Le lapin et les chasseurs


Si Georges Etiévant déclare lors de son second procès ne pas accorder d’importance à une vie, la sienne, faite de misère, c’est bien parce qu’il sait la condamnation à mort qui l’attend pour avoir, le 18 janvier 1898 rue Berzélius à Paris, planté vingt-deux coup de couteaux sur le planton Renard et treize sur l’agent Le Breton venu le secourir. Au poste de police où il est emmené, Georges Etiévant, profitant de l’absence de fouille, tire encore un coup de pistolet sur Le Breton. Les deux pandores ne sont que légèrement blessés et, bien que n’ayant tué personne, la cour d’assises de la seine prononce, le 18 juin, la peine capitale, commuée par la suite en celle des travaux forcés à perpétuité. Cela ne l’empêche pourtant pas d’exprimer sa révolte et sa colère devant le jury appelé à rendre justice.

Mais la justice de Georges Etiévant, déjà condamné en 1892 pour le vol de dynamite ayant servie aux explosions de Ravachol, n’est pas la même que celle qui envoie crever au bagne un homme de trente trois ans. Sa déclaration légitime donc son acte, elle le théorise, chiffres à l’appui : ceux de la répression des émeutes parisiennes de juin 1848 et de la Commune de 1871, ceux, surtout, de l’espérance de vie des classes bourgeoise et ouvrière. De fait, et en faisant allusion à l’article qu’il a écrit dans le numéro 103 du Libertaire et pour lequel il a été condamné par contumace en décembre 1897, Etiévant affirme son droit à la révolte puisque « ce n’est pas le lapin anarchiste qui a commencé ». Sachant les lois scélérates toujours en vigueur, Les éditions de L’Idée Libre prennent soin, en 1920, de nier tout but apologétique en publiant ce texte entaché d’utopie mais maintes fois repris du surineur typographe.

Editions de L’Idée Libre, 1920

numéro 29

Ce n’est pas dans un but apologétique que nous publions cette « déclaration », faite par l’anarchiste Etiévant devant la cour de Paris, en 1897. A côté de vérités évidentes, elle contient des erreurs certaines et des conceptions fort belles, mais entachées d’utopie. Elle garde pourtant toute sa valeur documentaire aux yeux des chercheurs impartiaux et de toutes les personnes qui désirent se faire une opinion personnelle, par l’étude objective de toutes les doctrines et de tous les systèmes sociaux.

L’ÉDITEUR

[le JACOBLOG: L’Idée Libre fait ici une confusion entre la condamnation par contumace d’Etiévant en 1897 et celle de 1898. Il va de soi qu’en 1897, l’homme n’étant pas présent, ne peut déclamer sa profession de foi anarchiste !]

Bien que je sois un grand criminel, il n’en est pas moins vrai que je n’ai fait de mal à personne, tant qu’on m’a laissé tranquille, j’ai travaillé pendant tout le temps possible sans molester personne et j’ai respecté en tout les droits et la liberté de chacun.

Volney avait dit dans LA LOI NATURELLE : «Conserve-toi, instruis-toi, instruis les autres». Et. bien que VoIney ne fût pas anarchiste, comme je n’avais rien vu dans cet aphorisme qui fût mauvais ou préjudiciable à personne, je le mettais de mon mieux en pratique. Je travaillais non seulement pour moi, non seulement pour me conserver et m’instruire, mais encore pour instruire les autres. Aussi, en considération de ce que tous les phénomènes naturels sont liés par des rapports numériques, le soir venu, j’étudiais les mathématiques pour me mettre plus à même d’approfondir les grands problèmes que la nature pose sans cesse à l’homme et à me rendre ainsi plus apte à répandre la vérité autour de moi. C’est vous dire que je considérais comme un devoir d’exprimer ma façon de penser sur tout : faits et théories. Mais comme, malheureusement, malgré mes efforts constants, mes capacités sont faibles, je passais plus de temps à les accroître qu’à m’en servir, et, en général, je m’abstenais. Effectivement, pendant les trois mois durant lesquels j’ai joui d’une liberté relative, je n’ai pas pris une seule fois la parole en public et je n’ai écrit que deux articles.

Mais bien que je connusse l’existence des lois qualifiées de scélérates, – je ne sais trop pourquoi, car à mon avis, elles le sont essentiellement toutes – j’étais tellement persuadé que chacun a le droit d’exprimer librement sa pensée, quelle qu’elle soit, surtout en respectant ce droit chez les autres, que je signais toujours mes articles, sans jamais user de pseudonymes.

Telle fut ma vie pendant ces trois mois.

Maintenant, supposez qu’il n’y ait eu que des coquins comme moi au monde, travaillant, étudiant, exprimant franchement leurs idées, sans que leurs convictions aient besoin pour se manifester de l’appât d’un gain quelconque comme cela a lieu généralement dans la presse honnête, enfin, respectant les droits et la liberté de chacun comme je le faisais ; supposez, dis-je, qu’il n’y ait plus eu un seul honnête homme, ni intègre magistrat, ni brave général, ni honorable député, enfin, plus un seul honnête homme ; et dites-moi un peu quel mal il en serait résulté pour l’humanité ? Bien que je n’aie alors porté préjudice à personne, il n’en est pas moins évident que cela ne pouvait pas durer ainsi. Où irions-nous s’il était permis de ne pas être du même avis que les dirigeants ; s’il était loisible d’élever la voix autrement que pour la mêler au chœur des thuriféraires de l’ordre social dans lequel nous avons le bonheur de vivre ; si l’on pouvait impunément prendre la défense des vaincus, des faibles, de ceux qui tombent sous le coup des lois, et cela avec cette circonstance aggravante qu’on le fait pour rien, par pure conviction, sans que ces malheureux aient seulement une famille millionnaire pour vous subventionner ? C’était scandaleux ! Non seulement ne pas crier haro sur le baudet, mais aller jusqu’à prétendre que, si le malheureux Aliboron donnait quelques bons coups de pied à ceux qui veulent sa mort, cet acte de révolte serait un acte de légitime défense. Oui, j’étais allé jusqu’à dire dans un article que tout acte de révolte est un acte de légitime défense !

