- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

La conf à Sébast

[1]Le procès d’Amiens permet aux libertaires locaux d’intensifier leur propagande. Le thème de la conférence que donne Sébastien Faure le 11 février 1905 dans la cité picarde, à moins d’un mois de l’ouverture des assises, n’a pourtant aucun rapport avec les Travailleurs de la Nuit. La guerre russo-japonaise est en effet l’occasion de développer tout un discours pacifiste et antimilitariste. Rien n’interdit pourtant à l’infatigable orateur de digresser. La foule, venue en nombre dans la salle de l’Alcazar, peut aussi se procurer Germinal et diverses brochures. Les conversations animées s’engagent, nous dit l’article rendant compte de la soirée qui se poursuit dans les locaux du journal anarchiste, se trouvant à proximité de la prison de Bicêtre où croupissent Jacob et ses amis. Un peu plus loin, dans ce numéro 08 de Germinal, Emilien Ségard se plait visiblement et ironiquement à faire la critique des papiers de la presse locale sur cet épisode picard de propagande anarchiste. La manifestation qui s’ensuit dégénère bien vite.

[2]Germinal

N°08

Du 17 au 25 février 1905

LA CONFÉRENCE DE SÉBASTIEN FAURE

Manifestation populaire

Provocations policières

Riposte de la foule

Un garde chiourme corrigé

La conférence

Des 7 heures 1/2, la salle de l’Alcazar présentait une animation peu commune. Les brochures et « Germinal » s’enlèvent. Hommes, femmes, jeunes gens, bourgeois, employés, ouvriers, tous se mélangent, se confondent, discutent : c’est la grande foule anonyme révolutionnaire qui monte. Une colonne de 130 camarades de Saleux arrive. D’Ailly, de Domart, de Flixecourt, de Picquigny, des camarades sont là, heureux à l’avance d’entendre cette voix d’apôtre qui, tout à l’heure, va remuer les cerveaux et les cœurs. En attendant, les conversations animées s’engagent, de cordiales poignées de mains s’échangent.

A l’heure annoncée, 8 h.1/2, quelques camarades, hommes et femmes, prennent place sur l’estrade. On ne s’arrête pas à la traditionnelle formation d’un bureau, ni à l’élection d’un président.

Les hommes qui veulent vivre libres n’ont pas besoin d’être présidés. Cette magnifique réunion en est la démonstration pratique.

Malgré une salle comble, un silence religieux a régné pendant toute la conférence, et si quelque bruit s’est élevé à la fin, c’est encore la présence d’un agent de l’autorité qui en est la cause, nous voulons parler du triste sir Jénot sur lequel nous reviendrons tout à l’heure.

Sébastien débute ainsi :

– De terribles nouvelles nous parviennent d’Extrême-Orient. Des masses humaines s’entrechoquent férocement, et c’est par milliers que les cadavres jonchent le sol.

En une conférence splendide, Sébastien Faure nous a fait un tableau à la fois terrifiant et émouvant de la Guerre, battue en brèche par une ironie vigoureuse et amère, les causes qui la déterminent : le patriotisme, le militarisme et ses casernes, pourrisseuses d’hommes ; puis il a mis en parallèle le tableau merveilleux et réconfortant de la Paix sans armes, de la Paix complète et définitive. Entre cette horreur et cette beauté, entre cette férocité et cette douceur, tous les cœurs généreux ont depuis longtemps fait leur choix.

Un autre point de cette conférence est à signaler plus particulièrement. Je veux parler de la façon magistrale avec laquelle Faure a mis en évidence que le désarmement d’une seule nation (telle la France) loin d’être pour elle un danger, un affaiblissement, bien au contraire, augmenterait sa sécurité, sa puissance. Un geste aussi grand et aussi noble, a-t-il dit, émerveillerait le monde. La France, si elle s’en faisait l’auteur, deviendrait par excellence la nation auguste et sacrée ! Mais le conférencier ne s’est pas fait faute d’insister sur cette condition sine qua non ; cet exemple grandiose et qui ne manquera pas d’être fécond, seul pourra le donner une nation au sein de laquelle aura disparu tout élément de discorde, qui se sera réconciliée à l’intérieur. Or, la réconciliation n’est possible entre les spoliés et les spoliateurs, que par la révolte de ceux-là contre ceux-ci, nécessité fatale, impérieuse, primordiale. C’est alors que dans une attitude consciente et fière devant l’humanité surprise et attendrie, le sceptre qui a causé tant de souffrances brillera au soleil une dernière fois, relevé en un geste libérateur par ce peuple affranchi, pour le briser à terre avec plus de force ! Au surplus, invincible sera la nation où l’inégalité aura disparu, où chacun aura à défendre son patriotisme le plus cher : la Liberté !

Faure nous a développé avec arguments probants à l’appui, la thèse qui eût paru subversive il y a peu d’années, et qui fut agréée l’autre jour, à en croire les applaudissements nourris par un public nombreux.

Combien parmi ces acclamateurs arborent aujourd’hui, qualifient d’admirables les sentiments que jadis ils abhorraient et taxaient de criminels ! Et cela est tant mieux qu’ils aient évolué. Mais de quel profitable enseignement leur devrait servir cette constatation, en les engageant à étudier, à approfondir les idées qu’ils répudient encore… parce qu’ils les ignorent.

