- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Un grand bandit de l’Histoire ?

[1]Est-il naïf de considérer comme surprenante la présence d’anarchistes dans une revue de vulgarisation historique consacrée justement aux Grands bandits de l’Histoire et dont le seul but serait d’impressionner à peu de frais et à grands renforts de stéréotypes faciles le lecteur – acheteur ? Est-il vain de remarquer alors la faiblesse démonstrative des articles évoquant trois figures de l’illégalisme, mises les unes après les autres dans un ordre si peu chronologique ? L’épopée de Ravachol précède celle du sanglant Bonnot qui laisse sa place au drolatique et fantasque Marius Jacob, dont on oublie une fois encore qu’il se prénomme Alexandre quand il cambriole et Marius quand il devient marchand forain en bonneterie, à Paris d’abord puis dans le Val de Loire. Est-il utile de s’acharner justement sur ce genre de papier qui, par une narration linéaire, véhicule les valeurs morales de notre bonne vieille société consumériste ?

Le bandit peut faire peur par ses monstrueuses et insupportables atteintes à la propriété. Il peut faire frémir par le sang versé lorsque le malfrat n’est pas assermenté et agit pour de bien matérielles raisons. Mais le bandit peut paraître parfois sympathique lorsque ses victimes représentent paradoxalement une autorité instituée, centralisatrice et autoritaire. Le voleur est ainsi d’autant plus aimé du public, passé et présent, qu’il lie des actes sensationnels à une verve joviale, caustique et « dangereusement » communicative. Et votre roublard de bandit – que l’on se plait à voir plus roublard que bandit au demeurant – apparaîtra alors plaisant, surprenant, attirant. L’empathie peut même, au fil des lignes décrivant les extraordinaires exploits – car ce ne sont plus des vols mais des exploits – chez tel écrivain nationalement et internationalement reconnu ou encore chez un minable mais néanmoins fort riche bijoutier parisien, vous faire assimiler le dit voleur anarchiste à ce héros littéraire qu’aurait imaginé Maurice Leblanc.

Et, là où Renaud Thomazo, pour le n°125 du magazine Historia spécial de mai-juin 2010, voit dans ces illégalistes des « tueurs » froids,  sanguinaires et sans scrupules, l’article Marius Jacob, le gentleman cambrioleur, issu de la plume de l’éminent universitaire corse Pascal Marchetti Lecca, donne une image totalement à l’opposé, laminant de facto la vulgarité populaire d’un Ravachol et la violence aveugle d’un Jules Bonnot. Et, bien que les illustrations soient soigneusement travaillées, les lignes qui suivent ne brillent pas forcément par l’excellence du propos tenu, sans mention des sources utilisées qui plus est. Bien au contraire, ces lignes n’hésitent pas à multiplier les idées reçues sur l’honnête cambrioleur Jacob … sur le héros populaire Marius Jacob, associé bien évidemment à son légendaire alter ego de papier.

[2]Marius Jacob, gentleman cambrioleur

A la fin du XIXe siècle, cet « illégaliste pacifiste » s’emploie à dépouiller « ceux qui ne produisent rien [et qui] ont tout » pour redistribuer son butin à « ceux qui produisent tout [et qui] n’ont rien’. Justicier autoproclamé, il érige son idéalisme en morale libertaire.

Pascal Marchetti-Leca.

J »ai vu le monde, il n’est pas beau ! » La laideur de la société, effectivement, il l’a vite découverte, Alexandre Marius Jacob. Né le 29 septembre 1879, à Marseille, d’un « matamore de bistrots », qui lève plus volontiers le coude qu’il ne vaque à ses affaires, et d’une mère qui va de déboires familiaux en faillites commerciales recommencées, la vie n’est a priori pas pour lui sourire. Il n’empêche. Ses parents rêvent pour leur fils d’un avenir moins hostile et, loin de la dangereuse promiscuité que la laïque du quartier du Panier impose à ses potaches, ils l’inscrivent chez les frères des Écoles chrétiennes. Bien leur en prend. Joseph et Marie-Élisabeth se féliciteront, en effet, d’avoir triomphé de la suspicion en laquelle ils tiennent ordinairement les porte- soutane: à 11 ans, fort d’une dispense d’âge, Alexandre Marius décroche son certificat d’études. Ses professeurs l’encouragent à poursuivre. C’est là sans compter avec la découverte de Jules Verne et la proximité des… docks ! L’« appel du large » sera plus fort que les doctes recommandations. D’autant que le hasard s’en mêle. Place Saint-Michel où il se distrait, le garçonnet ne renonce-t-il pas au jeu pour venir en aide à un inconnu ployant sous son barda? Or, le passant n’est autre que M. Martinaud … capitaine d’armement à la compagnie Freycinet. Trois semaines plus tard Alexandre Marius embarque comme mousse sur le Thibet.

