- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Dix questions à … Olivier Bour

[1]Olivier est un bon copain. Accessoirement, il philosophe auprès de la jeunesse lycéenne de Meurthe et Moselle. L’idée d’interviewer ce creuseur d’encéphale n’était, à ce titre, point déplaisante. Olivier court aussi. Il fait du karaté et du tennis … mais du sportif accompli nous n’avons cure. En revanche, l’homonyme de Félix Bour, cause, converse, discourt, baragouine, jacte, discute, bavasse, papote, jacasse et dialogue et fait la causette de fort belle manière. Et, ce qui ne gâche rien au propos de cet ancien éleveur de poules, il ne citera pas, à la manière de certains, Jean-Baptiste Botul pour impressionner son auditoire et ne professera pas un quelconque et consumériste anarchisme pour ouvrir une non moins quelconque université populaire. C’est enfin de la matière à réflexion et à débat qu’Olivier a bien voulu ici nous donner en répondant à nos dix questions autour d’un honnête cambrioleur.

[2]1) C’est la rentrée ; abordes-tu l’anarchisme dans tes cours ? L’enseignement de la philosophie ne se résume-t-elle pas finalement à l’acceptation de la norme sociale et des principes actuels de gouvernement ?

S’il est une « particularité française », c’est peut-être celle-ci : dans  l’enseignement secondaire, place est faite à un enseignement de la philosophie qui ne soit pas une histoire des doctrines appelées « philosophiques », mais une approche problématisante des notions abordées. Le fait de savoir ce que Platon et Aristote ont écrit sur ce que c’est que la politique n’est pas la visée ultime d’un cours de philosophie en terminale. Si le professeur de philosophie fait référence à Platon ou Aristote, c’est qu’il considère que ces deux auteurs permettent d’aborder au mieux des problèmes pertinents relatifs à la politique. L’idée de l’enseignement de la philosophie en France, c’est que, par la fréquentation, la lecture attentive des textes de philosophes, de jeunes gens en viennent à se poser des questions nouvelles, à aborder les choses sous un angle inédit pour eux. IL s’agit de transformer ce qui se donnait comme  une évidence, comme  une affirmation massive, en une source d’interrogations. Par l’enseignement de la philosophie, on peut espérer que de jeunes esprits accèdent à la conscience de l’existence de l’idéologie : idéologie, dans le double sens a) de propagande, de fabrication d’effets de persuasion, et b) de présupposés non réfléchis, y compris les siens propres.

IL y eut dans  un passé récent, en 2000 et 2001, une forte tentative d’imposer un programme de connaissance doctrinale dans  l’enseignement de la philosophie. Le prétexte était de permettre de distinguer de manière incontestable les élèves travailleurs et sérieux : on les reconnaîtrait aisément, ils seraient capables, à la différence des élèves dissipés durant l’année scolaire, de répondre à la question : « quel philosophe a dit que… ? » C’était un projet soutenu notamment par Luc Ferry, concocté par son ami Alain Renaut. Dans  un tel programme, l’approche problématisante était secondaire ; et corrélativement, pour avoir un « socle commun » de l’épreuve du baccalauréat, il fallait forcément qu’il y ait un corpus obligatoire d’œuvres et d’auteurs jugés majeurs.  L’anarchisme aurait-il eu droit de cité ?

Les collègues de philosophie dans  leur large majorité s’étaient virulemment opposés  à ce programme à finalité doctrinale, et avaient réussi, en exerçant à l’époque un chantage sur les corrections du baccalauréat, à empêcher son application.

Puisque l’enseignement de la philosophie en terminale a pu jusque là échapper à un apprentissage de doctrines, il n’y a pas de corpus de textes et d’auteurs imposé / censuré au professeur dans  les références et les explications de texte qu’il présente dans  ses cours. Proudhon, Stirner, ou Bakounine sont des auteurs mobilisables au même titre que d’autres s’il s’agit de traiter de la question de la liberté civile.

