- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

L’honnête au pays des frelons 10

[1]Le 11 août 1905, Alexandre Jacob écrit à sa mère. Les époux Develay se chargent toujours de gérer les biens de la famille emprisonnée. Mais la lettre, qui mentionne pour la première fois le pays des frelons, est presque entièrement consacrée au procès de Laon dont on ne sait, à cette date, quand il doit se tenir. Jacob donne ses conseils sur les témoins à comparaître et sur l’attitude à adopter. Il évoque d’ailleurs à ce propos son expulsion de la salle d’audience du tribunal d’Amiens le mardi 14 mars, à la suite de l’incident entre le président Wehekind et les avocats parisiens de la défense, scandale volontairement provoqué selon lui par le juge du milieu. Mais si l’illégaliste s’étend sur ce procès en appel et non sur son avenir en Guyane, par exemple, c’est bien parce qu’il ne pense pas partir pour le dépôt pénitentiaire de Saint Martin de ré avant les premiers jours de septembre. Il se trompe. Le 20 août 1905, le condamné aux travaux forcés à perpétuité franchit les portes de la citadelle rétaise. La veille, il faisait son entrée à la maison d’entrée de La rochelle. Si l’on peut estimer juste un trajet de deux jours entre le Loiret et la Charente Maritime, il est alors envisageable d’affirmer qu’Alexandre Jacob quitte sa « ruche » vers le 16 ou le 17 juin 1905.

[2]11 août 1905

Pays des frelons

Chère maman,

Je ne suis pas encore parti et ne partirai probablement que dans les premiers jours de septembre. Amen !

Épatante, surprenante, stupéfiante, abracadabrante et surtout charmante la réponse de M. l’avocat des riches de Laon. Comment ! que tu fasses citer ces deux témoins à tes frais ? Eh bien ! il n’a pas peur ce brave homme. Il ne doute de rien ce républicain avocat de la plus étonnante des républiques. En Afrique, avec 100 sous, on fait faire 200 kilomètres à un chameau, et encore la bonne bête vous porte-t-elle sur son échine. Or tu irais payer 15 francs, c’est-à-dire trois fois plus pour faire effectuer un moindre parcours à deux bipèdes qui refuseraient de te porter sur leur petit doigt du pied ? Que nenni ! Dis-lui que tu n’es pas une mûre. Achète pour 15 francs de ragoût, de jambon, de saucisson ou de toute autre mangeaille, mais ne donne pas un centime à ces grippe-sous d’huissiers.

À Amiens, si j’ai bonne mémoire, tous les témoins, même ceux à décharge, ont été cités par l’office de M. le procureur général. Je m’étonne donc qu’à Laon on ne se conforme point à ce précédent. Attends un peu. Je crois avoir gardé la feuille des témoins cités pendant le cours des débats.

En effet. J’en trouve deux. Mais je ne t’en envoie qu’une, afin que tu puisses lui en faire la remarque, si tu le juges utile. Au fait, qu’ils viennent ou qu’ils ne viennent pas, ce sera à peu près la même chose. Si tu les fais citer, ce n’est pas pour qu’ils encourent une disgrâce. On peut bien les nommer l’un ministre de la Justice, l’autre ministre de l’Intérieur. Qu’importe, pas vrai ? Au contraire. Au plus un être ou une chose sont élevés, davantage ils ont d’altitude au mieux les aperçoit-on. Tiens, par exemple : un lapin dans son terrier, macache ! pas moyen de le voir ; tandis que perché sur un mamelon… Oh ! la belle cible ! pin-pon…

Bien plus. Il est à peu près certain que ce que tu diras sera pour eux cause à avancement. Un simple gendarme qui tue un gréviste est nommé brigadier. Il en est de même pour un juge d’instruction et un gardien-chef qui torturent une femme. Il n’y a là rien qui puisse surprendre, c’est le propre de l’arrivisme, de l’arrivisme républicain. D’autre part, si tu as été l’objet de semblables procédés, ce n’est pas parce que c’est monsieur Untel ou monsieur Tel-autre. Non. Leurs agissements sont inhérents à leur fonction. Un inculpé n’est plus un être, c’est une chose : il devient la propriété du juge d’instruction. On a supprimé les tortures physiques (on le dit), qui ne faisaient qu’arracher des cris, mais on a perfectionné les tortures morales qui font bien autrement souffrir.

