- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

ATTENTAT (Encyclopédie Anarchiste, Max Nettlau)

l\'explosion de la rue Saint Jacques à Paris attribuée au Belge Pauwels, 20 février 1894 [1]C’est une manière un peu brusque d’affirmer une opinion, à tout prix – et il est évident, que l’attentat n’a pas une valeur en soi-même, pas plus qu’un autre genre d’affirmation et de réalisation imposée – une preuve seule a une valeur. L’attentat a donc pour base ou raison les causes les plus variées – et il est presque toujours lié à des causes, courants, tendances très diverses. Naturellement, la marque caractéristique est que l’homme s’élève au-dessus de la routine, brûle ses vaisseaux, pratique l’action directe, ce que tous les autres ne risquent pas. Il peut donc faire un acte très utile, en enlevant un obstacle brevi manu, auquel personne d’autre n’osait toucher ; mais ce fait même qu’il faut un homme exceptionnellement trempé, prouve que l’attentat ne peut pas se généraliser ; il peut donner la dernière impulsion à une révolte déjà prête, mais il n’inspirera pas au commun des mortels le besoin de sortir de sa routine. – Son importance est donc restreinte ; c’est un moyen, mais ce n’est pas le moyen. Ce n’est un moyen que quand tous les autres moyens sont employés déjà et en même temps. C’est l’allumette qui peut allumer le plus grand incendie mais qui, également, peut brûler et s’éteindre par elle-même sans suite aucune.

Il y a de multiples catégories d’attentats et il y a les causes liées aux actes ; en somme il y a de tout, de l’acte le plus simple à l’acte à fond, à double-fond, à enchevêtrements compliqués. Il y a entre autres :

1 ° L’attentat social de grande envergure – Simson dans la Bible ; Bakounine disait que « mourir comme Simson, c’est ce qu’il aurait voulu » ;

2° Le tyrannicide classique: Harmodius et Aristogiton ;

3° L’attentat sortant d’une conspiration : la mort de Jules César ;

4° L’attentat dicté par l’Église : (Clément, Ravaillac) ou par la conscience d’un fanatique religieux : Felton qui tue le duc de Buckingham ;

5° L’attentat nationaliste qui est de nuance très diverse, d’un patriotisme exalté, je veux dire de bon aloi, du mieux de ce qu’il y a dans ce genre (Guillaume Tell, C.-L. Sand, Orsini) au nationalisme de basse allure qui tue pour tuer un étranger ; mentalité de pogrom et de fascisme : tels Oberdank 1882, les assassins de Sarajevo le 28 juin 1914, et l’assassin de Jaurès, 31 juillet 1914.

6° L’attentat par sentiment généreux : telle Charlotte Corday qui tue Marat comme persécuteur ;

7. L’attentat par un vague sentiment social, les premiers actes de ce genre : le pauvre Damiens, 1757 ; Louvel, 1820 ;

8° Les attentats de républicains et socialistes conscients : Alibaud, Darmès, Onévisset, Agesilao Milano, Karakasoft ;

9° Les attentats dans un but de terrorisme direct : les attentats de Russie, contre Trepoff (Vera Zassoulitch) , Mesentseff (Stepniak), Alexandre II et III, etc.

10° Il y eut aussi, de tous temps, l’attentat individuel par vengeance privée : ainsi l’empereur Albrecht fut tué par son neveu Johannes qu’on appela depuis Parricide. – Il y a là des gradations qui conduisent aux déséquilibrés, plus ou moins, tels Guiteau qui tua le président Garfield ou les derniers attentats de peu d’importance contre Louis Philippe (Pierre Lecomte, 16 avril 1846 ; Joseph Henry, 29 juillet 1846) ;

11° Il y a aussi des attentats qu’on dirait par contagion, qui n’auraient peut-être pas eu lieu sans un attentat précédent. Ainsi, quand, en mai 1878, Hoedel tire sur l’empereur Guillaume I et le manque, le 11 juin le docteur Nobiling tire de nouveau et le blesse. Quelques mois plus tard, Passanante attaque au couteau le roi d’Italie (Umberto) et ces mois-là Ostero et Moncasi attaquent l’Alfonso d’alors en Espagne. C’est ce qu’on appelle la série…

Pour les temps les plus reculés, il est un peu difficile de séparer nettement attentats et coups de main, assassinats. Ainsi, de tous les empereurs romains, aucun n’est mort, je crois, par suite d’un attentat direct, mais tous ont été guettés, continuellement par la mort et une grande partie en est morte d’une manière violente, de même que les tsars, le mari de Catherine II, plus tard son fils (l’empereur Paul), le roi de Suède, conjuration aristocratique, etc.

