- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Les hommes bleus du bagne

[1]Michel Pierre

Bagnards

La terre de la grande punition

Collec. Autrement, 2000

Tatouages et tatoués

[2]p.120-122 : Le nombre de tatoués est important dans la clientèle des prisons et des bagnes. II est rare (surtout à la fin du XIXe siècle) de rencontrer un forçat qui ne porte point sur Ie corps quelque dessin ou devise. Un article du régiment des pénitenciers précise pourtant: « II est formellement interdit aux transportes de transformer leur signale­ment au moyen de tatouages, de cicatrices provoquées, etc. »

Comme bien d’autres, cette interdiction est enfreinte par tous ceux qui demandent à leurs camarades les plus artistes de tracer sur leur peau inscriptions et images en utilisant du noir de charbon ou de la poussière de brique. Nombreux sont ceux qui arrivent au bagne avec 1’épiderme déjà illustré, d’autres profitent de leur in­volontaire séjour pour se faire graver des emblèmes ou des phrases indiquant une préférence, une haine ou une affection profonde.

Les tatouages les plus communs relèvent du sempiternel dessin d’un coeur transpercé d’une flèche ou d’une pensée à la tige har­monieusement courbée, surmonté de 1’inscription: « A [suivi du nom de la femme aimée] pour la vie », et souligné du sobriquet de l’amant ou du fils fidèles : « le marquis de 1’Ecole », « le Charlot de la maube », « fouinard de la Villette », « bibi de Sébasto ». Ces illustrations se portent sur le biceps ou sur le sein gauches tout comme les définitifs « mort aux vaches », « pas de chance », « en­fant du malheur », « fatalitas », « victime du devoir », « vaincu mais non dompté », « tout me fait rire »…

[3]Sur certains forçats se lisent aussi les souvenirs de la conscrip­tion et du passage à 1’armée : numéros du tirage au sort, du régi­ment, du bataillon ou de la compagnie souvent surmontés de deux drapeaux entrecroisés et d’un soldat représentant 1’arme où avait servi le tatoué. D’autres portent des bagues dessinées à tous les doigts, des bracelets aux poignets et aux chevilles, quelques-uns décorent leurs pieds du farouche « marche ou crève ». L’un d’entre eux a fait marquer sur son pied droit: « J’en ai marre » et sur le gauche, « moi aussi »… D’autres font dessiner un trait discontinu autour de leur cou en faisant inscrire : « Découpez suivant le poin­tillé ». Il s’en rencontre aussi ornés du corps enroulé d’un serpent dont la tête ou la queue, selon la fantaisie de 1’illustré, aboutit au sexe. Certains ressentent également le besoin d’indiquer la fonction de cette partie de leur anatomie en faisant écrire au-dessus l’ex­pression « robinet d’amour »… On en voit qui portent de véritables chefs-d’oeuvre. Liard-Courtois rapporte le cas d’un nommé La­mouche « qui s’était fait piquer sur le dos un vaisseau armé de tout son gréement, commandé par Jean Bart coiffé du feutre à plumes qui, sur le bout, mettait le feu à un tonneau de poudre. Un autre de nationalité suisse affichait, sur Ie torse, les armes de la Confédération helvétique ».

Mais le tatoué le plus étonnant de la fin du XIXe siècle est un condamné militaire qui, sur la fesse gauche, s’était gratifié d’une guérite avec un zouave barbu, sac au dos et croisant la baïonnette dans la direction de l’anus, alors que sur la fesse droite se lisait l’inscription dissuasive: « On n’entre pas ici » !

Dans la même catégorie des chefs-d’oeuvre, on rencontre au bagne, dans le courant du XXe siècle, un transporté dont la poitrine est agrémentée du mausolée de Lénine à Moscou et, juste avant la Seconde Guerre mondiale, un cinéphile averti qui s’était fait tatouer sur le corps le portrait de ses vedettes favorites, parmi lesquelles Mary Pickford, Marlène Dietrich, Greta Garbo, Marion Davies, Myriam Hopkins, Claire Trevor, etc.

