- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

SOUVENIRS D’UN REVOLTE épisode 1

[1]Souvenirs d’un révolté

Par Jacob

Les derniers Actes – Mon arrestation

La propriété, c’est le vol.
[PROUDHON]

À ma mère

– Hé Georges ! Nous arrivons. Lève-toi.

Brusquement interrompu dans ma somnolence, d’un bond, je me levai. Puis regardant mon compagnon avec ce regard que l’on a en s’éveillant :

– Abbeville ?

Pélissard me fit un signe de tête affirmatif.

Aussitôt, je serrai mes outils, roulai une cigarette et l’allumai ; puis je scrutai le ciel pour m’assurer s’il pleuvait encore comme à notre départ de Paris.

Pélissard me devina.

– Il pleut bézef, mon vieux ! me dit-il en secouant sa main droite. Il fait noir comme dans un four.
– Tant mieux ! lui dis-je en souriant.
– T’en parles à ton aise, toi ; tu as ton imperméable. Mais pour moi, c’est pas rigolo. Je n’ai pas même un parapluie.
– Bah ! avant une heure tu en auras un.

Le sifflet strident de la locomotive mit fin à notre conversation. Le train stoppa. Nous étions attendus.

Sur le quai extérieur de la gare, à la sortie des voyageurs, Bour, la sacoche en bandoulière, nous attendait.

– Ça va Georges ?
– Passablement.
– Et toi Léon ?
– Très bien, lui répondit Pélissard.

La sacoche qu’il portait était très petite et ne pouvait être d’aucune utilité. Aussi m’étonnai-je qu’il ne l’eût pas laissée en consigne. Je lui en fis la remarque.

– Bah ! me répondit-il l’air insouciant ; ne te mets donc pas en peine. Je préfère la porter avec moi ; elle ne me gênera pas.

Puis goguenard, il ajouta:

– Il faut que tu trouves toujours à redire sur quelque chose: sans cela tu ne serais pas content.
– Avec ça que j’ai tort ?
– Va donc, hé ! grincheux !
– Il n’y a pas de quoi rire, repris-je. Pour ne pas changer, tu en as encore fait du joli. Tu es un fameux pierrot, va ! À l’avenir je te laisserai le monopole exclusif pour la rédaction des formules télégraphiques…
– Ah! oui, interrompit Pélissard. Parlons un peu de ça. Ben mon colon ! t’en as fait du propre.

Ahuri, ne comprenant rien à nos reproches, Bour nous regardait alternativement. Après quelques secondes de ce manège, impatienté :

– Qu’est-ce que vous me chantez là, vous autres ? Voyons, expliquez-vous.
– En deux mots. Te souviens-tu de la formule dont je t’avais dit de rédiger le télégramme ? lui dis-je.
– Parfaitement, me répondit-il avec assurance.
– Dis un peu, pour voir ?

Il demeura embarrassé quelques secondes ; puis, après avoir sorti son calepin de sa poche :

– Je ne peux pas me tromper, nous dit-il. En voilà la copie.

Pendant que Pélissard l’éclairait avec la lampe électrique, il lut : «Coïncidences douteuses. Départ prochain.»

– Tu es une betterave ! s’écria Pélissard. C’est «Références douteuses» que Georges t’avait dit, sans te parler d’arrivée ni de départ. T’es une rude cruche, tiens !
– Enfin, c’est fait ; n’y pensons plus, lui dis-je pour atténuer les sarcasmes de Pélissard. À l’avenir, fais en sorte d’avoir meilleure mémoire.

Puis changeant la conversation de terrain, j’ajoutai :

– À propos combien d’hôtels as-tu calés ?
– Onze.
– Donnent-ils tous ?
– Oui.
– Allons ! Il y a du bon !… Et dans quelles rues ?… Tiens ! éclaire-le donc un peu, dis-je à Pélissard, pour qu’il nous lise la liste.
– Rue Notre-Dame, chaussée des Bois, chaussée Marcadet, place Saint-Pierre…
– C’est tout ?
– Oui. N’est-ce pas suffisant ?
– Si. Mais tu n’as pas su aller aux bons endroits : rue Saint-Gilles, rue Millevoye, rue de la Tannerie… Surtout rue de la Tannerie. C’est là que demeure le curieux.
– Je crois bien avoir passé dans toutes ces rues-là, me dit Bour, mais rien ne donnait. (Après une pause ) Oh ! et puis, tu sais, j’en ai calé de belles, ajouta-t-il. Des nobles, des rentiers, des proprios…
– Eh bien tant mieux ! Allons-y. Nous verrons ça.

Et, allongeant le pas, nous allâmes faire notre tournée d’inspection. La pluie tombait toujours, fine, pénétrante, nous donnant des frissons de froid.

