- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Anars bagnards 14

Arbeit macht frei en Guyane [1]Où l’étude de Valérie Portet sur les bagnards anars se conclut par la mise en relief des attitudes de résistance. Résistance à l’autorité. Résistance au système éliminatoire. Résistance et non compromission. Résistance et solidarité. 14e épisode.

CONCLUSION

L’étude du bagne en tant qu’institution totale comme le définit Erving Goffman nous a permis de mener une étude plus précise des comportements de notre échantillon. En effet, nous avons pu mettre en rapport les concepts qu’il dégage des conséquences du fonctionnement et des objectifs d’une telle institution, avec les éléments extraits du corpus analysé. Ce qui nous a permis de détecter des mécanismes particuliers dans la représentation du système concentrationnaire du bagne par les individus constituant notre échantillon. En calquant l’approche biographique choisie sur ces modalités d’étude nous avons pu restituer la dimension humaine propre à ce type d’analyse en limitant les erreurs d’interprétation.

Notre problématique posait les bases de notre travail dans ces termes :

Comment des anarchistes, propagandistes et illégalistes, condamnés, pour leur activisme politique considéré comme un délit de droit commun, à purger une peine de travaux forcés, se comportent-t-ils dans les conditions extrêmes déterminées par la nature même des bagnes de Guyane ?

Pour vérifier l’hypothèse sous-jacente de cette question qui postulait sur l’existence d’un comportement « typique », nous avons mené une analyse portant sur deux constituantes majeures de l’univers concentrationnaire du bagne : le type de rapports entretenus avec l’administration pénitentiaire d’une part et les codétenus d’autre part.

Nous allons reprendre et synthétiser les éléments de réponse que nous avons pu dégager de notre étude.

L’examen des différentes données que nous avons pu extraire de notre corpus concernant le comportement adopté vis-à-vis de « la conduite conforme réglementée » par l’administration pénitentiaire, nous a permis conclure qu’un comportement de « résistance », dont le degré peut néanmoins varier, était adopté par les transportés anarchistes.

L’attitude de non-compromission avec les auxiliaires de l’institution totale est le premier indicateur que nous avons retenu. La normalisation qui est appliquée par les agents de l’administration pénitentiaire est rejetée par la population que nous avons étudiée. Il est bien entendu que ce rejet se trouve limité par le système de sanctions qui régit le fonctionnement autoritaire de cette institution. Nous avons pu toutefois remarquer que ce risque n’agissait pas de façon systématique sur le comportement des transportés anarchistes. Ils privilégiaient souvent une attitude définie par un ensemble de convictions qui trouvaient leurs racines dans les idéaux et les principes libertaires, considérés comme tels par notre échantillon. Ceci apparaît nettement dans les correspondances adressées à l’administration pénitentiaire. Ce sont essentiellement des plaintes ou des requêtes concernant la condition des transportés en général ou bien le traitement particulier réservé aux anarchistes.

Le degré de « résistance » peut être aussi mesuré par la quantité et la nature des punitions encourues par les transportés, même si nous devons nuancer cette donnée eu égard à l’acharnement de certains surveillants tendait à multiplier des motifs de punition pour des infractions inventées de toutes pièces à l’encontre certains transportés anarchistes.

Les tentatives d’évasions peuvent être considérées également comme une résistance à l’institution du bagne dans la mesure où en cas d’échec les sanctions étaient très lourdes, et aussi parce que certains s’adaptent à l’institution et ne tentent aucune évasion.

Nous allons évoquer maintenant le deuxième aspect de notre travail : la perception des codétenus de droit communs. Nous avons cherché à savoir si le comportement des transportés anarchistes se différenciait des autres transportés. Nos indicateurs ont été établis en fonction des différents types d’adaptations secondaires développés par l’ensemble des transportés, qui constituent ici le référant. En y juxtaposant l’analyse des différents aspects pris par ces adaptations, nous avons pu établir ce qui était accepté ou rejeté par notre échantillon.

La partition « droits communs » et « politiques » ne s’effectue pas de fait. Elle est réelle, mais à des degrés qui sont fonction d’un ensemble de comportements définis par les transportés anarchistes dans les termes de « moralité et mœurs du bagne ». Les principes qui guident la perception des codétenus sont issus des idéaux prônés par l’idéologie anarchiste, ce qui ne signifie pas à priori une non-considération et un mépris pour les transportés « non politiques ». Le comportement développé est l’indicateur prioritaire pour notre échantillon. Le rejet de l’institution totale du bagne inclut les conséquences inhérentes à son fonctionnement dont la résultante est l’emprise sur l’ensemble des transportés. Si certaines attitudes sont comprises voire excusées par les transportés anarchistes, il n’en résulte pas moins un rejet significatif du comportement « d’adaptation » développé par la majeure partie des transportés qu’ils côtoient. Cette promiscuité non maîtrisée implique une forme de « contamination physique et morale » comme le définit Erving Goffman. Les différents aspects qu’elle prend sont les suivants : la compromission avec les auxiliaires de l’administration sous la forme de la délation, de l’espionnage ou de la complicité, les rapports de domination institués par les plus « forts » sur les plus « faibles », l’homosexualité et le jeu.