C’était intolérable, d’autant plus intolérable qu’il n’y avait pas moyen de démontrer le contraire. Passe encore si j’avais émis une idée absurde que l’on aurait pu réfuter, mais je me permettais d’avoir raison. Une telle audace ne pouvait pas rester impunie, car j’avais évidemment tort d’avoir raison et on me le fit bien voir en me condamnant à finir mes jours dans les marais de la Guyane. Mais, par malencontre, il s’est trouvé que cela ne m’a pas plu et que la démonstration de mes torts ne m’ayant pas paru bien nette et péremptoire, je n’ai pas voulu me laisser tuer sans me défendre. C’est certainement là une méchanceté insigne dont tous les amants de la forme doivent être scandalisés. Ah ! si ceux qui ont décrété que tous les individus qui ne pensent pas comme eux sur certains faits doivent être mis en prison ou envoyés au bagne au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, avaient seulement exprimé leurs pensées de vive voix, j’aurais été très pardonnable de me révolter : cela eut été arbitraire ; mais ils avaient eu soin de l’écrire sous la rubrique « loi », je devais me laisser faire.

Toutefois, comme si ma condamnation précédente, ni tout ce qui vient d’être dit ne me paraît pas fort concluant, et que je doute encore que ce soit mon malheureux lapin qui ait commencé, je crois qu’il serait bon de délimiter un peu nos positions respectives pour voir dans tout cela de quel côté est la logique, la raison, le droit et la justice. Que voulez-vous ? à nous autres anarchistes, semblables en cela à Rousseau, il nous faut des raisons pour soumettre notre raison. Nous n’avons pas de ces mentalités qui se contentent du demi faux jour et des compromis entre les principes contraires. Nous aimons la clarté et la franchise. Il faut que l’on nous dise enfin, sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, on s’appuie, pour prétendre que les uns ont le droit de commander, de faire la loi aux autres ? Car enfin, ce droit, d’où leur vient-il ? Qui leur a donné ? Il faut nécessairement que ce soit un être qui le possédait lui-même. Mais cet être, quel est-il ? Sur quel fait certain peut-on se baser pour affirmer qu’il n’existe rien de semblable ? Est-ce que la science moderne n’a pas rejeté dans le domaine des fictions les concepts métaphysiques des causes ? Est-ce que Dieu n’est pas devenu pour elle, suivant l’expression du célèbre géomètre Laplace, une hypothèse inutile ? Et quand bien même vous nous feriez voir d’une façon certaine qu’il y a un être d’une nature supérieure à la nôtre, ayant des droits supérieurs aux nôtres, vous n’en seriez guère plus avancés, car il faudrait que vous nous fissiez voir que ce droit de commander, il vous l’a bien réellement conféré.

Car, ce droit de faire la loi, l’a-t-il donné à un ou plusieurs ? A quels signes certains reconnaîtrons-nous ceux à qui nous devons obéir ? S’il y en a qui aient des titres positifs et indéniables, qu’ils paraissent et les montrent ? Où est le pouvoir légitime parmi tous ceux qui se sont succédé ? Tous ont prétendu avoir le droit de faire des lois : l’avaient-ils réellement ! Le droit passerait-il des uns aux autres au hasard des révolutions et des coups d’Etat ? Serait-ce la victoire qui déciderait toujours du droit ? Le jugement de Dieu que l’on a trouvé absurde entre deux individus, le proclamerez-vous raisonnable entre deux collectivités ? Et ces collectivités ayant le droit de s’asservir suivant les hasards des combats, seront-elles de deux individus ou de plus ? Car enfin, il faudra bien fixer une limite à laquelle l’oppression sera réputée légitime. Mais sur quoi se fondera-t-on pour dire, par exemple, que vingt hommes n’ont pas autant le droit de faire la loi à quinze, que vingt millions à quinze millions.

Ne voyez-vous pas qu’au lieu de s’embarrasser dans ces difficultés interminables, il serait plus simple, plus conforme à la nature de l’homme, qui, au point de vue de la science positive, n’est qu’un agrégat temporaire d’atomes de plusieurs corps simples, qu’il serait, dis-je, plus logique et plus juste de proclamer comme nous, que personne n’a le droit de commander à personne ; que l’ oppression aie saurait être légitime, que l’asservissement d’un seul par vingt millions est aussi inique que l’asservissement de cent millions par un seul ? Qui oserait donc dire que les vaincus, que les faibles ont toujours tort, que le droit est toujours du côté de la force et se confond avec elle ?

