- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Ecrits de haut vol

[1]A l’été 1995 le magazine télé et d’informations à caractère culturel Télérama vantait les mérites d’un ouvrage qu’il conseillait comme lecture de plage. La première publication des Ecrits de l’honnête cambrioleur chez L’Insomniaque s’écoula très vite. Fort de cet indéniable succès, la maison d’édition libertaire établie à Montreuil décide l’année suivante de ressortir le petit trésor. Cette nouvelle impression est saluée à son tour dans les médias.

 L’historien Dominique Kalifa, dans les colonnes de Libération le 04 avril 1996 note un ouvrage où le personnage principal (et en même temps auteur) gagne en épaisseur tout en offrant à l’anarchie un de ses plus beaux mythes et un témoignage capital sur l’illégalisme (d’où le jeu de mots sur le titre de l’article) et sur l’univers carcéral français que Jacob entrevoyait, à ce propos, comme un système éliminatoire.

  

[2]Libération

04 avril 1996

Ecrits de haut vol.

Bandit d’honneur, anarchiste au grand coeur, ses vingt ans de bagne firent d’Alexandre Jacob un fin analyste de la condition pénitentiaire.

ALEXANDRE (MARIUS) JACOB. Ecrits. L’Insomniaque, 2 vol. de 366 pp. et 324 pp., et deux CD, 120 F.

Héros illégaliste, cambrioleur de génie et théoricien de la «reprise individuelle», Alexandre Jacob appartient à la mythologie anarchiste de la Belle Epoque. Celui en qui l’on voulut voir le modèle d’Arsène Lupin multiplia en effet les cambriolages spectaculaires (156, selon l’acte d’accusation), commis aux dépens d’une bourgeoisie ou d’une Eglise honnies. Considérable, le butin amassé était reversé aux «oeuvres» libertaires (familles de détenus, journaux ou associations). Arrêté à Abbeville après le meurtre d’un policier, Jacob fit de son procès (1905) une tribune publique où, il renverse l’accusation («le criminel est tout simplement un honnête homme qui n’a pas réussi»). En vain, puisqu’il y fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Telle quelle (c’est-à-dire un peu idéalisée), la figure de Jacob avait déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages militants ou romancés. Les quelque sept cents pages d’Ecrits, inédites, qui paraissent aujourd’hui, sont d’une tout autre nature. Réunissant ses déclarations au procès d’Amiens, les souvenirs inachevés qu’il rédigea à chaud pour le journal anarchiste Germinal, ceux, «rassis», qu’il rassembla en 1948 à la demande de Jean Maîtron, et surtout sa volumineuse correspondance, elles ramènent Jacob à la mesure humaine.

L’ouvrage, où domine l’expérience du transporté 34 777, interné vingt ans durant aux îles du Salut, est d’abord un témoignage lucide sur le bagne et sur l’enfermement. Là, dans les lettres à sa mère, il est beaucoup question de chaussettes et de linge sale, de Globéol (une solution à base de sang de cheval pour «régénérer» les corps anémiés), de diarrhées et autres «maladies des soupes de prison». On comprend vite que le bagne ne permet pas de penser le monde autrement. «Je me sens complètement schopenhauerisé», écrit-il en 1913. Il reprend le dessus cependant, sous l’effet stimulant de l’évasion et de l’étude. L’évasion (dix-huit tentatives, qui lui valent onze ans de cellule) est une pensée de chaque instant, exigeant une immense dépense d’énergie dont témoigne, dans les lettres, la multitude de codes, de pseudonymes, ou de métaphores employés (et qu’un index explicite en annexe). Mais l’activité principale demeure la lecture, qu’il pratique assidûment, dévorant tout ce que sa mère lui envoie, du Journal de Genève à Paul Adam, des manuels d’espéranto à George Sand, Paul Bourget, Nietzsche, Chamfort ou Emerson. Très vite, il cherche à exploiter ses lectures et entreprend alors un ouvrage de sociologie criminelle, pour combattre du dedans le système pénitentiaire. Il épluche les catalogues Alcan, assimile les manuels de droit, puis les travaux des grands criminalistes: Lombroso, Ferri, Garofalo, Tarde, Saleilles, Prins, Van Hamel. Le projet n’aboutit pas, mais Jacob utilise ses connaissances pour se faire l’avocat des bagnards, traquant l’arbitraire administratif, multipliant les réclamations auprès du ministère, du procureur, du directeur de Saint-Laurent. Il est aussi, plusieurs mois durant, l’informateur privilégié du docteur Louis Rousseau qui, comme Albert Londres, alerta l’opinion sur l’enfer guyanais.

Bénéficiant des efforts de sa mère (dont les lettres dessinent en creux un portrait émouvant de tendresse et de fidélité) et de l’offensive lancée au début des années 20 contre le bagne, Jacob vit sa peine commuée en années de réclusion à Melun, puis à Fresnes. Libéré en décembre 1928, à 49 ans, il s’installa dans le Berry, à Reuilly-sur-Indre, où il se fit marchand forain. Mais celui qui aimait à se présenter comme «ex-professeur de droit criminel à la faculté des îles du Salut» ne cessa de s’intéresser aux questions carcérales, soutenant le combat contre la transportation du député Ernest Lafont ou écrivant longuement à Georges Arnaud après la publication de son reportage Prisons 1953. Jusqu’au bout aussi, il reste proche des milieux individualistes, dénonçant dès 1932 ce «nouveau caporalisme» qu’est le soviétisme, aidant discrètement les camarades espagnols, fournissant un peu de copie à Défense de l’Homme, la revue de Louis Lecoin. A 75 ans, et sans jamais céder à l’amertume, il décide de se donner la mort pour faire «la nique à toutes les infirmités qui guettent la vieillesse».

Au fil de ces textes, remarquablement édités (illustrations, notes et notices sont toujours bienvenues, même si le ton militant est parfois un peu déplacé), Jacob quitte peu à peu la légende flamboyante de l’Anarchie pour gagner l’épaisseur de la vie «telle qu’elle est». Sans doute son engagement montre-t-il çà et là ses faiblesses, notamment lorsque, durant la Seconde Guerre mondiale, il renvoie dos à dos «Ricains» et nazis. Il parvient cependant à incarner, loin des modes et loin des poses, ce que l’anarchisme peut offrir de plus noble: le refus de courber la tête ou de sacrifier la plus petite part de son être à la norme et au conformisme.

Dominique Kalifa