Ce satané commissaire Fabre

Seulement voilà, il y a loin de la soif d’exotisme à l’âpreté du quotidien : labeur éreintant, officiers arrogants, équipage rustaud, promiscuité conflictuelle, escales pitoyables… De courrier en courrier (Ville-de-La-Ciotat, Alix, Suzanne-et-Marie…), le novice timonier continue se cramponne aux chimères. En vain. Terrassé par « les fièvres » contractées à Dakar, on le débarque, plus mourant que vaillant. C’en est fini de la marine.

Du coup, sitôt remis sur pied, il envisage de changer la société : « Ce qui m’a répugné, c’est de suer sang et eau pour l’aumône d’un salaire, c’est de créer des richesses dont j’aurais été frustré. En un mot, il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité, c’est l’avilissement, la négation de toute dignité », justifiera-t-il, plus tard. Pour l’heure, il verse apprenti typographe, fréquente les cercles anarchistes de la cité phocéenne et prête sa fougue à un journal de propagande, L’Agitateur. Mais, confiant à l’excès, il tombe dans les rets d’un mouchard et, impliqué dans une affaire de d’explosifs, il écope de six mois de réclusion. Sa peine purgée, il quitte la prison Chave en avril 1898. Pour autant, il reste fiché et, dans la mesure où elle ne le lâche pas, la police lui confisque tout espoir de réinsertion. Ce satané commissaire Fabre n’use-t-il pas des moyens les plus dissuasifs pour que ses employeurs successifs lui donnent congé?

[3]Le premier gros coup : 400 000 francs-or

Puisqu’on lui refuse de vivre et de travailler légalement, il ne lui reste plus qu’à… refaire les lois. Il devient anarchiste. Sa religion est faite : « Puisque les bombes font peur au peuple, volons les bourgeois et redistribuons aux pauvres ! » La carrière d’« entrepreneur de démolition », dans laquelle il s’engouffre semble coller au mieux à son incorruptible logique. L’« illégalisme pacifiste » devient son cheval de bataille.

Le 31 mars 1899, l’Insoumis ouvre les hostilités contre une société qui se complaît à le marginaliser. Il saute dans un uniforme d’inspecteur de police et, flanqué de deux compères, déboule rue du Petit-Saint-Jean, chez le commissionnaire du mont-de-piété. Le sieur Gille n’oppose aucune résistance à ce trio : dare-dare, il ouvre livres de comptes… et coffres-forts! Les représentants de l’ordre dressent, comme il se doit, un inventaire détaillé des objets en dépôt sur un papier frappé du sceau préfectoral. Ils réquisitionnent les pièces à conviction, passent les menottes au suspect, le conduisent au palais de justice et poussent le zèle jusqu’à l’accompagner devant le bureau du procureur où, prévenant toute velléité de fuite par l’intimidation, ils le prient de faire antichambre! Puis, le plus sereinement du monde, ils s’esquivent… en emportant un butin évalué à 400 000 francs-or.

La France entière fera des gorges chaudes d’une supercherie annonciatrice d’un genre qu’un « Robin des Bois de la Belle Époque » vient d’inaugurer… Balancé » par son complice Morel, Marius Jacob est arrêté. Mais, pour éviter les cinq années de réclusion auxquelles il a été condamné par contumace, il simule des hallucinations mystiques qui lui valent un authentique internement à l’asile d’aliénés, dont il s’évadera dans la nuit du 18 au 19 avril 1900. Il se réfugie à Sète chez un anarchiste ami de Santo Jeronimo Caserio – qui, le 24 juin 1894, à Lyon, a assassiné le président Carnot – et organise dès lors sa première bande de cambrioleurs, les Travailleurs de la nuit, à laquelle il assigne d’incontournables principes : proscription du meurtre s’il n’est motivé par la légitime défense, désignation des victimes parmi les seuls « parasite[s] soci[aux] », affectation d’une partie du butin à des œuvres de propagande ou à des frères de lutte qui se trouvent dans la gêne. Ses cibles, les potentats établis : l’hermine, la soutane, l’uniforme, les capitaux. Son champ de bataille favori, les parquets lambrissés.