Ah ! je sais bien que si les dirigeants ne le disent pas c’est parce qu’ils ont peur d’une explosion d’indignation chez leurs esclaves, c’est parce qu’ils savent que leur empire est bâti sur le mensonge et qu’ils ne sont forts que de la bêtise des peuples bernés par de grandes phrases, trompés par de vaines promesses, joués par d’odieuses comédies, abrutis par une inepte morale.

Quand on veut aller au fond des choses, quand on veut examiner les titres des dirigeants, quand on demande sur quoi se basent leurs droits supérieurs, ils montrent leurs gendarmes comme Ximénés montrait ses canons.

Il me sera donc permis de penser et de dire que, si les maîtres de l’humanité n’ont jamais, dans aucun temps et chez aucun peuple, opposé aucune bonne raison à ceux qui s’insurgeaient contre leurs volontés ; si leur « ultima ratio » a toujours été leurs machines de guerre, leurs prisons, leurs bûchers, leurs guillotines, ce n’est pas que la bonne volonté ou le talent leur aient manqué pour en trouver d’autres, mais bien parce qu’il n’y en a pas.

Vous n’avez et vous n’aurez donc jamais de titres positifs vous conférant des droits supérieurs aux nôtres. Nous avons donc et nous aurons toujours le droit de nous révolter contre tous les pouvoirs qui voudraient s’imposer à nous, contre l’arbitraire des volontés légales de qui que ce soit. Nous avons toujours le droit de repousser la force par la force ; car nous qui respectons les droits et la liberté de chacun, nous pouvons légitimement faire respecter les nôtres par tous les moyens.

C’est ce que plusieurs d’entre nous ont tenté de faire à diverses reprises, avec plus de courage que de bonheur, et c’est ce que d’autres, de plus en plus nombreux à mesure que les lumières de la science se répandront et que la vérité sera mieux connue, tenteront certainement, à l’avenir, car nous ne reconnaissons pas et nous ne reconnaîtrons jamais votre prétendue autorité tant que vous ne nous aurez pas donné une démonstration claire et précise de son existence, tant que vous ne nous aurez pas dit sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, vous vous appuyez pour prétendre que vous avez le droit de nous faire la loi ? Ces actes de légitime révolte contre des prétentions qui ne reposent sur aucun droit, vous les avez qualifiés de crimes. Si c’était votre droit de les qualifier ainsi, n’était-ce pas le nôtre de faire voir que le crime ne venait pas de nous ? que la première atteinte aux droits imprescriptibles des individus ne venait pas de notre côté mais du vôtre ?

Mais quand, partisans de la libre discussion, nous avons voulu nous défendre, quand nous avons voulu faire voir à tous que vos accusations étalant mensongères, vous avez fui le débat public, vous nous avez interdit toute défense par une loi qui a mis le sceau à l’iniquité de toutes les autres. Vit-on jamais fouler aux pieds plus cyniquement la justice et l’équité ?

J’avais cherché à faire voir, dans l’article qu’on a incriminé, que l’acte d’oppression étant nécessairement antérieur à l’acte de révolte, Celui-ci ne pouvait être qu’un acte de légitime défense et que ce n’est pas nous qui avons commencé la tragique dispute.

Or, qu’avez-vous opposé à mes raisons ? Rien ! Une condamnation, croyez-vous que cela soit bien concluant en votre faveur ?

Depuis que l’humanité existe, il y a eu des gens qui ont prétendu avoir le droit de commander aux autres, qui ont profité de la naïveté de ces derniers pour vivre à leurs dépens, qui, tantôt sous le fallacieux prétexte de faire leur bonheur, tantôt sous celui qu’ils avaient une mission divine, leur ont imposé leurs volontés. Toujours on les voit, dans le cours de l’histoire, appuyer leur pouvoir et fonder leur autorité sur les préjugés les plus absurdes, sur les superstitions les plus grossières, entretenus savamment par eux chez leurs esclaves.

Mais, grâce aux progrès de la science moderne, qui a arraché aux idoles métaphysiques leurs oripeaux, qui, le flambeau de la vérité à la main, a mis en fuite tous les fantômes engendrés par l’ignorance et par l’erreur, nous nous sommes enfin aperçus que vous n’avez pas, que vous ne pouvez pas avoir le droit de nous commander. Vous ne l’avez pas, c’est incontestable. Et malgré cela, vous prétendez nous contraindre à obéir par la force !

Et quand nous repoussons la force par la force, n’est-il pas évident que ce n’est pas nous qui avons commencé les violences, n’est-il pas évident, ainsi que je le disais, que ce n’est pas le lapin anarchiste qui a commencé ?

Vous voulez écraser impitoyablement les autres, les exploiter, les asservir à vos volontés, jouir, par le contraste de leur détresse, de vos béatitudes, les souffleter de vos aumônes, piétiner leur dignité d’homme, et si, par hasard, quelques-uns plus éclairés sur leurs droits, se révoltent enfin contre tant de souffrances et d’ignominies, vous les appelez criminels ! Et s’ils veulent protester contre cette accusation mensongère, vous les supprimez !

De quel côté est la justice et l’équité là-dedans ?

Vous avez des moyens de publicité presque illimités pour répandre vos accusations, mais vous savez si bien qu’elles ne sont pas fondées, vous savez si bien que vos prétendus droits supérieurs ne souffrent pas l’examen que vous voulez nous interdire toute défense.