Les transportés qui constituent notre échantillon tendent alors à développer un comportement d’opposition, en redéfinissant les fondements d’une adaptation en adéquation avec les principes qui motivent leur attitude. D’autres repères sont construits et s’étayent sur deux axes majeurs : le contact avec l’extérieur qui apparaît comme donnée fondamentale pour l’équilibre moral, et l’application des théories anarchistes. Cet aspect prend deux formes : la propagande auprès des codétenus et l’instauration d’une nouvelle forme de moralité basée sur les valeurs qui sous-tendent l’idéologie anarchiste : la solidarité, le partage, la justice et le refus de l’autorité.

La place tenue par l’idéologie est donc centrale dans l’attitude développée tant vis-à-vis de l’administration que des codétenus, mais aussi dans l’analyse et la perception de l’institution du bagne.

Les repères idéologiques permettent de développer une conduite définie comme « conforme », et le regroupement des forçats anarchistes, ainsi que la particularité du traitement qui leur est réservé, tend à renforcer la cohésion identitaire du groupe informel des anarchistes. La construction de l’identité et sa persistance dans le nouveau système sont rendues possibles par la préexistence d’une analyse politique qui sert alors de référent.

Ces éléments synthétiquement réunis nous permettent donc d’avancer que l’échantillon analysé donne les signes d’un comportement typique de « résistance » ou « d’opposition » vis-à-vis de l’institution totale du bagne et de ses différentes constituantes.

Toutefois, d’autres transportés ont visiblement développé un mode de comportement de « résistance », il serait donc intéressant d’en déterminer les motivations profondes par une étude plus particulière sur ce type d’attitude dans l’institution totale du bagne.

Nous souhaitons néanmoins apporter une nuance à nos conclusions. En effet, les conditions difficiles dans lesquelles nous avons déterminé la composition de notre échantillon, ne nous ont pas permis d’englober la totalité des militants anarchistes condamnés aux travaux forcés ou à la relégation. Ainsi, au cours de nos recherches postérieures à la construction de notre corpus sont apparus de nouveaux individus répondant à nos critères qui auraient pu être intégrés à notre échantillon. Se pose ainsi le problème du caractère non exhaustif de notre travail. Ceci même si les éléments récoltés pour ces derniers individus présentent des caractéristiques semblables.

Un autre problème à noter est le déséquilibre de certaines données de notre corpus qui nous a conduit à privilégier les exemples des transportés sur lesquels nous avions recueilli le plus d’information. Certains dossiers analysés sont très pauvres en regard de notre objet, et d’autres sont très fournis, se complétant dans le meilleur des cas avec les récits destinés à la publication.

Certaines constatations nous amènent à évoquer des possibilités d’études complémentaires concernant les différents thèmes que nous avons pu aborder.

Ainsi, nous avons par ailleurs constaté, à la lecture d’ouvrages constitués par les mémoires de certains transportés, que les idéaux anarchistes semblaient avoir généré des comportements du même type que celui que nous venons de présenter, chez des individus qui n’étaient pas militants.

La sympathie pour ces idéaux n’est peut-être pas suffisante pour expliquer cette similitude de comportement. La réflexion à apporter sur ce thème pourrait ouvrir de nouvelles perspectives concernant l’intégration de certains principes politiques, qui sans être exprimés comme tels entraînent un mode de comportement social et une analyse politique de type anarchiste. Ces théories ont effrayé, mais n’ont-elles pas convaincu, par ailleurs, parfois de façon indirecte ?

De plus, l’idée dominante à cette époque tend à assimiler, tout en le rejetant, tout comportement contestataire à une analyse de type « anarchiste ». Une étude serait alors à mener dans ce domaine.

Un autre aspect qui nous a paru important sans que nous puissions le développer fautes de données, est le problème d’autres transportés politiques s’étant révoltés contre la colonisation française : les arabes et les annamites.

Leur présence est furtivement évoquée par les transportés anarchistes, mais la dimension politique anticolonialiste, qui pour certains d’entre-eux est la cause de leur transportation en Guyane n’apparaît pas.

Il en est d’ailleurs de même pour le problème des peuples autochtones de Guyane qui présente des points communs avec le thème précité. Cette population particulière est parfois évoquée sans que pour autant ce thème soit développé dans le corpus que nous avons analysé.