Pour satisfaire de nombreuses demandes, Sébastien, de sa voix bien timbrée, chante « Heureux temps », dont le refrain est repris en chœur par les assistants.

Puis, on annonce qu’une quête faite au profit d’un déserteur russe qui vient d’arriver à Amiens, a produit une trentaine de francs. Belle marque de solidarité internationale.

[2]A travers les journaux

Le sieur Ségard, homme à tout faire et valet du millionnaire Cauvin, écrit dans la feuille d’or du négrier que tout en se plaisant à rendre justice à l’éloquence de Sébastien Faure, il s’est élevé énergiquement contre la cause soutenu par notre ami.

Etre patriote et entendre, pendant deux heures, démontrer d’une façon irréfutable qu’on n’est qu’un  idiot ou un bandit, et ne pas avoir le courage de lancer une simple protestation si on n’a pas celui de faire la contradiction à la tribune, essentiellement libre, voilà ce que Ségard appelle s’élever énergiquement. La lâcheté, la couardise, l’hypocrisie venimeuse, vous font terrer comme un lapin au fond de la salle et le lendemain, derrière votre encrier, vous voulez paraître un homme énergique. Taisez-vous donc, reptile !

Vous êtes mieux dans votre rôle, quand vous mentez sciemment en essayant de faire croire à vos lecteurs que la brute Straboni a été lardée de coups de couteau alors que c’est faux et archi-faux. Vous êtes encore dans votre rôle, lorsque vous essayez de démontrer, ô combien, que nationalistes et anarchistes sont taillés sur le même modèle.

Les anarchistes, M. Ségard, vous emmerdent.

A bon entendeur, salut !

Rappelons que M. Ségard, des « dernières nouvelles » n’a rien de commun avec notre ami et collaborateur Emilien Ségard.

Dans le Mémorial d’Amiens, un âne a ressenti lui aussi le besoin d’éjaculer son venin. Il a trouvé le moyen, non de critiquer la conférence (son style prouve qu’il en eut été incapable), mais de pisser trois colonnes pour dépeindre le changement physique de notre ami Faure et constater qu’il ne possédait plus le talent oratoire de jadis.

Point n’est l’avis assurément de ceux qui l’ont entendu.

Cet ignare journaleux n’a retenu qu’un point de la conférence. Il a remarqué, dit-il, la différence qu’il y a sur la manière de voir des socialistes Aubriot Renaudel, et du libertaire Faure sur l’alliance franco-russe. Les premiers fulminent contre cette alliance, le second s’en félicite. Mais, triple oison, lorsque Faure a causé de cette alliance, il ne s’appuyait pas sur l’utilité du rapprochement des capitalistes, mais bien sur les signes des temps qui faisaient que les peuples tendaient non pas à s’absorber, mais à se fondre pour ne faire qu’une seule nation. Tous les humains font partie d’une même planète et par conséquent ne doivent former qu’une seule famille.

As-tu compris Jocrisse ?

E.S.

Dans les Dernières nouvelles, nous avons lu une critique de la conférence de Sébastien Faure ; quelques passages méritent d’être relevés.

Je ne saurais, dit le signataire, être d’accord avec l’orateur lorsqu’il affirme que l’armée supprime chez le soldat ces trois sentiments : celui de la pensée, de la volonté, de l’action ; c’est peut-être vrai pour la Russie et pour l’Allemagne, mais en Angleterre, mais en France dit-il, c’est librement que l’on discute, que l’on écrit que l’on complote contre le militarisme, contre l’armée, contre les casernes.

Je serais enchanté que M. Péguet prouvât ses dires. Jamais, je n’imagine, l’on laissé un soldat faire de la propagande : une circulaire lancée dernièrement par le général André est péremptoire à ce sujet.

Jamais un militaire n’a eu le droit d’écrire ce qu’il pensait du régime que nous subissons, jamais un encaserné n’a pu se dresser librement devant un supérieur pour lui faire entrer dans la gorge les outrages dont on l’abreuve ; celui qui l’a fait, a payé cette liberté d’action de sa vie, ou par le supplice lent et atroce de Biribi.

Voilà pour la liberté de la pensée, de la volonté de l’action.

Une bourde encore plus grosse émaille cet article. La voici :

Comment, écrit M. Péguet, le conférencier peut-il dire que l’on gaspille par an 10 milliards pris dans les poches des prolétaires, puisqu’il affirme qu’ils ne possèdent rien ; ce ne peut être par conséquent que les contribuables petits et gros qui paient ces dépenses.

Mais, maître farceur, n’est-ce pas avec le produit des travailleurs, n’est-ce pas avec leur dépouilles que l’on entretient le budget de la guerre et s’ils ne possèdent rien c’est justement parce qu’on les a mis à contribution sur tout.

Pour conclure il dit qu’il ne conçoit pas du tout une société harmonique fonctionnant sans gouvernement, sans loi, sans police ; il est vrai qu’il avoue humblement qu’une telle conception dépasse son entendement.

Cet aveu, précieux à enregistrer, précise l’inconséquence de la critique et de son auteur, car ce serait tenir compte de la critique que pourrait faire un aveugle sur les nuances et le coloris d’un chef d’œuvre de peinture.

E.Ségard