- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 18

[1]Souvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers actes – Mon arrestation

(suite)

L’incendie réduisit plusieurs villes en un amas de ruines et de cendres. Soldats et officiers, après s’être vautrés dans des orgies d’assassins en délire, emplirent leurs sacs et leurs valises d’or, d’argent et de pierres précieuses. Or les fêtes qui eurent lieu à Abbeville ne furent que l’apologie de ces actes ; de sorte que lorsque le peuple criait : «Vive Courbet ! Vive la France !», cela voulait dire : vive le vol, vive le pillage, vive le viol, vive l’incendie, vive l’assassinat. C’est là, ce me semble, un raisonnement d’une logique indiscutable.

D’autre part, en supposant que Courbet eût vécu plus longtemps et que quelques mois après son retour de Chine, le peuple se fût révolté, il aurait tout aussi bien fait fusiller, sabrer et mitrailler les ouvriers français, tout comme il venait de le faire pour les ouvriers chinois.

Le propre du militaire, c’est de tuer, de tuer encore, de tuer toujours. Comme on le répète bien des fois, l’armée n’est autre chose que l’école du crime. A l’atelier on apprend la serrurerie, la cordonnerie, la couture ; à l’usine, l’art de tisser, de fondre, de forger ; au chantier, à maçonner, à charpenter, à terrasser ; aux champs enfin, à labourer, semer, moissonner, récolter, vendanger : dans tous les lieux on apprend à travailler, à produire, à se rendre utile, mais à la caserne on n’apprend qu’à assassiner.

Ainsi, Courbet était un chef de brigands, d’assassins. Cela ne peut faire l’ombre d’un doute pour quiconque sait lire : les journaux de l’époque sont là pour confirmer mes dires. Cependant, en 1885, le peuple de France en général et notamment les Abbevillois s’époumonèrent à crier : «Vive Courbet ! Vive l’expédition de Chine !»

Dix-huit ans plus tard, en 1903, trois révoltés vont faire l’assaut d’une propriété. Dérangés, ils se retirent. Deux chiens de garde au service du propriétaire courent à leur poursuite. Les ennemis se rencontrent, se battent et les révoltés tuent les agents. De nouveau poursuivis, deux sont arrêtés et sur leur passage, la foule de crier : «A mort ! A la guillotine !…»

Comment expliquer cet illogisme sinon par la misère, l’ignorance des pauvres et la férocité, l’égoïsme des riches : des crânes vides d’une part, des cœurs desséchés de l’autre. Et puis, faut-il le dire, ce jour-là, l’effervescence de la foule avait une autre cause encore. Depuis 8 heures du matin, heure à laquelle toute la population abbevilloise apprit le drame, tout ce monde bistouillait à qui mieux mieux. Voici comment je me fais une idée de la chose.

Comme une traînée de poudre la nouvelle arrive ; puis comme une tache d’huile, elle s’étend, s’agrandit, s’éparpille. De-ci de-là des groupes se forment : on jase, on commente, on discute ; c’est la question du jour, le même mot est sur toutes les lèvres : le crime de Pont-Rémy. En parlant, on attrape soif : on boit donc…

A 1o heures une fausse nouvelle annonce notre arrestation. Quelle joie ! c’est du délire : on va pouvoir regarder l’assassin. Et aussitôt, Paul de quitter l’usine, Pierre l’atelier…

– On les mènera en voiture, par la route, dit Pierre.
– Non, répond un autre. On les conduira en chemin de fer.

Et, partagée entre ces deux opinions, la foule se sépare en deux parties. L’une va aux abords de la gare ; l’autre, aux confins d’Abbeville, sur la route, à portée d’un mastroquet.

Pendant l’attente les langues vont leur train, les gosiers se sèchent : on boit encore…

À midi, un bicycliste crotté jusqu’aux oreilles arrive par la route et annonce la nouvelle de mon arrestation.

– C’est-y vrai, cette fois ? demande un incrédule.
– Si c’est vrai ! Je l’ai vu, vu comme je vous vois.
– Oh alors ! il va bientôt arriver.

Et tous en chœur de répéter:

– Il va bientôt arriver.
– Dis donc François ? Si qu’on s’enfilerait encore une bistouille en attendant… j’ai soif, moi, et toi ?
– J’allais te le dire, mon vieux !

Et tous deux, bras dessus bras dessous, s’en vont bistouiller. Presque tous les imitent. Les cabarets s’emplissent.

Un moment après, une femme entre, deux gosses pendus à son tablier.

– Ben ! François ! t’as pas honte de boire ton argent ? Qu’est-ce qu’on mangera?…

L’ouvrier déjà allumé, titubant presque :

– Viens donc trinquer avec nous, hé ! vieille garce !

Soumise, contente même, la garce, les narines dilatées par les puantes évaporations des alcools, entre, se fait servir et, d’un trait avale le poison…

Dix minutes ensuite, les deux gosses pressés par un même besoin :

– M’man ! j’ai faim, implorent-ils à l’unisson.
– Taisez-vous, nom de Dieu ! On mange pas à toutes les heures, peut-être. On n’est pas des ministres, quoi ! Du pain ? Vous en aurez ce soir.

Oui, ce soir… s’il reste de l’argent.

Puis, plus douce, les embrassant tous deux :

– Allez vous amuser avec les autres, allez.

Aussitôt, légers comme deux moineaux à qui on ouvre la cage, les voilà qui partent, rapides, se frayant un passage à travers la forêt de jambes des consommateurs, allant passer l’après-midi à se rouler dans la boue de la rue ou à s’ébattre dans l’herbe des fortifs, le ventre creux, jouant, riant, se culbutant, s’égratignant parfois avec de pauvres gosses aussi malheureux qu’eux.

Pendant ce temps on bavarde ferme à l’estaminet.

– Comment qu’il a tué ? demande l’un.
– Avec un poignard, lui répond son voisin.
– Non ! c’est pas vrai, s’écrie un autre, attablé plus loin, qui a entendu le propos. C’est avec un revolver.
– T’es sûr ?… D’abord qui te l’a dit à toi ? L’as-tu vu ? réplique le buveur contredit.

Et, lancée sur ce terrain, la discussion continue en disputes pour des riens.

(A suivre).

Nous rappelons qu’on peut se procurer à GERMINAL les numéros parus des « Souvenirs de Jacob ».