C’est là comme pour la « haute trahison », qui n’en est pas une, quand elle réussit. Le meurtre réussi qui profite à un parti, est appelé autre chose qu’un attentat et il se fit continuellement durant tous les siècles. « Attentat », ce fut ce qui ne réussit pas (le plus souvent) et le pauvre martyr fut écartelé jusqu’à lui arracher les membres, comme Damiens en 1757 en plein Paris – tandis que ce qui a fait mourir aux XVIIe et XVIIIe siècles tous les dauphins et d’autres des Bourbons, ce furent des manigances intimes qu’on n’appelle pas « attentat ». – Malin serait celui qui démêlerait attentats et assassinats dans l’Italie de la Renaissance où il y eut encore cette sous-variété aimable : l’attentat par procuration, par le bravo soudoyé qui fut récompensé, mais qui risqua aussi sa peau. Et encore les attentats commandés ou inspirés d’en haut – le comte Wallenstein (Waldstein) tué par ses officiers sous l’inspiration de la cour de l’empereur Ferdinand à Vienne, – le duc d’Enghien, – Stanbouloff haché en morceaux par des bravi aux ordres de la Russie, etc.

Sur toute cette grande base si variée a pu germer ce qu’on appelle l’attentat anarchiste. – Il est, dans son évolution directe, la conséquence du manque d’autres moyens ; je pense au rétrécissement graduel de la vraie révolution et à la veulerie du peuple qui ne bouge plus. Il y a eu la Commune écrasée et les tentatives révolutionnaires en Espagne et en Italie aussi (1873-74) ; – alors on essaye la propagande par le fait collectif, la révolte qui déchaînera la révolte – Bénévent en 1877 – mais sans résultat. Alors on essaye encore, on espère dans les révoltes sociales : Montceau-les-Mines, Decazeville (26 janvier 1886), il n’en sort rien – parlementarisme, soumission et persécutions – alors, à la fin, il se développe l’illégalisme (Ravachol en province, etc.), et l’action ouverte, crâne de beaucoup de camarades d’alors – le 1er mai 1891 (Clichy) – les brutalités – le peuple laisse faire – alors enfin Ravachol agit et d’autres agissent…

Ce ne fut fait ni par principe, ni dans l’espoir de vaincre, mais parce que ce fut inévitable ; il y a bien toujours un courageux qui perd patience et se sacrifie sur un ou plusieurs millions d’individus qui dorment en, paix.

À l’époque présente l’attentat semble noyé dans la brutalité générale – il a été universalisé, officialisé, légalisé : tout le fascisme et le bolchevisme régnant ne sont que des usurpations maintenues par l’attentat continuel, de tous les jours, passant dans les mœurs, sous le bâton du fasciste et le revolver du tchékiste.

Par contre, l’attentat généreux, libérateur ne s’est pas généralisé – il végète encore, mais il est rare. Les grands criminels meurent dans leur lit. – Çà et là le communisme, le nationalisme, le désespoir des victimes des traités de 1919 arment un bras, mais c’est rare aussi. – Dans des pays lointains comme en Argentine, il y a quelque fois un justicier pour un motif libertaire, généreux. – En Europe, on tire à tort et à travers.

C’est donc un retour aux siècles noirs du passé, quand l’attentat se confondait avec la violence et brutalité générales.