Cet enseignement de la philosophie au sein même de l’école est en cohérence avec une certaine fonction de l’école. On peut assigner à l’école deux fonctions : ou bien on la met au service de la société, ou bien c’est la société qui se met à son service. Dans  le premier cas, on peut imaginer que si la société a besoin de menteurs et de bourreaux, l’école sera mise en demeure de les former pour les lui fournir. Dans  le second cas, l’école se trouve très paradoxalement en situation de distance critique possible vis-à-vis des dysfonctionnements et injustices qui traversent la société. L’école forme  en ce sens un asile : a-sulè, c’est du grec, cela veut dire absence de pillage. A l’école, les enfants apprennent, ils acquièrent des outils d’analyse pour jauger ce qu’ils voient de la vie, ils le font à l’abri du bruit des machines, car ce faisant ils ne sont pas entrain de travailler à l’usine. L’enseignement de la philosophie achève de donner son sens à cette fonction  de l’école : inviter les « nouveaux venus au monde » (comme dit Hannah Arendt) à comprendre que « l’esprit ne doit jamais obéissance » (selon une formule d’Emile Chartier).

Je me doute bien que ce que je viens de raconter est assimilable à un éloge très pompeux, très « lumières » de l’enseignement de la philosophie : les professeurs de philosophie assumeraient la noble tâche d’éclairer la jeunesse et œuvrer par là au progrès de l’humanité. Ce genre de grandiloquent discours pro domo est hautement soupçonnable :

– haïssable à force d’auto-congratulation, les « profs de philo » seraient les promoteurs du « Progrès de l’Humanité »,

– et naïf à force d’aveuglement à tous les conditionnements idéologiques, dont les « profs de philo » sont les victimes comme  tout le monde, et en fait davantage victimes encore que les autres, puisqu’ils prétendent en être conscients.

Mais quand même : que l’on puisse faire lire en classe des auteurs, y compris anarchistes le cas échéant, des auteurs qui suscitent la pensée, et ouvrent à des questions, c’est toujours une victoire contre la barbarie, contre l’ordre de la force et de l’argent. Cela durera-t-il encore ?

Je suis toujours étonné, compte tenu des courants dominants des idées préfabriquées, des intérêts, des flux et concentrations d’argent, qu’une chose pareille existe encore : des professeurs de philosophie payés par l’Etat pour inviter leurs élèves à lire « tous les livres », y compris ceux qui permettent de comprendre les mécanismes d’exploitation de l’homme par l’homme. C’est très curieux, c’est une étrange anomalie. Convient-il de comprendre cette situation comme  une tolérance de façade, cache-misère de ce que l’école assure de moins en moins, une instruction solide ? Si les écoliers n’apprennent plus à lire à l’école… ils pourront toujours avoir des professeurs de philosophie, quels textes auront-ils occasion de méditer avec eux ? L’enseignement de la philosophie ne doit-il pas sa survie aux gestionnaires de nos sociétés oligarchiques qui consentent à le financer comme  un « supplément d’âme » ?

[3]2) La liberté et l’égalité sont-ils deux principes antagonistes ? Y-a-t-il par conséquent plusieurs libertés possibles ? Ne sommes-nous pas tous égaux de la même manière ?

Rousseau distingue de manière limpide ce que nous confondons trop souvent : la liberté et l’indépendance. Nous prenons la plupart du temps la première pour la seconde. Or les deux n’ont simplement rien à voir entre elles.  Etre indépendant, c’est une chose affirmative : faire ce que je veux. Etre libre, c’est deux choses négatives : ne pas subir la volonté d’autrui, ne pas faire subir la mienne à autrui. On voit très vite le caractère insuffisant de l’indépendance : je ne suis indépendant que pour autant que j’ai la force de faire ce que je veux, c’est-à-dire que j’ai assez de force pour dissuader quiconque de m’entraver dans  mes désirs. La dépendance est proportionnelle à la force d’accomplir ce que l’on souhaite. Le fort domine du haut de son indépendance, le faible, lui, ne vit que de dépendance. La lutte est ouverte à la force, et les rapports de force, c’est l’implacable et mécanique soumission des faibles par les forts.

La liberté ? Elle appelle un tiers, qui garantisse que personne ne fasse subir à autrui sa force. Ce tiers, c’est la loi. C’est de là que naît l’égalité : chacun est soumis à la même règle commune, pas d’exception. Et inversement : sans égalité, pas de liberté, puisque l’égalité, grâce à la loi, empêche que le fort contraigne le faible à subir ses caprices.