Un petit billet d’excuses à Pierre Loti

Sa prouesse, le cambriolage érigé en science, par le biais de mille et une astuces et bi- douillages. Son idée fixe, la croisade contre la classe dominante et, « le plus inique de tous les vols », la propriété individuelle. « Le vol, c’est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne, plutôt que mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pied à pied mes en nemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens […] », insérera-t-il dans le bimensuel libertaire Germinal.

Jacob a le sens de l’humour. Aussi se plaît-il à signer ses méfaits d’une carte au nom d’Attila. Parfois il se ravise pour laisser 10000 francs-or à une marquise criblée de dettes… qu’il croyait ponctionner! Et sitôt qu’en Julien Viaud, le capitaine de frégate qu’il choisit de « visiter », il reconnaît l’écrivain Pierre Loti, il remet tout en place et griffonne un de ces mots dont il a le secret : « Ayant pénétré chez vous par erreur, je ne saurais rien prendre à qui vit de sa plume. Tout travail mérite salaire. Attila. – P. S. Ci-joint, dix francs pour la vitre brisée et le volet endommagé. » Autant d’anecdotes dont – quoi qu’il s’en défende – Maurice Leblanc saura se souvenir pour esquisser, en 1905, la silhouette de son « gentleman cambrioleur », Arsène Lupin, qui doit lui- même son nom à un conseiller municipal de Paris ! Entre 1900 et 1903, Jacob et ses hommes commettent plus de cent cinquante cambriolages, tant en province qu’à Paris et même à l’étranger : « Je faisais de la décentralisation ! » ironisera-t-il. Le 21 avril 1903, une opération menée dans la Somme tourne au drame. L’agent Pruvost trouve la mort au cours de la fusillade qui éclate à la gare de Pont-Rémy. Jacob et ses acolytes sont arrêtés : la « bande d’Abbeville » est démantelée.

Condamné au bagne, dont il tentera de s’évader dix-sept fois, Jacob après avoir été ramené en métropole quitte Fresnes le 30 décembre 1927. Après quelques petits boulots, il devient marchand forain en 1931. Il renoncera à cette ultime reconversion pour solder un dernier compte : le sien. Le 28 août 1954, il s’injecte une dose de morphine. Sur la table, un dernier mot : « Linge lessivé, rincé, séché mais pas repassé. J’ai la cosse. Excusez. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la paneterie. À votre santé ! ».

Encadré 1 : Modèle. Quand il crée, en 1905, son personnage d’Arsène Lupin, l’écrivain Maurice Leblanc se défend de s’être inspiré de Marius Jacob et de ses exploits, malgré de grandes similitudes. En 1953, l’ancien voleur fera ce commentaire : « Cet Arsène Lupin […] a du courage, de l’imagination … »

Encadré 2 : Professeur de lettres à l’Université de Corse, il est notamment coauteur de Voleurs de feu : moments de grâce dans la littérature française (Flammarion, 2007).

Encadré 3 : Embarquement pour la Guyane. Le 22 mars 1905, Alexandre Marius Jacob est condamné à la détention à perpétuité par le tribunal d’Amiens. Déporté aux îles du Salut, il va, sous le matricule 34777, y séjourner jusqu’en 1925. Sa peine commuée en cinq ans de prison en métropole, il est finalement libéré en décembre 1927.

Encadré 4 : Reconversion. Libéré, Jacob s’inscrit comme marchand forain d’abord  dans la région parisienne avant de s’installer définitivement à Reuilly dans l’Indre.

Encadré 5 : Alexandre devient Marius. Jacob choisit, une fois devenu forain, de ne retenir que son second prénom. Motif invoqué (ou prêté) : Marius est plus court qu’Alexandre, ce qui coûte moins cher pour faire imprimer les cartes de visite.

Encadré 6 : Dans un de ses textes paru en 1905, il s’adresse aux juges : « A-t-on jamais vu un rentier se faire cambrioleur ? J’avoue ne pas en connaître ».