« Si les anarchistes n’arrivent pas à se créer un moyen propre d’influence, s’ils ne soutirent pas une partie du prolétariat à la funeste orientation des diverses tendances marxistes, si le fascisme et le bolchevisme se polarisent et forment le bloc de la réaction, sans avoir à compter avec notre résistance décidée, quelles perspectives pouvons-nous offrir aux travailleurs tyrannisés et assouplis sous le poids des « nouvelles castes dictatoriales ? » – page 108 du livre El anarquismo en el movimiento obrero, par E. Lépez Corango et D. A. de Santillan (Barcelona, 1925. » C’est bien cela : pour réagir contre ces forces immenses : bolchevisme et fascisme, cette union du socialisme-traître et du capitalisme, il faut créer un milieu anarchiste attractif par la science, la beauté, la générosité, l’intelligence, l’étude – et alors nous pèserons sérieusement dans la balance des événements. Il faut renouveler les idées. L’attentat parait bien minime à côté de ces besoins immenses. Ou bien il sera élevé à une hauteur sérieuse nouvelle (et il n’y a pas trace d’une telle évolution) – ou bien il s’éteindra, comme tout s’éteint, comme le monde rentre au nationalisme triomphateur présenté à la sauce fasciste ou bolcheviste.

* * *

Les attentats ne sont pas un remède, il me paraît. Ils ouvrent des portes ouvertes, s’ils concordent avec le sentiment général ; ou ils sont un effort perdu, ou presque, s’ils ne rencontrent pas ce sentiment général.

C’est une satisfaction, une ultima ratio qui, en théorie, permet au plus pauvre et au plus opprimé de prendre au plus riche et plus puissant la seule chose que l’or ne peut pas remplacer, que le pouvoir ne peut pas restituer : la vie. – Mais, objectivement, c’est l’échange de la vie de l’homme le plus courageux, généreux, avancé dans un moment donné, contre la vie de l’individu le plus méprisé, détesté – et de ce point de vue c’est un échange déplorable : un brave contre une canaille.

Il n’y aurait que cette raison importante pour justifier cet échange : c’est que l’autre, l’attaqué, soit non seulement exécrable, un misérable, mais aussi d’une puissance intellectuelle rare, de sorte que, par sa perte, l’ennemi perd réellement un de ses chefs et qu’il est désorienté par sa mort. Il y a des hommes, grands et petits, tout à fait nuisibles ; quelquefois un attentat les élimine ; mais trop souvent le sacrifice est fait pour un individu qui se rend assez détesté par sa propre vie et qui ne mérite pas qu’un autre se sacrifie pour l’exterminer.

Ainsi, l’attentat est de qualité infiniment différente ; il est impossible de régler ses fonctions. Je conclus : c’est une force auxiliaire, un accessoire, une improvisation subite et aucun parti ne peut compter sur lui ; ou bien ce parti devient l’attentat incarné, le meurtre décentralisé, dilué, incorporé dans chaque individu, comme pour le fascisme où tout membre est un assassin en herbe ; pour le bolchevisme où on est soldat de la doctrine, prêt à tuer père et mère pour lèse-léninisme ; et le nationalisme, où on acquiert la qualité de pogromiste, de celui qui est prêt à piller et torturer l’homme d’une autre nation.

Nous, les anarchistes, nous sommes à l’autre bout de ce monde, mais nous devons vraiment tâcher que notre pôle devienne plus attractif, plus habitable. La force seule est si bête que la plupart du monde l’embrasse puisqu’elle est dans ses mœurs. Le fascisme est en somme la partie méchante qui repose dans chaque homme. Comme celui qui ne savait pas qu’il « parlait en prose », la brute vulgaire ne savait pas qu’elle était une fine fleur du fascisme, du nationalisme ; elle se sentait simplement brute ; et voilà que c’est du fascisme ! Quelle découverte ! Alors tout le monde en est.

Faisons donc autre chose. Étudions et soyons avant tout intelligents. On ne remue pas le monde – et ce monde détraqué de nos jours encore – avec de la force irréfléchie, des impulsions soi-disant spontanées et certainement non coordonnées, des idées formées au hasard ou répétant de bien anciennes choses pensées par d’autres en d’autres temps

Max NETTLAU.