La critique de cette théorie de l’égalité est connue, c’est celle de Babeuf, de Maréchal, du Manifeste des Egaux. L’égalité formelle n’est qu’une égalité de droit qui a pour fonction  d’oblitérer l’égalité réelle, l’égalité des conditions matérielles d’existence.

Et Rousseau avait bien conscience que des écarts de richesse trop grands entre citoyens entraînent immanquablement de la corruption, une situation où les « exceptions » au strict et anonyme respect de la loi se répètent, et où donc la liberté est bafouée. Rousseau préconise une égalisation des conditions de richesse entre les personnes. C’est la condition concrète sine qua non pour que l’idée de liberté ne soit pas un idéal utopique, ou un simple flatus vocis.

[4]3) L’anarchisme se réduirait au chaos si l’on veut bien prêter une attention quelconque à cette idée reçue, et donc forcément réductrice, que l’on retrouve aussi bien chez les penseurs libéraux que chez les dialecticiens marxistes. L’autorité de l’état, la dictature du prolétariat sont-ils des maux nécessaires ? l’homme politique peut-il vivre sans pouvoir ?

Question compliquée, je la prends par la fin. Tu évoques « l’homme politique », dont il y a lieu de se demander s’il peut seulement vivre sans pouvoir. On peut l’entendre en deux sens. 1er sens : c’est l’individu assoiffé du désir de domination. Platon dresse le portrait psychologique et moral de ce genre d’individus. L’homme de pouvoir aime le pouvoir et lui sacrifie tout, parce que le pouvoir est ce qui lui donne occasion d’assouvir tous ses désirs, le pouvoir est la route qui le mène à tous ses plaisirs. Avec le 2e sens,  on passe à Aristote. L’homme en général, tout homme, est « zoon politikon » : animal politique. Cela a une portée considérable : cela signifie que chaque homme, tout homme, en tant qu’il appartient à une espèce différente de tous les animaux, accomplit pleinement ce qu’il est en tant qu’il participe à une vie politique. Aristote pose le principe de la « démocratie », mais qu’il faudrait appeler isonomia. L’appellation « démocratie » a en fait été inventée et retenue par les détracteurs de l’isonomia. La démocratie est le gouvernement des gens modestes… pour les gens modestes, et non pas pour le bien de la collectivité tout entière. Isonomia : cela signifie même loi pour tous, mais aussi même possibilité d’exercer le  pouvoir pour tous. Tout citoyen est partie prenante dans  l’organisation de la cité, participe à l’élaboration des règles communes d’existence : tout citoyen doit se considérer comme  tour à tour gouvernant et gouverné. Celui qui voudrait prendre moins que sa part de charges politiques est un lâche, il n’assume pas son statut de zoon politikon.

On obtient à partir de ces deux approches du « pouvoir »  deux appréciations sur le pouvoir. On peut le considérer comme  le moyen d’exercer par la force sa volonté sur les autres. En termes spinozistes : la potestas, le pouvoir autoritaire, dominateur, c’est toujours ce qui cherchera à limiter la potentia pour la juguler. La potentia est toujours potentiellement dangereuse pour tout pouvoir en place, car elle est  la puissance de créativité et d’originalité propre aux individus. Les systèmes d’organisation juridico-politiques sont soupçonnables à bon droit de n’être que des cadres qui exercent et autorisent l’écrasement de l’affirmation de sa puissance individuelle, en toute impunité. La critique anarchiste de l’Etat trouve ici son sens.