Car enfin, qu’avais-je fait pour que l’on poursuivit avec tant d’acharnement ma perte ? J’avais tout bonnement cherché à repousser les accusations que vous portez contre nous !… N’était-ce pas mon droit ?… Me dire que non, parce que la loi le défend, c’est résoudre la question par la question. Quoi ! des individus auraient le droit souverain d’empêcher ceux qui ne pensent pas comme eux d’exprimer leurs idées ? Sur quoi donc, je vous prie, vous basez-vous, pour prétendre que des gens puissent avoir un droit aussi exorbitant ? On veut avoir le droit de nous accuser, de nous vilipender, et si nous élevons la voix pour nous défendre, on nous crie : «Vous faites l’apologie de faits qualifiés crimes». On nous envoie mourir en prison ou dans les bagnes, et l’on appelle cela de la justice.

Et voyez comme dans tout cela il y a un parti pris d’étouffer la vérité, comme on redoute la lumière, comme on craint la discussion des principes au grand jour, en public ; non seulement on ne veut pas nous laisser parler publiquement, non seulement on a décidé de nous condamner à huit clos pour que nos protestations n’arrivent pas aux oreilles du public, ce qui suppose implicitement que l’on tient à le tromper ; mais encore on s’est méfié du jury lui-même ! Bien que sa composition soit exclusivement bourgeoise, bien qu’il soit composé uniquement de personnes ayant un intérêt direct au maintien de l’ordre de choses actuel, on a eu peur de son indépendance et l’on nous a déférés aux tribunaux correctionnels parce qu’on sait que là notre condamnation est certaine d’avance.

C’est donc dans ces conditions et en vertu de pareils principes de justice qu’on m’a condamné à la relégation pour avoir voulu repousser les accusations qu’on porte contre nous, sans la moindre apparence de raison.

(Ici, Etiévant donne lecture de l’article Incriminé et condamné, publié dans LE LIBERTAIRE sous le titre «Le Lapin et le Chasseur».)

Pour justifier ce que j’avançais dans cet article, je m’appuierai uniquement sur des chiffres puisés dans les œuvres de partisans, de défenseurs de l’ordre social actuel et dans les statistiques officielles ; car si nos adversaires ne peuvent citer aucun fait précis à l’appui de leurs prétentions à nous imposer un joug, nous n’en manquons pas pour légitimer notre révolte.

Ne croyez pas que j’aille vous reprocher les sanglantes hécatombes que, de temps à autre, les dirigeants ont faites pour maintenir leur suprématie. Non ! en sociologie comme en géologie, ce sont les causes lentes, ou pour m’exprimer plus exactement, les causes régulières qui produisent les effets les plus considérables ; ce sont celles dont l’action constante nous échappe à première vue ; en général nous ne prêtons d’attention qu’aux accidents qui par leur rareté même nous frappent le plus.

Qu’est-ce en effet que les vingt mille morts de juin 48, les quarante mille de mai 71, quand on les compare au nombre des victimes que fait annuellement notre organisation sociale ? Rien ! absolument rien ! Ce n’est même presque rien, si on les compare au nombre de victimes faites chaque année, rien qu’en France.

Un économiste et statisticien, M. Vaccaro, dans une oeuvre ayant pour titre : «La Lutte pour la vie dans l’humanité», nous dit : Entre 1828 et 1846, la mortalité des enfants dans les familles ouvrières de Manchester était de 97 % ; à Bruxelles, la mortalité infantile était de 54 % chez les pauvres, et de 6 % chez les riches ; à Berlin, les chiffres correspondants étaient de 35 et 5,5 %.

Un autre économiste, Cooper, nous apprend que, sur 1.000 naissances, il y a 941 hommes vivants au bout de cinq ans chez les riches et seulement 665 chez les pauvres ; au bout de vingt ans, 855 et 556 ; au bout de cinquante ans, 557 et 283.

Si je cite ces chiffres, c’est parce qu’un partisan de l’ordre de choses actuel, M. Novicov, s’appuie sur eux pour tenter de justifier scientifiquement l’organisation économique que nous subissons, et cela en vertu des théories de Darwin. L’auteur en question prétend en effet démontrer, dans un passage de son livre intitulé : « L’avenir de la race blanche », que la sélection sociale se fait dans le même sens que la sélection naturelle et par des moyens identiques. Malheureusement, la logique l’emporte et les faits sont trop patents pour être niés ; aussi M. Novicov détruit-il lui-même toute son argumentation par une simple parenthèse, quand Il nous dit. en comparant la sélection sociale et la sélection naturelle : «On le voit, l’élimination se fait par en bas dans un cas comme dans l’autre. Ceux qui tombent dans les bas fonds de la société sont ceux qui ont (toutes choses étant égales d’ailleurs) le moins de qualités psychiques : force de volonté, esprit d’ordre, activité, etc.» Et il ne voit pas que c’est précisément parce que les choses ne sont jamais égales dans la société actuelle que la sélection sociale diffère essentiellement de la sélection naturelle. D’ailleurs, s’il nous parle de ceux qui tombent dans les bas fonds de la société, il ne nous dit rien de ceux qui y naissent, car il serait difficile d’attribuer ce fait à leur manque d’esprit d’ordre. On voit donc que contrairement à ce que prétend l’auteur, le processus économique n’est pas actuellement identique au processus biologique. Mais quoi qu’il en soit, les chiffres n’en restent pas moins, et comme je les ai puisés dans les oeuvres de nos adversaires, on ne pourra pas m’accuser de parti pris ou d’exagération.

