- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 19

[1]Souvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers actes – Mon arrestation

(suite)

[Au fond du café, à une autre table, autre conversation.

– Pruvost, c’était une sale vache qui vous passait à tabac comme un chien ; un salaud, une brute, quoi ! Mais c’est malheureux pour sa femme et ses gosses, dit un Parisien, échoué et marié à Abbeville.
– Pas tant malheureux que ça puisqu’on va leur-z-y faire une pension, lui répartit son voisin d’en face. Tiens… te rappelles-tu de notre copain le grand Charlot qui est sauté dans le coup de grisou, dans la mine, là-bas, dans le Pas-de-Calais ? Eh bien qu’est-ce qu’on leur-z-y-a donné à sa femme et à ses cinq gosses ?…
– De la merde… rien. Et c’est bien ce qui me fait ressauter, nom de Dieu ! Faut être de la police pour qu’on paye vot’cadavre… Mais d’abord, qu’est-ce qui t’a dit ça à toi, qu’on leur ferait une pension ?
– Paraît que c’est Bignon qui l’a promis.
– Bignon ? Bignon ?… Y me fait tartir vot’Bignon. Encore un joli coco que vous avez là comme maire. Ah ben ! mon salaud ! Si sa femme elle attend après son argent, elle et ses gosses auront le temps de crever d’organe.
– Mais c’est pas de son argent qu’on te dit. C’est le conseil municipal qui va voter la somme.
– Fallait t’expliquer, fourneau !

Lentement, comme à regret, 5 heures sonnent à la pendule de l’auberge. Au dernier coup de timbre, un ouvrier à moitié gris entre en criant :

– Le v’là ! Le v’là !

Immédiatement’ en désordre, les tables se vident et tous d’accourir sur la route, se heurtant, se bousculant pour sortir plus tôt.

Fausse nouvelle ! C’est un cultivateur en voiture qui vient de Pont-Rémy. Lorsqu’il est à 100 mètres, n’apercevant ni gendarme ni prisonnier :

– Qu’est-ce que tu nous racontes là ? espèce d’espèce ! crie-t-on de toutes parts au porteur de la nouvelle.

Lui de se tenir coi…

Arrivé devant l’auberge, le cultivateur arrête un instant son cheval, puis s’adressant à ceux qu’il connaît :

– À cette heure, il y en a deux d’arrêtés.
– Va-t-on bientôt les emmener ? lui demande-t-on de part et d’autre.
– Dans une heure, qui m’a dit un gendarme.

Et de bouche en bouche on se répète : «Un gendarme a dit dans une heure.» «Bon ! ajoute-t-on, attendons.» Puis comme des moutons, tous rentrent, reprennent leur place et les uns sur la table, les autres sur les verres vides, en cognant :

– Hola! Docheux ! apporte encore une bistouille…

Même scène aux abords de la gare.

On bistouillait… on bistouillait…]

Le soir, à la nuit, ceux de la route, de la ville… d’un peu partout, prévenus de mon arrivée en chemin de fer, vinrent aussitôt grandir le nombre de ceux qui étaient à la gare.

Plus tard, après la sortie des usines et des ateliers, tous ceux qui étaient demeurés à leur ouvrage vinrent à leur tour grossir le flot populaire. Et, avec une patience de hanneton, tout ce monde attendit notre conduite à la prison qui n’eut lieu qu’à 9 heures et demie.

Pendant cette attente on bistouillait encore… on bistouillait toujours. Les verres se vidaient… les têtes s’échauffaient, la raison fuyait… les mastroquets et l’État s’enrichissaient et enfin, de temps en temps, comme une machine trop pleine de vapeur qui ouvre sa soupape de sûreté, la foule criait : «À mort ! À la guillotine !…»

Tout en réfléchissant au contraste des réceptions et à leurs causes, je roulai une cigarette, puis voyant que Pélissard ne fumait pas.

– Désirez-vous faire comme moi ? lui dis-je.
– Volontiers, me répondit-il en prenant le tabac que je lui offrais.

Au moment où il me le redonnait, la porte s’ouvrit toute grande pour laisser passage à un petit homme. C’était M. le substitut du procureur de la République !

Il vint droit dans ma direction, se posa devant moi, me regarda insolemment, le chapeau sur la tête, la main passée dans sa pelisse, la tête de trois quarts dans une attitude napoléonienne, et, comme je demeurais couvert :

– On se découvre devant moi, me dit-il avec emphase.

Je le toisai avec mépris, puis haussant les épaules :

– Moi, je ne me découvre pas.
– Insolent.
– Moins que vous.

Il se dressa de toute sa hauteur, c’est-à-dire de quelques centimètres, et déchargea sur moi un regard foudroyant capable d’assommer un mammouth; mais il dut me manquer car je ne bronchai pas.

Il partit.

Si cela ne fait pas pitié ! «On se découvre devant moi.» Pécaïre !

La plupart du temps, c’est né là-bas, bien loin, au fin fond de la campagne. Papa et maman se sont saignés jusqu’à la dernière goutte en l’envoyant faire son droit dans quelque faculté, pour que leur «petiot» soit un jour un monsieur. A défaut d’intelligence, c’est opiniâtre, ça réussit à décrocher ses inscriptions pour le diplôme.