Mais on peut aussi considérer que le pouvoir est l’exercice de ma liberté avec les autres, devant les autres, et pour les autres ; pourvu que l’on replace ce pouvoir dans  le cadre de l’isonomia. Cette dimension-là, il convient de ne pas l’oublier : le pouvoir, c’est cela même qui permet d’agir pour des institutions justes, dans  un cadre constitutionnel, la politeia en grec, où chacun peut et doit se considérer lui-même comme  gouverné et gouvernant tour à tour. Nul citoyen n’est le « maître » d’un autre. Certes : l’esclave, la femme, l’enfant, à l’époque d’Aristote, sont relégués dans  la sphère a-politique, la sphère privée, l’oikos, la vie domestique. Il est facile de « reprocher » à Aristote cette relégation dans  l’infra-politique de toute une frange de la population d’une société. Mais ne retenir que cette exclusion dans la pensée politique d’Aristote, c’est ne pas vouloir reconnaître la haute exigence et la radicalité de ce qu’implique l’idée de la politique : l’assomption du pouvoir comme  modalité d’action où règne strictement l’égalité entre les citoyens.

Ce que pensent les « penseurs libéraux » de l’anarchisme ? Je ne saurais le dire, puisque cette appellation dépend de ce qu’on entend par « libéralisme », et c’est évidemment une auberge espagnole. S’il est une constante sous cette étiquette, c’est que toute doctrine dite « libérale » prétendra toujours justifier toutes ses positions sur un principe intangible et inconditionnel : « l’individu libre ». IL y a en ce sens des recoupements, sinon même des filiations, avec des analyses de type anarchiste.

Ce que pensent les « dialecticiens marxistes » de l’anarchisme ? Je ne le sais pas non plus, puisque je ne les ai jamais lus. Je me suis humblement contenté de lire Marx, qu’on ne lit jamais assez. S’il y a chez lui des passages « dialectiques », des raisonnements « abstraits », cela se trouve dans des œuvres de jeunesse, mais il s’en débarrasse progressivement. Les courtes Thèses sur Feuerbach en sont un témoignage flagrant, de cette prise de conscience que la « dialectique » est stérile.  Lire Marx, c’est lire quelqu’un qui veut se donner les moyens de devenir l’observateur le plus attentif et le plus minutieux possible du fonctionnement des sociétés. C’est lumineusement intelligent de lucidité, de précision, et dans  la globalité, et dans  la prise en compte des singularités d’une époque. S’il se trouve dans son œuvre des passages à l’allure prophétique, ce sont œuvres de circonstances, tournées vers l’action. L’intérêt vif et urgent de Marx : habituer l’esprit à ne pas se contenter d’idées généreuses et de principes, mais décortiquer les mécanismes de fonctionnement des sociétés : les techniques, les slogans dans l’air, qui fait quoi, par quels mécanismes s’effectue l’expropriation des travailleurs, etc. C’est munis de ce genre d’analyses, que nous pouvons espérer que l’action a quelque chose chance d’être plus incisive, pour (pouvoir tenter de) transformer le monde.

[5]4) Une question pour l’amateur médiatique de petit élevage avicole que tu fus : qui vole un œuf de marans, vole un bœuf du Charolais ? Plus sérieusement, pourquoi les atteintes à la propriété suscitent-elles la réprobation générale alors même qu’elles sont usitées de manière institutionnelle et économique au plus haut de l’échelle sociale ?

Cher Jean-Marc, tu es malicieux, comme toujours ! Tu fais allusion à une vénérable association loi 1901 à laquelle j’ai participé, la SADE, Société Avicole de Déodatie et Environs… association dont le slogan était : « à chacun ses poules ». Le but de cette association était de promouvoir l’élevage familial, y compris en ville, pour contrecarrer l’industrie agro-alimentaire mondialisée. L’agro-alimentaire attaquait : le local contre-attaquait !

« Amateur médiatique » : tes lecteurs vont se demander de quoi il s’agit, je leur dois une courte explication. Pour faire la publicité d’un « salon de la basse-cour »… dans un petit village des Vosges, je suis allé jusqu’à m’exhiber dans  mon poulailler devant des caméras de télévision… Le reportage a été diffusé dans le journal télévisé le plus regardé, le plus apprécié de nos compatriotes, sur cette chaîne dont le métier est « de vendre du temps de cerveau humain disponible ».

Alors revenons non pas à la S.A.D.E., mais à Sade, le divin marquis. Ses héros, amis de Juliette, veulent accéder aux sphères de pouvoir : le pouvoir leur servira de paravent à toutes leurs scélératesses. C’est le principe « pas vu, pas pris » qui prévaut, mais pour ne pas être vu, il faut être puissant socialement. Le pouvoir confère de l’invisibilité : le vol pratiqué par nos ploutocrates est certes forcément beaucoup plus important en quantité de richesse, mais beaucoup moins repérable que le vol à la tire.