Or, ces chiffres montrent combien est meurtrière, pour la majeure partie de l’humanité, l’organisation économique actuelle. Vous prétendez, je sais bien, que la misère ne résulte pas de cette organisation, mais des vices et de la paresse des individus qui y sont plongés.

Pour voir ce qu’il en est, il suffit d’employer le raisonnement usité en géométrie, afin de savoir si une quantité quelconque est on non indépendante d’une autre.

Supposons donc qu’à la place des hommes actuellement existants, soit tombée du ciel une race d’êtres ayant toutes les vertus possibles et imaginables. Supposons que ces êtres vertueux soient tous également forts, également intelligents, également actifs, et supposons de plus qu’ils se partagent également toutes les richesses.

Eh bien ! je dis que par le fait seul de ce partage, par le fait seul que l’on n’aura pas laissé la propriété indivise, par le fait seul qu’on aura conservé la propriété individuelle, la misère et tout son cortège de maux reparaîtront dans cette société d’êtres parfaits, bien que toutes les causes que leur assignent les moralistes en aient été bannies.

En effet, les lois de la nature continuant à agir, il y aura plus de naissances que de décès. Or, dans l’état de choses actuel, où la misère tue un grand nombre d’individus, cet excédent des naissances sur les décès est annuellement de 14 à 15 millions.

Comme nous avons supposé le capital également partagé entre des individus également forts, également intelligents, également actifs, il est clair que le capital de chacun aura reçu de son travail une égale plus value. Mais par suite de l’excédent des naissances sur les décès, une partie d’entre eux doit prélever sur cette plus value la dépense de plus d’êtres humains. Donc, au commencement de la seconde année, les uns auront un capital plus fort que celui des autres.

Or, à égalité de qualités, ce sont ceux qui sont le moins pourvus de capitaux qui succombent dans la lutte pour l’existence et qui, malgré toutes leurs vertus, tombent dans les bas fonds de la société, puisque, selon l’aveu de l’auteur précédemment cité, il faut que toutes choses soient égales pour qu’il en soit autrement.

L’inégalité dans la répartition des richesses, et par conséquent la misère des uns et l’opulence des autres, est donc indépendante de la vertu ou des vices des individus et a pour cause première le régime de la propriété.

Cela étant, prenons les derniers chiffres, puisque ce sont ceux qui accusent la plus faible différence entre la mortalité des classes. Ils nous font voir qu’il meurt en cinquante ans 274 individus de plus sur mille, chez les pauvres que chez les riches. Or, si l’on conçoit qu’il y a 30 millions de prolétaires en France sur près de 40 millions d’habitants, ce qui fait trois prolétaires pour quatre individus, et certes ce n’est pas exagéré : et si l’on admet que le rapport de la natalité au chiffre de la population soit le même dans toutes les classes, bien que les statistiques officielles montrent que ce rapport est sensiblement supérieur dans la classe pauvre on voit que sur les 850.000 naissances qu’accusent annuellement ces statistiques, 635.500 sont attribuables à la classe ouvrière, et dès lors, un calcul fort simple nous montre que 174.575 individus meurent en moyenne chaque année, victimes de l’organisation sociale que vous défendez.

Cela fait journellement environ 480 décès attribuables aux conditions économiques qui résultent du régime actuel de la propriété, 480 par jour.

Et vous nous dites de patienter, et vous nous parlez de réformes sages et lentes, surtout lentes ; et vous ne semblez douter que toutes les trois minutes de retard apportées par votre entêtement ou voire indifférence à la rénovation sociale sur des bases de justice et de solidarité coûtent la vie à un homme ?

Et si un de ces malheureux se révolte enfin contre cette organisation qui le broie, vous l’appelez criminel ?

Et vous ne voulez pas que nous protestions, quand nous voyons intervertir si audacieusement les rôles ?

Nous autres prolétaires, vous nous asservissez dès notre enfance à toutes sortes de volontés arbitraires, vous nous forcez à de perpétuelles capitulations de conscience, vous ne nous laissez d’autres droits positifs que celui de mourir de faim, vous nous surchargez de toutes sortes de devoirs plus fantaisistes les uns que les autres ; et si, venant enfin à reconnaître que vous n’avez, pour nous imposer un pareil joug, aucun droit, nous nous révoltons contre cette organisation qui nous torture, qui nous avilit, qui tue chaque année des centaines de mille des nôtres, qui met sans cesse en péril notre existence, c’est nous les asservis, les exploités qui sommes les criminels !

N’est-ce pas, pour avoir prétendu qu’il n’en était rien que l’on m’a condamné ?

Pourtant des faits précis, déterminés, scientifiquement connus, sont là pour prouver que j’avais raison. N’est-il pas en effet positivement démontré que les êtres vivants se différencient des êtres inanimés par la faculté qu’ils ont de réagir contre les influences du milieu ambiant ? N’est-il pas certain que l’usage de cette faculté est la condition « sine qua non » de leur existence ? N’est-il pas évident que l’organisation sociale qui cause annuellement la mort de tant de malheureux se perpétue par le concours spontané ou consenti de tous ! Dès lors, n’est-il pas de toute évidence que ceux dont votre ordre social met sans cesse l’existence en péril ont le droit naturel de réagir contre tous ceux qui, volontairement ou non, le perpétuent ? Je n’avais donc rien avancé que de vrai dans l’article qu’on a incriminé.

