- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Super Agitateur

[1]Dans son étude sur le journal anarchiste marseillais (CIRA Marseille, 1971), Régine Goutalier semble déplorer le flou et le vague entourant les rares articles de L’Agitateur décrivant la société libertaire à venir. Il est vrai que les chemins menant à la révolution priment sur la construction d’une cité idéale.

Plus didactique que pratique, l’organe de la Jeunesse Internationale de Marseille imagine pourtant, avec la plume du dénommé Eugène, une organisation des secours en cas de catastrophe se basant sur l’éducation et sur la propriété collective.

Mais l’anarchie n’étant qu’harmonie, ordre et sécurité, ce genre de désagrément, dont l’article qui suit nous livre un remède parmi tant d’autres,  ne peut se faire que très rare. Dans tous les cas, le groupe humain est mis à contribution pour sauver son prochain. Super Anarchiste n’existe pas, il ne peut être que pluriel.

 

[2]L’Agitateur

N°1

Du 4 au 19 février 1897

Incendie et sauvetage

Au feu ! Au feu ! – Vite une échelle ! – Où puis-je la trouver ? Je n’en sais rien. !  – Ah ! Enfin, en voilà une ! – Des hommes, des femmes et des enfants descendent comme ils peuvent, car impossible maintenant de descendre par l’escalier ; tout est en flamme ! – On demande une hache. On ne sait où la prendre. Oh ! que de temps perdu ! …

Enfin ! voilà la porte enfoncée. On recule : la fumée est très épaisse, impossible de pénétrer ; il y a danger. Que faire ? Nous sommes là dans l’impuissance absolue. Nous ne pouvons rien, n’ayant à notre disposition une manche nécessaire pour nous frayer un passage à travers la fumée intense. Et pourtant, à dix pas de nous, un home, un être humain, va périr faute d’avoir ce qu’il nous faut pour le secourir !

Les agents – les braves gens ! – se baladent au milieu de la rue et, n’écoutant que leur consigne, ils répètent quelques fois leur phrase sacrée et à jamais mémorable de : cir…culer, N.D.D. !

Voilà vingt-cinq minutes écoulées sans ne rien pouvoir faire !

Ah ! Bon. Voici les pompiers ! Ils emmanchent leurs tuyaux aux boites d’arrosage. Celui d’entre eux qui tient la canule, grimpe sur une terrasse du derrière de la maison en flammes. – Envoyez de l’eau ! crie le pompier susnommé à son collègue qui a la consigne de la garde de la belle d’arrosage. – Ce dernier ne l’entend probablement pas, car toujours on crie et jamais l’eau ne vient. Des hommes, assistant à cette scène grotesque vont le lui dire. – Réponse du rigide et austère pompier : Vous m’embêtez, cela ne vous regarde pas ! – Comment, se récrie-t-on, cela ne nous regarde pas ! Un homme est là qui va être carbonisé dans un instant et cela ne nous regarde pas ! Vache, va ! – Non, cela ne vous regarde pas que je vous dis ! J’attends l’ordre du chef. – Mais votre collègue vous l’a crié déjà plus de vingt fois, espèce de pocheté ! – Tant pis, ceci c’est mon affaire et non la votre. Que mon chef vienne me le dire lui-même, sans cela je vous dis que je ne mettrais pas l’eau. Je connais ce que j’ai à faire et pour vous faire plaisir je ne tiens pas à avoir sur les doigts. Et alors, comprenez-vous ? …

Monsieur le galon survient sur ces entrefaites et prononce d’une voix disciplinaire, l’ordre attendu. Après une demi-heure de jet continu tout était éteint, mais lorsque seulement tout fut brûlé – et le jeune homme grillé complètement : les chaires tombaient en lambeaux !

Ah ! Discipline absurde ! Que de victimes tu occasionnes !

Eh bie, les camarades, ne vous semble-t’il pas que si nous avions été en anarchie nous aurions pu sauver ce malheureux jeune homme ? – Comment, me direz-vous ? – C’est bien simple. Voici : les anarchistes étant des hommes pratiques et préventifs des atrocités sociales ou accidentelles, nous aurions eu à notre disposition tout l’attirail de sauvetage voulu pour les incendies. Ces engins, renfermés dans u  magasin – sans porte ! – et cela dans chaque quartier, au besoin dans chaque rue, seraient accessibles aux premiers camarades venus ; chacun se dévouerait et prendrait, individuellement ou collectivement, les objets nécessaires pour secourir un ou plusieurs de nos semblables. Après, lorsque tout danger aurait disparu, les premiers venus remettraient à leur place chacuns des ustensiles, quitte, le lendemain, que quelques-uns de nous les approprient et les mettent en ordre.

Vous voyez donc que ce serait très simple ; que procédant de cette façon nous serions tous pompiers et sauveteurs ; que, bien sûrement, on éviterait à un grand nombre de pauvres bougres de périr dans les flammes ou dans toute autre catastrophe ; et tout cela sans organisations disciplinées qui apportent leur remède lorsque tout est fini, quand la mort a fauché sa bonne part.

Il est évident que si nous étions sous la protection d’un pareil régime de liberté, il y aurait beaucoup moins d’incendies. L’intérêt pécunier est une des grandes causes de ces sinistres. Actuellement, tout étant basé sur ce mesquin intérêt, on se soucie peu, si, pour obtenir ce gain, on fera oui non des victimes.

Mais revenons aux moyens de sauvetage et prenons un autre exemple.

Pour les naufrages, pour certains sinistres maritimes, on pratiquerait par d’autres moyens, mais toujours de la même façon. On enrayerait bon nombre de ces malheurs si nous n’étions oppressés par ce dégradant intérêt individuel. Car, rappelez-vous camarades, de ces deux hommes qui sont restés pendant deux jours cramponnés à la cheminée de leur bateau immergé sans qu’on leur ait porté secours. C’est effrayant d’y penser. Eh bien ! supposons qu’un pareil fait se produise. Là aussi, si nous étions en notre idéal rêvé, nous aurions eu bien plus de chance de les tirer de ce mauvais pas. Et ce n’est pas malin de l’entrevoir. Le jour ou tout appartiendrait à tous, on pourrait aisément avoir à notre disposition une barrique, ou mille s’il le fallait, d’huile inférieure, d’une qualité inconsommable, on les embarquerait sur un bateau quelconque, si elles n’y étaient déjà, et nous irions, en répandant cette huile sur les flots, accoster le navire menacé d’être englouti et de filer l’huile, comme on dit en terme marin. Ce filage d’huile, vous le savez tout aussi bien que moi, a la vertu de produire une accalmie sur la mer en fureur et cela malgré la force de la tempête. On profiterait de ce calme artificiel pour accoster et secourir les personnes entourées du danger.

Mais notre garce de société actuelle est trop avare pour faire une si grosse dépense ; les barriques d’huile sont entre les mains des gros capitalistes et l’amour du gain leur a détruit depuis bien longtemps les sentiments humains que tout être apporte avec lui naturellement en naissant. De notre époque égoïste et stupide la pièce d’or seule a de la valeur ! Qu’importe la vie pourvu que les coffres-forts se garnissent !

Eugène