gain que de gloire, restaurent leur fortune en mariant leurs progénitures aux marchands de porcs d’Amérique.

«En résumé, la noblesse ressemble à ces fleurs séduisantes dont la substance vénéneuse tue : elle est un obstacle, un danger social comme ennemie de toute innovation humanitaire. Parasites décorés d’oripeaux, les nobles ne vivent qu’au détriment des classes laborieuses.

Aussi me suis-je fait l’instrument de révolte en les dépouillant du fruit de leurs rapines, avec le regret amer de n’avoir pu faire mieux. »

[4]Alain Sergent

Un anarchiste de la Belle Epoque, Le Seuil, 1950, p.64 :

Jacob avait été pressenti par un riche Anglais qui désirait se procurer une tapisserie au musée de Bayeux, et que la légende attribue à Berthe au Grand Pied. Elle représentait la conquête de l’Angleterre par Guillaume. Jacob se déplaça pour étudier l’opération, mais la jugea impossible étant donné le volume de la tapisserie. L’original amateur se rabattit alors sur certaines pièces du même genre, mais plus petites, qui se trouvaient dans la chambre de Marie Antoinette, au château de Compiègne. Nouveau voyage, nouvelle déconvenue, car le château était admirablement gardé, avec une organisation de ronde impeccable et un système d’alerte tellement précis qu’on l’emploie encore de nos jours.

Jean-Marc Delpech

Rubare per l’anarchia, Eluthera, 2012, p.84

Jacob sourit et explique à ses compagnons. Le richissime collectionneur anglais, celui-là même qui avait cru que l’on pouvait s’emparer de la trop longue et trop lourde tapisserie de la reine Berthe aux Grands Pieds à Bayeux, vient tout juste de passer une nouvelle commande.

–          C’est joli Compiègne !

–          Tu ne vas pas nous faire le guide touristique des chemins de fer quand même. Compiègne, sa forêt, son haras, son théâtre impérial

–          Ses maisons bourgeoises … et son château. Vous voyez où je veux en venir ?, a demandé Jacob.

Le 10 février 1903, Léon Ferré, Félix Bour et Alexandre Jacob regardent dépités la demeure royale et impériale, assurément trop bien gardée pour que les travailleurs puisse s’y introduire. Mais ils ne repartent pas bredouilles de Compiègne. Les scellés posés sur la belle maison de Mme de Frézals sont toujours en place. Au premier étage, ils ont tout bouleversé et vidé sur le parquet, tandis qu’au second, les deux coffres forts de la donzelle ont facilement vomi leur 72 kilos d’argenterie. A Paris, il a fallu transporter le lourd colis chez Brunus depuis la consigne de la gare du Nord. Prudent, Jacob effectue le trajet, avec Apport l’employé de Brunus prévenu par télégramme, à l’aide de deux voitures pour mieux dépister d’éventuelles recherches. Puis, il repart rejoindre Bour et Ferré à Beauvais.