[2]Un beau jour, le plus beau de leur vie puisqu’il est le résultat de tous leurs sacrifices, les pauvres vieux reçoivent un numéro de L’Officiel où le nom de leur petiot, souligné et encadré à grand renfort de traits de crayon bleus et rouges, est écrit en toutes lettres dans la colonne réservée aux mouvements judiciaires.

Victoire ! Grâce au système hydraulique, à un coup de piston, leur fils est nommé substitut dans quelque parquet de troisième classe. Enfin ! leur plus fervent désir se trouve réalisé : leur rejeton est un monsieur.

Oui, un monsieur ; mais un monsieur plus malheureux que bien des ouvriers et des paysans. Ça plaide pour le riche, ça requit contre le pauvre ; ça peuple les prisons et les bagnes et ça espère faire couper des têtes ; et comme prix de cette sale besogne ça reçoit un os à ronger : quelques centaines de francs par an ; mais c’est un monsieur.

Lorsque ceux qu’il défend de son verbe font une fête, donnent une soirée, il reçoit une carte d’invitation. Comment donc, un si bon serviteur ! Mais il ne peut s’y rendre faute d’une chemise, d’un chapeau ou d’un pardessus : il est de ceux qui portent une pelisse mais qui n’ont point de chaussettes ; n’importe, c’est un monsieur.

Mais le pire, c’est qu’à force de l’entendre dire, il finit par le croire : il pose à l’homme supérieur. Il est tellement infatué de cette idée, tellement accoutumé à trouver de la résignation et de la platitude chez ses victimes que, le jour où il rencontre un homme qui lui résiste, il l’appelle «insolent».

Pauvre diable, va !

Canache, député et Me Ternois, avocat, qui se trouvaient justement de passage à la gare, venant d’Amiens d’où ils venaient d’assister à la session du conseil général dont ils font partie, étaient présents à cette scène.

Ils échangèrent un sourire.

Curieux comme tous ceux de sa profession, l’avocat demanda à l’un des gendarmes qui tenaient Pélissard si nous avions avoué.

Mon camarade qui entendit le propos :

– Je ne peux pas avouer, lui dit-il, puisque ce n’est pas moi. Je ne connais même pas ce monsieur, ajouta-t-il en me désignant de la main.
– Suffit, suffit ! s’écria le brigadier de gendarmerie chef de l’escorte. On ne vous demande pas si vous connaissez quelqu’un ou non. Fumez, mais ne parlez pas de ça.

Puis s’adressant à Me Ternois :

– Pas de blague ! hein ? faut pas qu’ils se parlent sans quoi ils s’entendraient comme deux maquignons en foire, lui dit-il en riant. Tenez… adressez-vous à celui-ci, ajouta-t-il en me montrant du doigt ; il vous répondra, allez ! Depuis ce matin, ma parole d’honneur, c’est pire qu’un moulin à paroles. Il vous en raconte de dures, c’est un anarchiste.

Puis après une pause:

– Vous vous entendrez tous les deux.

Me Ternois représente le parti avancé à Abbeville. Excellent cœur, très serviable, il y est très populaire. La plupart des ouvriers à qui vous vous adresseriez vous répondraient avec conviction : «C’est un bon s’ti là ! Les riches n’ont qu’à se bien tenir. C’est un révolutionnaire.»

En réalité, riche lui-même, Me Ternois n’inquiète pas beaucoup les classes possédantes. C’est un radical-socialiste, fortement mitigé de deschanélisme : pas de révolution.

Tout par le système des sociétés mutuelles. De la patience, de la résignation ; mais point de révolte.

Tel est, en substance, le programme politique de ce soi-disant Marat picard. Cette idée du peuple à son égard explique suffisamment les dernières paroles du brigadier : «Vous vous entendrez tous les deux.»

En effet, il ne croyait peut-être pas si bien dire. Nous nous entendîmes si bien qu’il fut nommé d’office pour m’assister à l’instruction : mission qu’il remplit avec beaucoup de talent, de dévouement et d’amabilité.

D’autre part, le brigadier n’était pas loin de la vérité en me comparant à un moulin à paroles pour donner à entendre que je parlais beaucoup. Durant toute l’après-midi j’avais été d’une loquacité extrême. Je subissais une de ces crises où l’homme qui a été obligé d’user de ruses, de porter un masque pendant plusieurs années de sa vie pour se révolter, éprouve le besoin d’exprimer ses colères, de justifier ses révoltes, en se montrant sous son véritable jour.

Cependant, j’étais exténué, aux trois quarts mort de fatigue, eh bien, je ne la sentais pas. Je parlais… je parlais.

Il en fut de même pendant tout le temps que je demeurai dans le bureau du chef de gare. Je répondis aux questions qui m’étaient posées avec une facilité d’élocution que je ne me connaissais pas.

Pour la dixième fois de la journée, au moins, j’expliquai la cause déterminante de mon acte de Pont-Rémy.

– Tiens ! m’interrompit l’avocat, j’ai déjà entendu soutenir cette théorie en cour d’assises : un nommé Duval, si j’ai bonne mémoire, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion
– Mais, puisque vous veniez de commettre un vol, me dit le député, il était tout naturel que les agents vous arrêtassent.
– Le naturel n’a rien à faire dans la question, lui dis-je. Dites plutôt leur avantage.
– Ils ont obéi à la loi.

(A suivre).

Nous rappelons qu’on peut se procurer à GERMINAL les numéros parus des « Souvenirs de Jacob ».