Car enfin il faut bien voir les choses telles qu’elles sont. La misère, ce n’est pas seulement la souffrance pour ceux qui y sont plongés, c’est aussi la mort. Et sur quoi, somme toute, peut-on se baser pour affirmer que ces 480 malheureux que votre état social tue journellement n’ont pas autant le droit de vivre que les autres ! Et si, par égoïsme ou indifférence, on a le droit de nous tuer plus ou moins vite à l’aide de privations physiques et de douleurs morales, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de tuer les tueurs et leurs complices conscients ou non par tout autre moyen ! L’état social qui engendre de tels maux n’existait-il pas avant nous ? N’est-ce donc pas ceux qui font tous leurs efforts pour le maintenir, qui, les premiers, portent atteinte à la vie de leurs semblables ? Et quand ceux-ci se révoltent et revendiquent leurs droits à l’existence par un moyen quelconque, quand ils rendent coup pour coup, ne sont-ils pas en droit de légitime défense ?

Pourquoi voudriez-vous que ces 170.000 individus que vos institutions économiques font périr chaque année se laissent tuer sans rien dire. Quoi, il serait honnête de nous tuer par un meurtre anonyme et nous serions criminels en nous révoltant contre une pareille prétention ? Et nous n’aurions même pas la droit de rétablir les faits, de faire voir, qu’en somme, nous ne faisons que nous défendre ?

Vous voudriez nous empêcher de crier à tous : «Mais c’est nous que l’on attaque, mais c’est nous que l’on tue ; les faits sont là pour l’attester, les statistiques officielles le proclament, nos adversaires eux-mêmes font froidement, dans leurs livres, le compte de nos cadavres ! Ce n’est donc pas nous qui sommes les criminels !»

La propagande par le fait que vous nous reprochez tant nous ne la pratiquons qu’à votre exemple ! C’est, en effet, en grande partie par des actes, c’est par des supplices, c’est par des récompenses, c’est par les exemples que les dirigeants du passé ont inculqué dans la mentalité des générations antérieures les idées morales qu’ils ont jugées favorables à asseoir leur domination, et c’est par les mêmes procédés que vous cherchez à le perpétuer dans l’intellect des générations présentes.

Croyez-vous donc que nous n’y voyons pas clair ? Croyez-vous que nous ne voyons pas que, malgré tous vos beaux discours sur la supériorité de la nature de l’homme, vous agissez comme si vous étiez convaincus comme nous que l’homme n’est qu’un animal, que ses actes, que ses idées sont fatalement déterminés par les influences du milieu ambiant. Vous employez, en effet, pour dresser vos esclaves à vous rapporter vos rentes, les mêmes procédés que vous employez pour dresser vos chiens à vous rapporter le gibier. Vous les fouaillez, vous les caressez, vous leur imposez des diètes, vous leur abandonnez un os ou les restes de votre table. Vous donnez à vos esclaves méritants des médailles ou des uniformes brillants, comme vous donnez à vos chiens des colliers avec des rubans et des grelots, parce que vous savez que les uns comme les autres sont assez bêtes pour s’entr’égorger sous les harnais.

Il y a parmi les dirigeants comme une vaste conspiration contre le bon sens et la raison. On ne tient aucun compte des données positives de la science moderne. On subventionne des gens pour apprendre aux enfants du peuple que le monde été crée en six jours il y il six mille ans, qu’une baleine avalé un homme et autres choses du même calibre, et cela en dépit des découvertes de la géologie et de l’anatomie. On leur enseigne officiellement le spiritualisme, bien qu’on sache que ce n’est qu’un amas d’hypothèses pures, dont la plupart font outrageusement violence aux faits. On sait pourtant bien que ce n’est là qu’un vaste montage de coup, car, dans l’enseignement supérieur des sciences on a depuis longtemps renoncé à parler de Dieu, de l’âme et autres billevesées métaphysiques. Le physiologiste comme dit Littré, constate que le cerveau pense, comme le physicien constate que la matière pèse et on. n’ose pas parler d’âme en premier, pas plus que l’on n’ose montrer au second avec Chateaubriand « Dieu abaissant le globe du soleil à l’Occident et élevant la lune à l’Orient, tout en étant attentif à la prière de sa créature », de peur de les faire éclater de rire.

Malheureusement, parmi les dirigeants, il s’en trouve qui parfois débinent le truc. M. E. Lepelletier ne déplorait-il pas dernièrement, dans l’ECHO DE PARIS l’usage de donner des bourses à quelques enfants du peuple pour leur permettre de poursuivre leurs études disant que cela faisait une pépinière d’anarchistes. En effet, il avait raison : ceux qui savent et qui ne sont pas aveuglés par l’intérêt sont forcément des révoltés. Ce que M E. Lepelletier a dit, tous les dirigeants conscients le pensent. Ils voudraient que l’on ne dise le fin mot des choses qu’à ceux qui ont intérêt à le taire, car ils savent que la science est mère de la révolte. Ils voudraient empêcher les pauvres de savoir, de raisonner, car pour jouir ils n’ont besoin que de chair à travail et ils sentent qu’ils ne conserveront le domaine matériel de l’humanité qu’en se réservant la possession exclusive du domaine intellectuel.