– Cochon de métier ! Cochon de temps ! gémit Pélissard.
– T’impatiente pas, viens ! lui dit Bour. Nous allons bientôt arriver au premier : c’est un noble.
– Je me fous pas mal que ce soit un noble ou un bourgeois, riposta aigrement Pélissard. Le principal est que je trouve un parapluie et un pardessus.

Les quelques voyageurs qui étaient descendus du train avec nous avaient déjà disparu de nos regards. Les rues que nous traversions étaient complètement désertes.

Au bout de dix minutes de marche, Bour me prit le bras, me disant :

– En v’là un !

Je me dirigeai avec lui à la porte et je projetai un éclair.

– Tombé ! s’écria Bour. Tiens ! le v’là à terre, ajouta-t-il en montrant le scellé tout maculé de boue.
– Tant pis. Dépêchons-nous d’aller ailleurs, lui dis-je. Profitons de la pluie pour faire une prompte ouverture.
– Encore dix fois comme ça, soupira Pélissard, et pardessus et parapluie passeront à l’as. Pas de veine, nom de Dieu !

La pluie, la boue, le froid le rendaient grincheux.

[2]Après bien des tours et des détours dus à l’inexpérience de Bour qui ne se reconnaissait qu’avec peine dans Abbeville dont il était le passager pour la première fois, ce ne fut qu’une heure après notre débarquement que nous finîmes notre tournée d’inspection. Sur onze scellés, dix étaient tombés. Un seul restait : le n° 5 de la place Saint-Pierre.

– Qu’est-ce ? demandai-je à Bour.
– Rentière, me répondit-il après avoir lu sur son calepin.

Je connaissais l’hôtel pour l’avoir vu habité à chacun de nos passages à Abbeville. Aussi, pour plus de sécurité, allai-je de nouveau examiner les scellés. Aucun doute n’était possible. Ils tenaient bel et bien. Aussi résolûmes-nous d’attaquer.

Éclairé par l’expérience, d’un simple coup d’œil, je jugeai la porte intombable. Semblable à ces vieux portails d’église garnis de fortes serrures, ornés de gros clous à tête taillée en diamant, la porte n’offrait et ne pouvait offrir aucune prise. Je le fis remarquer à mes compagnons ; mais Pélissard ne fut pas de mon avis. Il essaya de faire une pesée, ses efforts demeurèrent vains.

– Nous ferions mieux d’attaquer le soupirail de la cave, leur dis-je.

L’idée fut acceptée, et après quelques pesées la grille fut descellée. J’allai la porter immédiatement sous un portail en biais qui se trouve à quelques mètres des Nouvelles Galeries abbevilloises, en face le logement et les bureaux du percepteur, afin de la dérober aux regards des passants. Pendant cette courte absence, Bour avait essayé de s’introduire dans la cave, mais, gêné par une barre de fer posée horizontalement dans l’encadrement du soupirail, il n’avait pu réussir.

Devant cette impossibilité je n’insistai pas. Je cherchai une autre voie de pénétration. J’allai au milieu de la rue pour mieux examiner l’édifice. Après quelques minutes d’observation je m’aperçus de l’imprudente façon dont les contrevents étaient posés. D’ordinaire, les volets extérieurs s’enchâssent dans le cadre de la fenêtre ; ceux-là, au contraire, se trouvaient posés tout à fait en dehors de l’encadrement, de sorte qu’il suffisait de faire des pesées de bas en haut pour les déloger de leurs gonds, ou de dedans en dehors pour fracturer la crémone ou la barre de fer tenant lieu d’espagnolette.

Je fis part de mes observations à mes camarades, en leur demandant s’ils étaient d’avis d’attaquer par la fenêtre. Sur leur réponse affirmative, nous commençâmes l’assaut immédiatement.

Dès la deuxième pesée, les contrevents s’entrebâillèrent suffisamment pour que je pusse passer la main et faire basculer la barre de fer. Les contrevents s’ouvrirent. La base de la fenêtre se trouvant à une hauteur d’un mètre soixante environ, d’un bond, je m’assis sur le rebord ; puis, m’étant assuré que la rue était déserte, je brisai la vitre d’un coup de poing ; ensuite je passai ma main à travers le carreau cassé et fis jouer l’espagnolette afin d’ouvrir les volets intérieurs. Aussitôt que l’ouverture fut terminée, je sautai dans la pièce du rez-de-chaussée me disposant à aider mes camarades à monter lorsque Pélissard, prétextant que la vitre avait fait beaucoup de bruit, m’invita à descendre.