La personne indélicate qui est entrée l’autre nuit dans ma maison -dont je ne ferme pas la porte à clé-  pour nous dérober nos papiers et notre argent, n’est pas une personne que j’apprécie, et son acte est consternant. Le droit à la propriété privée doit être défendu, j’indique mes deux raisons :

– a) un récit me hante. Mordekhai Strigler, rescapé de Maïdanek, raconte ce qu’il a vu sur le quai à son arrivée au camp. Les SS laissèrent des déportés à quai, ils étaient nus, il ne leur restait que quelques bijoux. Les SS les laissèrent là ainsi, des jours entiers, au vu de tous. Les SS observaient et riaient de la situation. Les déportés nus à qui les SS avaient laissé leurs bijoux les avalaient, manière de les enserrer dans leurs propres corps, les déféquaient, et recommençaient l’opération. Les détenus préféraient que les SS les tuent, leur ouvrent le ventre, pour prendre les bijoux dérisoires qu’il leur restait, plutôt que de se voir par eux dépossédés de leurs derniers biens. Plutôt être mort qu’exproprié.

– b) Ce n’est pas la propriété privée qui est à abolir, en tant que telle ; ce qui est à abolir, ce sont les  rapports de propriété qui entraînent l’expropriation. Que des hommes soient assez riches pour payer la force de travail  d’autres hommes, que des hommes soient assez pauvres pour être contraints, afin de survivre, de vendre leur force de travail, voilà des rapports de propriété qui entraînent toutes les expropriations, et toute la misère humaine.

[6]5) Nous n’avons cessé de révéler dans le Jacoblog la problématique d’un vol théorisé par l’honnête cambrioleur, notamment lors de ses comparutions devant les cours d’assises de la Somme et du Loiret. Peut-on à la fois être acteur et concepteur, militant et théoricien de son geste ?

IL y a des gens d’une force exceptionnelle : les expériences de survie extrêmes, le bagne, les camps, sont des lieux où se révèlent ce genre de personnes. Et comment les reconnaît-on ? L’irrévérence à l’égard de toute forme d’autorité arrogante, qui n’exerce son pouvoir que par l’intimidation ; cela implique un courage physique. Celui que l’on voit par exemple à l’œuvre chez les « anars », des gens comme  toi, engagés contre les nazillons.

Cela implique un engagement de tout son être, pour un idéal d’existence. Sans une forme d’idéal, de « raison de vivre », un être fait de chair et de sang ne parviendrait sans doute pas à supporter certaines épreuves. Si l’on n’est pas capable de dire pourquoi on fait ce que l’on fait, cela revient à se comporter comme  un canard sans tête : c’est l’ancien aviculteur qui parle. C’est être capable de donner un sens à ses actions, parce que l’on est parvenu à se faire une idée de ce que peut être une vie d’être humain qui soit à peu près supportable, et pourquoi pas heureuse. Une vie humaine n’est supportable, sinon heureuse, que lorsque nous savons que nous pouvons être la hauteur de chaque événement, de chaque instant. C’est quoi, « être à la hauteur de l’événement » ? Ne pas geindre, mais faire ce qu’il y a à faire, et bien : quoi qu’il en coûte. Les stoïciens, les cyniques, étaient des gens dans  l’Antiquité qui considéraient que toute personne a des ressources  insoupçonnées. On trouve chez ces auteurs de belles histoires de conduites héroïques, lesquelles sont censées nous ouvrir la voie, nous dire en situation difficile : d’autres ont osé, et prouvent par leur acte que c’est réalisable. Nous pouvons ne pas nous incliner devant le pouvoir, nous pouvons ne pas céder au tortionnaire. Etre un « homme » est une tâche dont nous sommes capables : pour n’être ni bête de somme, ni marchandise.

[7]8 ) L’espérance de vie du bagnard à son arrivée en Guyane ne dépasse guère les cinq ans. En quoi la philosophie de Nietzsche, que Jacob qualifiait de « professeur d’énergie », peut-elle permettre à l’homme enfermé de survivre à son incarcération ?