Albert Londres [4] [5]Albert Londres

Au bagne

Collec. 10/18, 1975

1ère partie : A Cayenne

II C’était Cayenne

LITTERATURE DE TATOUES

p.31-32 : Je tirai de ma poche une lampe électrique et la fis jouer. Sur le torse de celui qui me faisait face, j’aperçus quelque chose écrit. J’approchai la lampe et, dans son petit halo, lus sur le sein droit du bagnard : « J’ai vu. J’ai cru. J’ai pleuré. »

L’amiral demanda: «Vous n’avez pas une cigarette de France, chefs? »

On n’avait pas de cigarettes de France.

Et je vis, au hasard de ma lampe, qu’il avait ceci, tatoué au-dessous du sein gauche : «L’indomptable coeur de vache

Les six ramaient dur. C’était lourd et la vague était courte et hargneuse. Curieux de cette littérature sur peau humaine, je « feuilletai » les autres torses, car pour être plus à l’aise, tous avaient quitté la souquenille. Sur le bras de celui-ci, il y avait: « J’ai (puis une pensée était dessinée) et au-dessous: à ma mère. » Ce qui signifiait: « J’ai pensé à ma mère. » Je regardai son visage, il cligna de l’oeil. Il faisait partie de ces forçats qui ont une tête d’honnête homme.

Je me retournai. Les deux qui m’avaient fait passer le frisson dans le dos offraient aussi de la lecture. Sur l’un trois lignes imprimées en pleine poitrine :

Le Passé m’a trompé,

Le Présent me tourmente,

L’Avenir m’épouvante.

II me laissa lire et relire, ramant en cadence. Le second n’avait qu’un mot sur le cou : «Amen.»

– C’est un ancien curé, dit 1’amiral.

On arrivait. J’ai pu voir bien des ports miteux au cours d’une vie dévergondée, mais Cayenne passa du coup numéro 1 dans ma collection. (…)

[6]III A terre

PARMI LES MISERABLES

p.39-40 : Il était cinq heures de l’après-midi quand j’arri­vai dans la cour, les corvées étaient rentrées, le matricule 45903, une figure de noyé, grelottait dans une voiture à bras. A cote de lui, le 42708 lui caressait doucement les doigts qu’il avait, bagués de tatouages.

– Com…man…dant; gémit le 45903 à un haut chef qui passait, je travail…lais à Ba-duel, vous com…pre…nez. Je suis bon pour l’hô…pi..tal, j’ai la fièvre, oh! la fièvre, pouvez-vous par bon…té, une cou…ver…ture.

-Donnez-lui une couverture.

-Mer…ci, com…man…dant, par bonté.

Et un petit chat qui voyait l’homme danser de fièvre, croyant que c’était pour jouer, sauta sur lui.

On me conduisit dans les locaux.

D’abord je fis un pas en arrière. C’est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n’avais encore jamais vu d’homme en cage par cinquantaine, Nus, du torse pour la plupart, car j’ai oublié de dire que s’il ne fait pas tout à fait aussi chaud qu’en enfer, à la Guyane, il y fait plus lourd, torses et bras étaient illustrés. Les «zéphirs », ceux qui proviennent des bat’-d’Af’, méritaient d’être mis sous vitrine. L’un était tatoué de la tête aux doigts de pieds. Tout le vocabulaire de la canaille mal­heureuse s’étalait sur ces peaux: « Enfant de mi­sère.» «Pas de chance.» «Ni Dieu ni maître.», « Innocents », cela sur le front. «Vaincu non dompté. » Et des inscriptions obscènes à se croire ­dans une vespasienne. Celui-là, chauve, s’était fait tatouer une perruque avec une impeccable raie au milieu. Chez un autre, c’étaient des lunettes. C’est le premier à qui Je trouvai quelque chose à dire: ­

– Vous étiez myope?

– Non! louftingue.

L’un avait une espèce de grand cordon de la Légion d’honneur, sauf la couleur. Je vis aussi des signes cabalistiques. Et un homme portait un mas­que. Je le regardai avec effarement. On aurait dit qu’il sortait du bal. Il me regarda avec commisé­ration et lui se demanda d’où je sortais. (…)