– Allons faire un tour, ajouta-t-il ; et, s’il n’y a rien d’anormal, nous reviendrons continuer.
– Ce n’est pas sensé ce que tu dis là, lui répondis-je. Puisque la vitre a fait beaucoup de bruit, raison de plus pour que vous ne restiez pas là, en évidence. Suppose qu’un voisin mette le nez à la fenêtre ? S’il ne voit personne, il se recouchera ; tandis que s’il vous aperçoit, là, tous deux, il est à peu près certain qu’il ira prévenir la police.

Il haussa les épaules, me disant :

– Tu arranges ça à ta façon. Reste si tu veux ; mais moi je n’entre pas encore. Je vais faire un tour.

Devant ce parti pris, je n’insistai pas davantage. Je sautai sur le trottoir et poussai les contrevents afin de masquer l’effraction ; puis j’allai les rejoindre tous deux sur la place du Pilori où ils s’étaient arrêtés.

Je leur avouai mon mécontentement.

– Je n’avais encore jamais procédé de la sorte, leur dis-je, et certes, ce nouveau mode n’est pas à notre avantage.
– En effet, dit Bour. Je ne m’explique pas tous ces tâtonnements.

Pélissard garda le silence.

Comme ce n’était ni le lieu ni le moment d’entamer une discussion, je dis à Pélissard de rester au coin de la place du Pilori, pour faire le guet, pendant que moi et Bour irions faire le tour par la rue de l’Hôtel-de-Ville.

Pélissard, qui ne demandait pas mieux que de rester dehors, consentit aisément.

Je partis avec Bour. En chemin je fumai une cigarette tout en maugréant contre l’attitude de Pélissard. Un instant, l’idée me vint d’aller reprendre le train. J’en fis part à Bour.

– Maintenant que l’ouverture est faite, il vaut mieux aller jusqu’au bout, me fit-il remarquer.

Après plus mûre réflexion, je me rangeai à cet avis et nous nous dirigeâmes vers la rue des Carins. Comme nous arrivions au portail où j’avais caché la grille du soupirail, quel ne fut pas notre étonnement d’y rencontrer Pélissard.

– Ce n’est pas prudent ce que tu fais là, lui dis-je. Tu aurais dû demeurer là-bas.
– Bah! Je ne fais que d’en partir. Je n’ai rien vu d’anormal. Tout est bien tranquille.

Rassuré par ses dires, sitôt arrivé à la fenêtre, je l’ouvris et pénétrai à l’intérieur. Tous deux me suivirent. Bour referma les contrevents et se mit à son aise en s’asseyant sur un fauteuil pour faire le guet. J’allumai la lampe, et accompagné de Pélissard nous commençâmes nos investigations. La pièce où nous nous trouvions n’était presque pas meublée : quelques tableaux sans valeur, un vieux bahut, une chaise longue, sur laquelle étaient entassés différents objets mobiliers, en faisaient tout l’ornement.

Nous passâmes au salon du rez-de-chaussée. En passant sous la voûte de l’allée, j’allai verrouiller la porte d’entrée, afin qu’en cas d’alerte nous puissions avoir le temps de fuir tout à notre aise par le jardin donnant du côté du lycée.

En entrant dans le salon, qui devait servir aussi de salle à manger, à gauche, se trouvait une armoire vitrée renfermant des bibelots ainsi que quelques pièces d’argenterie.

Lorsque Pélissard eut pris l’argenterie :

– Montons au premier étage, lui dis-je. Nous ferons le rez-de-chaussée au retour. Veux-tu ?
– Comme tu voudras. Mais avant laisse-moi prendre ce parapluie.

Et joignant le geste à la parole, il prit cet objet qui se trouvait tout à côté de l’armoire vitrée.

– Il ne me manque plus que le pardessus, murmura Pélissard. Soudain, au moment où j’ouvrais la porte pour monter au premier étage, Bour siffla l’air du Père Duchesne, signal convenu en cas de danger.

– Allons voir, dis-je à Pélissard.

Et, tous deux, nous retournâmes auprès de Bour, en ayant soin de bien masquer la lumière de notre lampe.

– Est-ce toi qui as sifflé ?
– Oui.
– Qu’y a-t-il ?
– Un homme vient de sortir en courant.
– D’où est-il sorti ?
– D’à côté ou d’en face.
– Quelle direction a-t-il prise ?
– Par là, me dit Bour, en me désignant la rue Saint-Wulfrang.
– Mauvais ! C’est le chemin pour aller au commissariat de police. C’est peut-être un citoyen dévoué. En tout cas je vais le prendre en filature. Restez là. Je reviens dans un instant.

Ma mission fut vite terminée. En ouvrant les contrevents pour sauter sur le trottoir, j’aperçus une tête de femme, postée dans l’encadrement de l’une des fenêtres de l’immeuble d’en face.

(A suivre).