En résumé, qu’ils soient cités ou qu’ils ne le soient pas, borne-toi à divulguer les mesures dont tu as été victime sans t’inquiéter du résultat… officiel. Puisque l’accusation te reproche de n’avoir pas répondu au juge d’instruction, dis-en la cause : le refus de l’avocat. De même pour les autres griefs : pression exercée par [illisible] afin que tu fasses choix d’un autre défenseur ; la visite des deux religieuses venues dans l’intention de te faire parler et de t’offrir, de te désigner pour mieux dire un avocat mangeur d’hosties de leur choix ; le refus de laisser envoyer tes papiers, etc.

En un mot, les principaux faits, sans t’embarrasser dans les détails. Et, si parfois le juge du milieu faisait mine de t’empêcher de parler, insiste, ne te laisse pas intimider ; s’il crie, tu n’as qu’à crier plus fort que lui. Fais attention qu’il ne te joue le tour de Scapin que m’a joué celui d’Amiens. Étant prévenu de ce que tu dois dire (il lit nos lettres), il n’y aurait que peu d’étonnement à ce qu’il cherchât à t’expulser. Je te recommande aussi de ne pas pleurer comme à Amiens. À quoi bon te chagriner : tu ferais encore rire les honnêtes gens. Va, laisse-les rire. Le 9 mai 1896 ou 1897, je ne me souviens plus au juste, les honnêtes gens firent des gorges chaudes, le matin : on venait de fusiller les anarchistes à Montjuich[1] [3] ; mais le soir, ils pleurèrent : le bazar de la Charité flambait[2] [4].

S’il est vrai que tu recevras bientôt la feuille des témoins, vous ne tarderez pas à passer, car cette pièce ne se donne que quarante-huit heures avant l’ouverture des débats, du moins je le crois.

Mais à propos, vous a-t-on donné un autre acte d’accusation ? S’il faut en croire l’opinion unanime des avocats, vous ne serez poursuivies que sous l’accusation de faits pour lesquels vous avez été condamnées. De sorte que l’acte d’accusation d’Amiens ne peut servir puisqu’il relate et les faits pour lesquels vous avez été acquittées, en quelque sorte, et les faits pour lesquels ceux qui ne se sont pas pourvus en cassation ont été condamnés. Tâche de te renseigner à cet égard, si tu peux.

Il n’est pas bien utile que tu avises Me Justal. Tu seras toujours à temps de le faire lorsque tu connaîtras la date des assises d’une façon certaine. Mais j’y songe, puisque le président est venu vous voir, c’est qu’il a été désigné pour présider telle ou telle session ; de sorte qu’il aurait dû ou qu’il aurait pu vous dire exactement l’époque des débats.

J’ai bien expédié nos vêtements à M. Develay. Il est étrange qu’il ne te réponde point. Écris de nouveau. Tu peux leur dire qu’ils peuvent en disposer. Je le leur ai déjà dit, il y a trois mois. J’ai encore reçu 20 francs. Mais il ne faudrait pas que tu récidives, car je te promets de te les renvoyer. Et puis, je dois te dire qu’une fois au dépôt, j’ignore si l’on recevra l’argent. Je m’explique mal. Pour le recevoir, on le recevra, mais ce dont je doute, c’est si je pourrai en disposer. J’ai bien peur du contraire. Aussi, je te prie de ne plus rien m’envoyer à moins que je ne t’en demande. À quoi te servirait de m’envoyer de l’argent s’il devait m’être confisqué ? Ne vaut-il pas mieux que tu en profites toi-même ?

Ne te plains pas de M. Audibert. Tous tes créanciers n’imitent pas son geste. Et puis, à son âge dans sa fonction, avec de si dérisoires appointements, il est assez difficile d’économiser 50 francs. Il faut être en Afrique pour pouvoir faire un pareil tour de force.

Je t’embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose.

Sincères amitiés aux camarades,

Alexandre


[1] [5] En 1897, à la suite de troubles insurrectionnels en Catalogne, des centaines d’ouvriers révolutionnaires sont enfermés et torturés dans la citadelle de Montjuich à Barcelone. Sur ordre du président du Conseil espagnol, le réactionnaire Antonio Canovas del Castillo, cinq d’entre eux sont exécutés. Celui-ci ne l’emportera pas au paradis, l’anarchiste italien Michele Angiolillo l’abattra peu après.

[2] [6] Le 4 mai 1897 se tenait rue Jean-Goujon près des Champs-Élysées une vente de bienfaisance aux profits des soeurs de la Charité. Alors que tout le gratin parisien était réuni, le feu se déclara entraînant la mort de près de 120 personnes, essentiellement des femmes de la haute.