- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Manif à Bicêtre

[1]La bagarre qui éclate le 11 février 1905 au soir devant le bar Lephay pourrait constituer un fait divers d’une affligeante banalité. Il n’en est pourtant rien. La rixe est même révélatrice de la tension grandissante, à Amiens, à l’approche du procès des travailleurs de la Nuit. Ce soir-là, Sébastien Faure donne une conférence aux accents antimilitariste et pacifiste à l’Alcazar de la ville. La foule est venue nombreuse écouter « le commis-voyageur de l’anarchie » et la police locale éprouve de grandes difficultés à la disperser une fois la causerie terminée. La soirée ne fait alors que commencer. Une manifestation se met en place, joyeuse, bruyante, et se dirige aux cris de Vive l’Internationale !, de Vive l’Anarchie ! … et de Vive Jacob ! vers la prison de Bicêtre. Nous ne savons pas exactement l’ampleur du défilé de soutien mais nous pouvons supposer un nombre conséquent de manifestants au regard du volume sonore engendré par les slogans criés. 500 à 600 selon Germinal qui, dans son numéro 08 en date du 17 au 25 février 1905, relate avec précision comment l’intervention du gardien de prison Straboni, sortant complètement saoul du bar Lephay, provoque l’incident dont la presse locale a vite fait d’attribuer la responsabilité aux seuls anarchistes. L’affaire, de toute évidence ne doit  pas en rester là.

[2]Germinal

N°08

Du 17 au 25 février 1905

LA CONFÉRENCE DE SEBASTIEN FAURE

Manifestation populaire

Provocations policières

Riposte de la foule

Un garde chiourme corrigé

Les Manifestations Populaires

La foule s’écoule lentement au chant d« l’Internationale. Beaucoup de camarades étaient restés en arrière pour se communiquer leurs impressions, lorsque l’on vint prévenir que la foule manifestait dehors. En effet, la rue Delambre était noire de monde, et Jénot à la tête de ses sbires essayait de disperser les manifestants qui poussaient des cris de : A bas la Guerre ! A bas le tzar ! Vive l’Internationale ! Vive l’Anarchie !

Les agents réussirent à couper la manifestation en trois ; la tête partit rue des Trois-Cailloux, une partie s’engouffra rue de Beauvais et les camarades de Germinal firent une trouée pour aller directement au local, par la rue Gresset. L’Internationale, Ouvrier prends la machine ! résonnèrent majestueusement aux oreilles des bourgeois épatés, rue de la Hotoie, 500 à 600 manifestants étaient groupés compactement. Aux fenêtres, des mouchoirs s’agitaient sympathiquement, tous les cœurs vibraient.

A ce moment, un brigadier de police passa en plein milieu de la foule ; son attitude provocante aurait pu lui couter cher sans la présence d’esprit de quelques camarades qui s’interposèrent pour laisser le provocateur sans effet immédiat.

La foule s’engouffra dans le bureau de Germinal, dans la salle de conférences et dans le couloir; le trop plein dut, bon gré mal gré, s’écouler.

A la demande générale, Sébastien dut de nouveau causer. Emu, lui aussi, d’une si belle soirée et d’une sympathie si grande, il encouragea les camarades à continuer dans la voie où ils se sont engagés. Avec le journal et le local, dit-il, vous avez les instruments nécessaires. Semez partout le bon grain, Germinal le fera germer.

Eh oui, ça germera, malgré tout, envers toutes les tracasseries policières qui vont nous assaillir.

Ce n’est pas pour vous faire plaisir, vils suppôts d’une société de vols, de rapines et d’assassinats, que nous combattons vos institutions barbares : Armée, Clergé, Police, Magistrature, nous ne respectons rien.

Sachez une bonne fois pour toutes que nous luttons, lutterons jusqu’à la mort pour la conquête de l’émancipation intégrale du Peuple qui vous engraisse.

Pendant que Faure faisait sa belle causerie, la manifestation qui était partie par la rue de Beauvais filait rue Frédéric-Petit et arrivait dans la rue du Bicêtre aux accents de l’Internationale.

Deux fois, le couplet « Les Rois nous saoulent de fumée, Paix entre nous, guerre aux tyrans » fut chanté devant les soldats ébahis. Puis le cri mille fois répété de : « Vive Jacob » salua les victimes de l’ordre social, leur apportant ainsi notre vibrant témoignage de sympathie. D’autres clamaient : Vive l’Anarchie ! Vive la Révolution !

C’est à ce moment que se place un incident sur lequel la police essaye de greffer une affaire.

En face de Bicêtre, il y a un petit caboulot, tenue par un nommé Lephay, manœuvre au chemin de fer.

Tout à coup, la porte s’ouvrit et un gardien de prison, le sieur Straboni, venu de Rouen depuis un mois pour garder la « Bande Jacob » se précipita, la figure congestionnée, armé d’un revolver, menaçant la foule. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, vingt bras s’abattirent, le terrassèrent et lui administrèrent une correction dont il gardera précieusement la mémoire.

Le bistro voulant faire du zèle ainsi qu’un nommé Zaccobi, reçut quelques horions insignifiants. Cette besogne terminée, les manifestants se dirigèrent vers Germinal où ils se tassèrent comme ils purent en racontant l’incident.