En vain, la biologie et la physiologie nous montrent-elles que tous les phénomènes qui s’accomplissent dans l’homme sont soumis au grand principe du déterminisme, qui domine toute la science moderne, on nous parle toujours de libre arbitre et de responsabilité, comme si nos actes de volition n’étaient pas déterminés, ainsi que tous les autres phénomènes de la nature, par le concours de leurs conditions d’existence. Sur quoi se base-t-on pour affirmer l’existence de ce libre arbitre ? Sur rien. On l’affirme et cela fait le compte ! Les lois ne sont-elles pas extérieures à nous ? Leur existence n’influe-t-elle pas sur les actes des individus ? Cette influence manifeste ne prouve-t-elle pas que nos actes sont déterminés par des conditions en partie extérieures à nous et par conséquent indépendantes de nous ? Tout cela est évident, mais on nie audacieusement les faits, parce que les dirigeants rie peuvent maintenir leur suprématie qu’en trompant.

C’est donc pour avoir usé du droit naturel que tous les êtres humains ont d’exprimer leurs pensées? C’est pour avoir répondu aux accusations fausses que l’on porte contre nous, c’est pour avoir dit la vérité qu’on a voulu m’imposer encore une fois, et pour toujours, le joug honteux des chiourmes. Ainsi attaqué, au mépris de toute justice, dans mes droits, dans ma liberté, dans ma vie, traqué par les agents des pouvoirs publics, mis dans l’impossibilité de subsister; placé dans l’alternative de mourir de faim ici ou de consomption sous le climat meurtrier des tropiques, j’ai rendu coup pour coup dans la mesure de mes forces, en vertu de mon droit de légitime défense. Ayant respecté les droits de chacun, ayant répondu à la parole par la parole, à l’écrit par l’écrit, j’étais parfaitement dans mon droit en répondant au fait par le fait. Car il est juste que, respectant les droits des autres, je veuille qu’on respecte les miens ; que, laissant chacun libre d’exprimer ses idées, je prétende avoir le droit d’exprimer les miennes ; que, ne portant préjudice à personne, je prétende faire respecter ma liberté et ma vie !

Je n’avais d’ailleurs rien avancé que de vrai et dire la vérité, même quand elle est désagréable aux dirigeants, c’est rendre service à tous. L’humanité ne sera jamais trop riche de vérités, car l’ignorance et les idées fausses qui en découlent sont les sources de tous ses maux.

En effet, si ces maux continuent à affliger l’humanité, si l’ordre de choses qui les engendre se maintient quoique l’immense majorité des individus ait intérêt à sa disparition ; si l’on voit même un grand nombre d’individus parmi ceux qui sont le plus intéressés à la rénovation sociale, faire tous leurs efforts pour l’entraver, c’est que, se fiant aux apparences, ils ne se rendent pas compte des ravages que cette organisation meurtrière fait parmi eux ; c’est qu’ils ignorent leurs droits d’êtres vivants, pauvres moutons à qui les bergers font croire qu’il est honnête de se laisser tondre et criminel de regimber.

Eh bien ! cet aveuglement cause de tant de souffrances, de tant de morts, nous voulons le faire cesser. Derrière la maladie qui fauche 480 prolétaires par jour, nous voulons faire voir la misère, les privations, les excès de fatigue qui préparent le terrain à l’action des microbes pathogènes, et derrière la misère, nous voulons montrer l’organisation économique qui l’engendre et l’action constante des détenteurs du pouvoir et de leurs agents qui perpétuent cette dernière et dire : « Voilà les causes de nos souffrances, de la mort prématurée des nôtres. Notre droit naturel d’êtres vivants est de réagir contre elles et de les supprimer quelles qu’elles soient. »

Vous prétendez bien avoir le droit d’enseigner aux enfants du peuple dans les écoles que vous appelez, par euphémisme, des écoles neutres, que Carnot est mort victime d’une secte de criminels appelés anarchistes. Et nous, nous prétendons avoir le droit de leur dire que plus de 170.000 prolétaires meurent annuellement est France, victimes d’une organisation sociale que vous savez meurtrière, mais que vous maintenez quand même parce qu’elle vous confère des privilèges. Oui, nous prétendons avoir le droit de parler comme vous et de dire la vérité à tous.

Vous prétendez bien avoir le droit de prêcher la soumission et la résignation aux victimes de l’organisation sociale, sans leur dire sur quel fait précis vous vous appuyez pour prétendre qu’ils doivent se soumettre à vous ; sans leur dire pourquoi ils doivent se résigner à souffrir et à mourir prématurément pour vous faire la vie plus douce et plus longue. Et c’est pour cela que nous leur disons : Aucun fait certain ne prouve qu’il soit obligatoire que ce soit vous qui périssiez ; il n’est pas plus juste, il n’est pas plus moral que ce soit l’un plutôt que l’autre qui succombe, ne vous laissez donc pas écraser, défendez donc votre dignité, vos droits, votre liberté, votre vie par tous les moyens ; ils sont tous bons, tous honnêtes et plus vous frapperez fort, mieux cela vaudra ! Et nous prétendons avoir le droit de dire cela parce que, victimes nous-mêmes de cette organisation, nous ne voulons pas nous rendre complices par notre silence des maux qu’elle engendre, nous prétendons avoir le droit de dire cela, parce que cela est vrai, parce que cela est juste, ainsi que l’histoire, c’est-à-dire l’expérience des siècles passés, nous l’enseigne. On nous accuse d’exciter au meurtre parce que nous disons aux malheureux de ne pas se laisser opprimer. Mais voyez qui nous accuse ! Ce sont ceux-là qui, journellement, attisent les haines de peuple à peuple, qui tentent de réveiller les haines de race et de religion ; ce sont ceux qui rêvent de vastes hécatombes où des millions d’hommes armés de fusils perfectionnés s’entre-tueraient ; ce sont ceux qui hypnotisent leurs esclaves afin de les empêcher de penser que nos véritables ennemis ce sont nos maîtres. Oh ! admirable logique de l’esprit de parti ! Quand un de ces malheureux que l’organisation sociale torture et tue, se révolte, ses victimes sont toujours innocentes. Mais tous ceux que vous faites mourir dans vos expéditions coloniales, pour ramasser dans la boue sanglante des champs de bataille, des panaches, des croix et des galons ne le sont-ils pas ?

