- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

La lettre au proc

[1]Nous ignorons les raisons qui, au début de l’année 1954, ont poussé le « cambrioleur en retraite » Jacob à effectuer une demande d’extrait de casier judiciaire auprès des services de la préfecture des Bouches du Rhône. Toujours est-il que le fait alimente sa vindicte contre le fisc et les agents de l’Etat. A vrai dire, la colère du vieil anar n’a fait que croître depuis son arrestation et sa condamnation à la fin de la guerre pour quelques mètres de tissus non déclarés.

Nous pouvons alors suivre la genèse de sa Lettre ouverte au Procureur de la République dans la correspondance entretenue avec Josette Passas.

Après avoir contacté Alexis Danan pour intéresser le journaliste à son affaire de détournement de biens privés par les fonctionnaires de l’institution publique, Alexandre Jacob espère que Défense de l’Homme prenne sa longue charge épistolaire contre un fait dont il s’estime victime. Mais le mensuel de Louis Lecoin qui, en avril de la même année, publiait sa Lettre ouverte à Georges Arnaud à propos du livre Prisons 53, ne retient finalement pas une copie qui, comme à l’accoutumée chez l’ancien illégaliste, ne manque ni de pertinence ni d’ironie.

[2]Le cynisme de Jacob fait mouche ici systématiquement. Le vieux marchand forain, « en résidence libre et amicale chez M. Guy Denizeau », reconnaît la petitesse de la somme subtilisée. Le trop perçu s’évalue à 70 francs. Mais il remarque qu’avec un coefficient multiplicateur les quelques sous deviennent pactole. Et le pactole, accumulation de petits profits qui « représentent un joli fromage », ne peut être le fruit que d’un vol caractérisé.

La dichotomie entre la fonction d’homme de loi et le manque de droiture observée devient ainsi flagrante. De là certainement l’allusion au passé vichyste de nombre de magistrats encore en fonction par l’entremise de la pièce de Marcel Aymé La tête des autres. De là aussi la typologie manichéenne de la magistrature proposée en conclusion. Telle est la plume vengeresse de Jacob.

Mais ce dernier craint des poursuites judiciaires à son encontre.  C’est ce qu’il exprime à son amante. Jacob sait qu’il peut être inquiété pour outrage. A 75 ans, le libertaire Jacob pourrait en avoir cure, lui qui a décidé de se suicider, mais il redoute un très hypothétique emprisonnement le privant de voir son amante au mois d’août.

La missive vengeresse ne parait finalement que post-mortem. Pierre Valentin Berthier l’a transmise à E. Armand qui la publie dans l’Unique au mois de décembre 1954. Quelques mots ont été enlevés par la revue individualiste. Nous les avons rajoutés en gras. Cela signale que les craintes de Jacob pouvaient être pénalement fondées.

[3]L’unique

Décembre 1954

Quelques documents signés Jacob

Nous avons signalé dans notre numéro 87-88 (sept.-oct. 1954) le suicide d’Alexandre Jacob. Avant de mourir Jacob avait écrit à Pierre Valentin Berthier pour lui demander de publier dans L’Unique la lettre que, quelques semaines plus tôt, il avait, lui Jacob, envoyée de N… (où il séjournait chez un ami), à M. le Procureur de la République, près le parquet de X. ; conformément aux dernières volontés de notre camarade, nous la donnons ci-dessous :

Marius Jacob en résidence libre et amicale

chez M. Guy Denizeau, Indre-et-Loire,

A monsieur le procureur de la République, parquet de Marseille.

Monsieur le procureur,

Le 18 janvier 1954, j’adressai a votre subordonné, M. le greffier en chef du tribunal civil, une demande d’extrait de mon casier judiciaire en y ajoutant un mandat-lettre de 180 francs, ainsi qu’un timbre de 15 francs pour affranchissement de l’envoi. Le 22 du même mois, je reçus la pièce demandée. Or ce document s’évalue lui-même en caractères imprimés à la somme de 140 francs. Si vous voulez bien considérer, Monsieur le procureur, que par anticipation j’ai inséré un timbre de 15 francs dans ma lettre pour en couvrir les frais d’expédition alors que ces frais sont inclus dans le prix global de 140 francs, il s’ensuit qu’il y a une différence de 55 francs entre le prix légal, officiel, et la somme que j’ai versée. Aussi bien j’estime qu’en bonne justice votre subordonné aurait du me faire retour de ce trop-perçu, trop-perçu qui, du fait de la présente réclamation, se trouve élevé a la somme de 70 francs.

Tout jeune, le virus de justice m’a été inoculé, cela m’a valu bien des désagréments.