Et comme au jeu de l’oie… je passe de la (5) à la (8) : qu’est-ce que Jacob a pu trouver chez Nietzsche ? La notion de Selbstüberwindung : de « dépassement de soi » ; quand la carcasse tremble, quelque chose en mon être peut encore aller plus loin.  « Professeur d’énergie », oui, c’est une belle formule.

[8]6) Jean Maitron, historien marxiste du mouvement anarchiste, prenant exemple de la bande à Bonnot et de la communauté libre de Romainville, a montré que certains des principes de vie des illégalistes, comme le fait par exemple de ne boire que de l’eau, n’étaient pas « à proprement parler mauvais ». Les notions de propre et de sale, de bien et de mal, issues de la Révolution Industrielle du XIXe siècle et de l’émergence des classes bourgeoises, ne condamnent-elles pas de facto et hypocritement le banditisme anarchiste en particulier, l’anarchisme en général ?

Deux pas en arrière. Le propre, le sale, catégories historiquement appliquées à l’anarchisme : est-ce lié aux contre-effets du « pasteurisme » de l’époque ?

[9]7) L’ancien forçat Jacob a pu comparer le système pénitentiaire français à « une vieille barbarie » plutôt qu’à un haut degré  de civilisation. La prison est-elle socialement nécessaire ? Pourquoi enferme-t-on légalement alors ?

Sur la prison, sur le vaste mouvement historique d’enfermement dans nos sociétés, je n’ai qu’une  référence : les analyses de Michel Foucault. Surveiller et punir. C’est lumineux.

[9]9 ) Quel intérêt y-a-t-il à réduire l’image de Jacob à celles de l’aventurier extraordinaire et du héros romantique là où l’histoire (et ses archives) révèle un personnage nettement plus complexe ?

Tu es historien, en tant que tel chasseur de singularités, sensible à toutes les nuances constitutives des singularités. J’imagine ainsi que chaque journée de ton travail  d’historien creuse l’écart entre ta connaissance de ce qui fut d’une personne, et ce que d’aucuns affirment, à des fins idéologiques, de cette personne.

[10]10) Justement, nous dénonçons et nous nous attachons à démontrer les mécanismes qui font de celui-ci l’inspirateur direct de Maurice Leblanc, mécanismes que nous avons affublés du néologisme de lupinose. Pour toi qui as lu les Ecrits et L’honnête cambrioleur, Alexandre Jacob est-il  Arsène Lupin ?

Tes questions me font mesurer l’étendue de mes lacunes littéraires : je n’ai pas lu de « dialecticiens marxistes », et je n’ai jamais lu une ligne de Maurice Leblanc. Depuis le temps que je connais, par tes travaux, le syndrome de « lupinose », je me dis que je dois lire la prose du père d’Arsène Lupin ! Mais les jours et les années passent ;  les livres d’Aristote restent en haut de mes piles de bouquins, rien à faire. Quant à ceux de Leblanc… où sont-ils ?

Ce que je sais du personnage fictif « Arsène Lupin », c’est par le prisme de tes travaux, mais aussi par la série télévisée de nos jeunes années. Or je déteste Arsène Lupin, pour deux raisons. A)  J’avais horreur de l’acteur, Georges Descrières,  je crois. IL me faisait penser à mon prof de maths, qui jouissait de terroriser ses élèves. Par contamination imaginaire, j’ai haï l’acteur et le personnage. B] Avant qu’ils ne se marient, ma grand-mère fut « femme de chambre » au Vésinet, et mon grand-père « majordome » dans  une « maison bourgeoise » à Lyon. Les relations entre « personnels de maison » et grandes familles bourgeoises sont à certains égards pires que la condition de salarié dans  les grandes manufactures. Arsène Lupin, celui de la série télévisée, représente cette bourgeoisie satisfaite et repue, fière de sa richesse et du luxe, rentière, qui profite du travail les autres. IL est même pire : parce qu’il envie cette bourgeoisie. C’est un médiocre : coucou, accapareur et faux dandy. Aux antipodes d’Alexandre, exactement.