- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 4

[1]Souvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers actes – Mon arrestation

(suite)

Et, après avoir réveillé Bour et Pélissard, un quart d’heure ensuite, nous étions attablés tous quatre, chez l’un des aubergistes qui n’avaient point voulu nous recevoir quelques heures avant.

– Vous n’avez pas le sommeil léger, brave homme, dis-je au gargotier. Cette nuit nous vous avons vainement appelé pendant un bon quart d’heure, et, sans l’amabilité de monsieur (je désignai le garde) nous serions demeurés à la pluie.

Nacavant, en venant le réveiller, avait dû lui révéler notre prétendue fonction, car mon reproche le fit sourire, d’un air de me dire : «Ça t’apprendra de faire la chasse à mes fournisseurs.»

– Oui, Nacavant m’a raconté la chose, me répondit-il. C’est drôle… Je n’ai rien entendu, ajouta-t-il imperturbablement. Il faut vous dire que nous couchons au fond… tout là-bas au bout… tout à fait au fond…
– Menteur ! pensai-je tout en buvant ma tasse de café.
– A votre santé! messieurs, s’écria le garde-sémaphore en levant son petit verre rempli de cognac jusqu’au bord.

Bour et Pélissard trinquèrent.

– Comment ! vous n’avez pas de cognac ? me demanda-t-il avec étonnement.

Puis, sans attendre ma réponse :

– Hé ! patron ! apporte donc encore une bistouille de fine. Si tu dors la nuit, ajouta-t-il malicieusement, c’est pas une raison pour dormir le jour en oubliant de servir les clients.

D’un geste, j’arrêtai l’aubergiste. Puis m’adressant à Nacavant :

– Merci ; je n’en bois pas.

Il traduisit sa surprise par un «Ha !», et en deux lippées il avala la liqueur.

Le cafetier avait si bien coupé dans l’histoire de notre prétendue fonction que, de l’avis de l’employé de la gare, la liqueur qu’il nous servit n’était pas frelatée.

– C’est pas de l’ordinaire, nous dit-il en nous jetant un clignement d’œil à la dérobée comme pour nous dire : «On sait qui vous êtes !»

Puis, tout en faisant clapper sa langue contre son palais, en homme qui sait déguster les bonnes choses, il consulta la pendule de l’auberge et reprit :

– Faites excuse… Il faut que je vous quitte… Le service c’est le service.

Il nous serra la main et tout en s’en allant il ajouta :

– Merci de votre amabilité.
– C’est nous qui vous remercions, lui dit Bour.

Il sortit, se rendant à son travail.

De la façon dont j’étais assis dans l’auberge, je faisais face à la fenêtre et pouvais voir, dans un assez vaste rayon, ce qui se passait au-dehors. C’est ainsi que je vis arriver deux gendarmes venant de la direction de Fontaine. Au moment où Nacavant arrivait à la barrière, eux y arrivaient aussi. Ils se saluèrent, en personnes habitant le même village, accoutumées à se voir fréquemment, familièrement, et causèrent entre eux trois, durant quelques minutes.

[2]Je craignis qu’ils cherchassent après nous. Mais je fus bientôt rassuré. Arrivés devant l’auberge, ils jetèrent un coup d’œil furtif ; mais leur regard n’eut rien de cette indiscrétion qui caractérise si bien les gens de cette fonction. Tranquillement, en cadence, ils continuèrent leur promenade vers le bout du village, réintégrant leur caserne.

– Si nous partions ? dit Bour.
– En effet ; c’est l’heure, lui répondis-je après avoir consulté ma montre.

J’appelai le patron.

– Tenez ; payez-vous, lui dis-je en lui donnant une pièce de dix francs.

Après qu’il m’eût rendu la monnaie, Pélissard prit la sacoche, son parapluie, et nous sortîmes tous trois pour prendre le train.

A peine avions-nous fait quelques pas dans la rue, nous dirigeant vers la gare que, nous vîmes poindre à l’horizon de petits nuages d’épaisse fumée que rejetait la locomotive du train venant d’Abbeville. Comme nous étions loin de nous douter alors que deux des voyageurs qu’il contenait s’y fussent embarqués pour nous venir arrêter ! Aussi, comment supposer une pareille manœuvre alors que, depuis 2 heures du matin, nous nous trouvions à Pont-Rémy sans qu’aucun indice ne nous eût permis le moindre soupçon ? Quelques minutes, à peine, deux gendarmes n’étaient-ils pas passés devant l’auberge, après avoir parlé avec le garde-sémaphore, sans s’inquiéter de nous, presque indifférents ? Cependant le téléphone et le télégraphe étaient établis à la gare. Bizarre ! On dit que les malheurs pressentis ne manquent jamais d’arriver. Ce dicton peut être vrai, parfois. Mais je puis assurer n’avoir rien pressenti, et cependant le malheur est arrivé tout de même. Nous étions bien pourvus d’outils, d’argent, d’énergie, mais nous avions oublié de faire provision de flair. Le flair, tout est là. Sans flair les malheurs non pressentis arrivent tout comme les autres. Ni mes compagnons, ni moi ne sûmes subodorer le danger. J’ignore quels étaient leurs rêves, leurs pensées à ce moment-là ; mais quant à moi, ma pensée était bien loin des événements qui allaient surgir. En regardant s’élever le panache de fumée dont la locomotive se montrait prodigue dans son parcours, j’aperçus une nuée de corbeaux luttant à coups d’ailes contre le vent et la pluie fine qui recommençait à tomber. Certaines personnes ont l’esprit très digressif. Dans la conversation surtout, de digression en digression, la fin de leur discours finit par ne plus avoir de corrélation avec le commencement. Lorsque je rêvasse, ce cas m’arrive fréquemment. C’est ainsi que la vue des corbeaux me remémora un passage de l’un des romans de Balzac, que j’avais lu la veille dans le train en quittant Paris, sur un vieux numéro de L’Aurore. «C’est-y vrai que ça mange les morts?» demande Nanou à Grandet en parlant des corbeaux. «Que t’es bête, Nanou ! répond Grandet. Ils mangent ce qu’ils trouvent comme tout le monde. Est-ce que les hommes ne vivent pas de morts ? Qu’est-ce donc que les successions ?» Et, tout en réfléchissant à la profonde réplique de l’avare, j’entrai dans la salle des pas perdus. Mes compagnons me précédaient.

– Prends-tu les biftons ? me demanda Pélissard.
– Oui, je m’en charge.

Au moment où je m’approchai du guichet, deux hommes entrèrent précipitamment. Soudain, sans aucune explication préalable, le brigadier Anquier (car c’était lui, accompagné de l’agent Pruvost), d’une voix glapissante qui, en toute autre circonstance, aurait illustré un acteur, s’écria :

(A suivre).