Les chiffres que nous avons vus tout à l’heure nous apprennent que dans les cinq premières années de l’existence, il meurt 286 enfants sur mille, dans la classe ouvrière, par suite des privations que leur impose l’organisation sociale. Or, n’est-il pas singulier que ce soit précisément ceux qui font tous leurs efforts pour perpétuer cet état de choses qui, ô ironie, nous reprochent de ne pas apprécier à sa juste valeur la vie humaine et de faire des victimes innocentes !

Et vous voudriez nous interdire tout cri de révolte devant une pareille monstruosité, voilée d’une pareille hypocrisie ! Nous empêcher de crier aux pères et aux mères : «Vous ne voyez donc pas que cet ordre social, nouveau Moloch, dévore vos enfants ? Mais révoltez-vous donc !»

La théorie des victimes innocentes est, sans doute, fort belle ; son développement peut donner lieu à de beaux mouvements oratoires, mais il faudrait se la rappeler plus souvent ; Il ne faudrait pas sen souvenir uniquement quand l’un de nous comparaît devant les «Juges» ; il faudrait que vous l’eussiez constamment à la mémoire. Il faudrait que chaque fois qu’au milieu de vos affaires on au sein de vos plaisirs, vous entendez sonner l’heure, vous vous disiez : « Encore vingt de mes semblables sont morts victimes de l’organisation sociale, et non seulement je n’ai rien fait pour les sauver, mais j’ai tout fait pour qu’ils périssent, j’ai tout fait pour perpétuer cette organisation qui tue ; dans une heure, vingt autres seront morts, victimes du même meurtre anonyme, perpétré par les indifférents, par tous ceux qui agissent comme moi. »

Oui, il faudrait que vous vous disiez cela constamment ; et alors, si vous n’avez pas le cœur froid et sec, si vous ne dites pas en votre for intérieur : «je me moque de qui souffre et de qui meurt», si vous voulez vous dissocier par un acte d’éclatante réprobation d’avec les meurtriers anonymes de tous ces miséreux, oh ! alors, vous aurez le droit de parler de victimes innocentes ; mais je vous préviens que, dans ce cas, vous ne viendrez pas siéger dans cette salle, à moins que ce ne soit ici, du côté des accusés, et les menottes aux mains.

Le prolétaire voit tous les jours ses enfants pâlir, s’étioler et mourir, et si parfois vous daignez reconnaître, pour capter son suffrage, que les choses pourraient aller mieux, vous n’en réprouvez pas moins ce que vous appelez de folles impatiences, car vous n’êtes pas pressés, ayant tout ce qu’il vous faut.

Et s’il vous importe peu, en effet, qu’un retard de quelques années dans l’évolution sociale coûte la vie à quelques millions de petits pauvres, il n’en est pas de même pour nous. Aussi ne cesserons-nous de crier : « Ne vote pas, révolte-toi, ne te choisis pas de maîtres, cours sus à ceux que tu as ; si tu veux être libre. Si tu veux être heureux, si tu veux vivre ta pleine vie, si tu veux que tes petits vivent, révolte-toi, révolte-toi, car l’expérience des siècles, consignée dans les annales de l’humanité, est là pour te dire que l’on n’obtient rien sans cela. »

La nuit du 4 août ne vient jamais qu’après le 14 juillet !

Les progrès sociaux, les réformes, même les plus illusoires, n’ont pu être obtenus que par la violence. Jamais Ils n’ont été le fait des obéissants, des résignés, mais toujours des révoltés, qui, sous le coup des lois, dans les cachots, au pied de l’échafaud, ont répondu fièrement aux maîtres de l’humanité : Non serviam.

L’histoire nous enseigne aussi que les entraves au progrès sont toujours venues des détenteurs des pouvoirs publics, et que, par conséquent, tant qu’il subsistera un vestige de pouvoir, l’humanité gênée dans son évolution naturelle, entravée dans sa marche vers le mieux être, sera obligée de temps à autre de renverser par des révolutions violentes les barrières dressées par les privilégiés du moment, qui voudraient la voir camper indéfiniment dans une institution, s’éterniser dans l’adoration d’une idée. Et c’est pour cela, pour lui économiser bien des révolutions, bien des déchirements, que nous disons aux hommes : Ne vous arrêtez pas à des quatrième ou cinquième états, allez droit au but, à la liberté. à l’anarchie ; car c’est alors seulement que l’humanité pourra évoluer sans secousses violentes vers les limites sans cesse reculées de la perfectibilité.

G. Etiévant

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