Comment et pourquoi le garde chiourme se jeta-t-il ainsi sans raison sur la foule, voilà ce que nous avons voulu savoir, et voici le résultat de notre enquête.

Samedi soir, à la buvette Lephay, un gardien de prison pour enterrer sa vie de garçon, payait à deux de ses camarades, dont Straboni, un diner de 40 francs avec soulographie comme dessert. Lephay avait même demandé la permission à l’atelier du Chemin de fer, pour le samedi après-midi.

L’on était donc en train de bion festoyer lorsque la manifestation se produisit. Les garde-chiourmes saouls comme des Polonais voulurent sortir, Straboni le premier ; un autre tira son revolver chargé, un poignard et un coup de poing américain. Il voulait « en tuer », disait-il. Prévoyant ce qui arriverait, Lephay et sa femme eurent le temps d’enfermer l’un des forcenés dans la cour. Quant à Straboni il était déjà dehors injuriant et menaçant la foule. On sait ce qu’il en résulta. Si on n’avait pas culbuté l’ivrogne, il aurait tiré dans le tas et un carnage épouvantable s’en serait suivi, car, parmi les manifestants, il pouvait y en avoir d’armés aussi.

Après la bagarre, Lephay et sa femme pansèrent le blessé et lut proposèrent d’aller porter plainte au commissaire. Les marrons avaient eu le don de dissiper les fumées de l’alcool. Straboni voyant qu’il était en défaut ne voulait pas y aller, mais Lephay insista tellement, qu’il finit par le décider.

Pendant ce temps, les deux autres garde-chiourmes cuvaient leur vin, l’un vomissait par le haut et l’autre le bas dans son pantalon.

Et que l’on ne croie pas à de l’exagéra­tion. Nous délions qui que ce soit de nous démentir ; nous sommes certains de nos renseignements particuliers.

Quelques instants après la bagarre, deux personnes entraient dans le débit. Voila textuellement ce qu’elles entendirent : « Le pire de tout cela disait Lephay c’est que nous ne connaissons personne et le gardien ajoutait : en effet, il m’est impossible de reconnaitre aucun de ceux avec qui je me suis battu. »

Puis, voyant les deux personnes étrangères, il dit à demi-voix : « Nous avons tort de parler comme cela, car il faudra bien que nous désignions quelqu’un, sans ça on saura que nous étions saouls. » La femme Lephay le rassura en disant ce sont des connaissances, on peut causer devant elles.

Il résulte donc bien de ces propos que Lephay et Straboni n’ont connu aucun de leurs adversaires et que, si dans leurs déclarations postérieures ils ont désigné quelqu’un, c’est sous une influence quo nous déterminerons quand le moment sera propice.

La vérité est donc loin d’être ce que les journaux ont raconté ; il y a bien eu, en effet, sauvage agression, mais en sens inverse. Comme toujours, on veut faire croire que c’est le lapin qui a commencé, et pour donner du ton à l’affaire les journaleux, renseignés par dame police, écrivent des mensonges disant, par exemple, que Lephay devra garder un repos de 5 à 6 jours.

Alors que dès le lendemain, lundi, il était présent à son atelier, comme il aurait dû l’être le samedi après- midi au lieu du l’aire la noce.

Quant à l’histoire des coups de couteau et des coups de poing américain, c’est encore du venin journalistico-policier ; ils n’ont jamais existé que dans leur imagination morbide.

Le docteur Coste sait bien qu’il n’y a pas de traces de coups do couteau ni de coups de poing américain.

D’autre part, le gardien-chef de Bicêtre a sévèrement admonesté ses subalternes et leur a fait justement remarquer que s’ils étaient rentrés à l’heure règlementaire, aucun incident ne serait arrivé.

En résumé, beaucoup de bruit pour une petite correction bien méritée.

Mais cela ne fait pas l’affaire de la police qui veut coffrer quelqu’un à tout prix. On a donc décidé de prendre le camarade Ouin, comme bouc- émissaire, et comme Lephay est sous la coupe do la police avec sa maison il dira ce quo l’on voudra.

Que l’on arrête Ouin ou un autre camarade, qu’on les condamne si l’on veut, mais tant mieux, nom de Dieu, plus ils commettront d’injustices, plus ils tracasseront, plus vite la coupe débordera et plus vite explosera la colère finale qui emportera tous les Jénots de la Terre.

[1]Germinal

N°08

Du 17 au 25 février 1905

La main dans le sac

Ce qui prouve que les journaux ne sont que des officines de mensonge, de connivence avec les mouchards de tout acabit, c’est qu’ils ont écrit que le garde-chiourmes Straboni quittait son service au moment où il se rua, comme une bête fauve, le revolver au poing sur la foule inoffensive des manifestants.

Or, il est bien prouvé que le gardien était en défaut : il aurait du être couché, au lieu de faire la bombe avec ses deux acolytes qui ont fait dans leurs pantalons (les cochons !).

On nous dit même que les trois saligauds viennent d’avoir leur changement par mesure disciplinaire sur proposition de M. le gardien chef de Bicêtre.

Les journaux blancs ou rouges sont bien d’accord lorsqu’il s’agit de masquer des vilenies de leurs soutiens ; ce n’est pas la première ni la dernière fois que nous les prendrons la main dans le sac.