Aujourd’hui encore, au déclin de la vie, la moindre injustice me heurte et réveille en moi le Don Quichotte de mes jeunes printemps, tandis que chez vous, Monsieur le procureur, qui êtes, si j’ose dire, un homme du bâtiment, les réactions doivent être bien différentes. Vous devez estimer ridicule une réclamation pour une somme si modique. Vous devez penser et croire que je suis un emmerdeur uniquement préoccupé de chercher noise aux serviteurs de l’Etat.

Erreur. Je cherche à comprendre. Je fouille et exhume les motifs qui ont pu déterminer un mercenaire du Prince, cependant nanti d’honoraires très supérieurs à ceux alloués aux lampistes, à avoir escamoté mes 55 francs.

C’est ainsi que, présumant que le greffe de Marseille reçoit chaque année un millier de demandes d’extrait de casier judiciaire, j’en déduis que cela représente un joli fromage de 55 000 francs.

[2]A noter que, en l’espèce, il ne s’agit la ni d’escroquerie ni d’abus de confiance mais tout simplement d’escamotage que les rédacteurs du Code pénal n’ont pas prévu, ces innocents. Je n’ai été l’objet d’aucune manœuvre, il ne m’a été adressé aucune promesse mensongère. C’est de mon propre chef que j’ai envoyé 180 francs alors que le prix légal n’était que de 140 francs, mais dans le commerce, quand un fournisseur reçoit de son client une somme supérieure à celle afférente aux objets mentionnés sur la facture, le fournisseur n’omet jamais d’écrire a son client: « Vous avez un avoir de X francs que je tiens à votre disposition. » Cela est d’honnêteté élémentaire. Aussi bien suis-je surpris que dans la famille judiciaire, cette pratique n’ait pas été observée.

J’ai lu la pièce de Marcel Aymé, La Tête des autres, qui campe des figures de magistrats avec beaucoup de relief. Mais cela évoque un passé récent et trouble de votre histoire, et les magistrats ne sont en somme que des hommes. En regard de ce noir tableau, je me dois de citer le cas de haute conscience de ce magistrat de la cour de Dijon, je crois, qui, ayant été victime d’un vol, s’est interdit de participer à un jugement pour vol, refusant ainsi d’être juge et partie même dans les cas ne le concernant pas. Et là, en face d’une si noble attitude, je dis chapeau. Cependant, ce fait divers, la presse « toute venante »  l’a relaté en trois lignes. Seule une revue anarchiste (cela est un comble) l’a monté en épingle élogieusement. II y eut aussi jadis, en 1902, le cas du président Magnaud de Château-Thierry qui, sur le plan social, attaqua violemment le principe de propriété sur lequel repose toute la structure sociale par des attendus éblouissants de saine équité. Comme quoi la fonction ne fait pas toujours le moine. Aussi bien me suis-je posé cette question : « Comment se peut-­il qu’un greffier, qui durant toute sa carrière a eu le crâne bourré de « tu ne feras pas », puisse avoir une telle conception de la destination des trop-perçus ? Et, de supposition en supposition, je me suis arrêté à celle-ci : ce doit être un artiste, un esthète, un mordu de l’art pour l’art. Pourquoi pas? Sur le plan du démer­dage national, en nature d’élections, les Phocéens ont surclassé le truc de la maman cochon cher aux Antillais en faisant voter les morts. Des lors, afin de maintenir très haut le prestige de l’astuce locale, cet artiste a pu se dire: « Faire voter les morts ne profite après tout qu’à quelques malins qui se payent la tête d’une foule de fadas, tandis que moi, j’opère seul pour mon propre compte, et c’est encore plus fort. » Un tel artiste ne vaudrait-il pas, Monsieur le Procureur, que vous usiez de votre influence, de votre prestige, de vos relations pour lui faire décerner les palmes académiques lors d’un prochain 14 juillet ?

[4]Et enfin il est encore possible que votre subordonné prétende que le prix de 140 francs, bien qu’imprime sur le document, s’applique à des temps révolus et que, par le jeu de l’inflation, ce prix soit à présent de 195 francs. En cette dernière hypothèse, force m’est donnée de vous crier casse-cou, danger, virage très dangereux. De par votre fonction, je présume que vous êtes plus pénaliste que civiliste j je veux dire que les questions fiscales, sans toutefois vous être étrangères, ne sont pas de votre rayon. C’est pourquoi je vous invite en ami, presque en père, à examiner très attentivement le cas, car le fait d’encaisser une somme très supérieure à celIe indiquée sur la facture constitue un délit fiscal dont le Prince, encore que vous soyez de sa famille, vous tiendrait une extrême rigueur et j’en serais navré. Et je serais encore plus gêné si vous preniez une sanction contre l’office du greffe, qui peut-être ne professe pas la tendance que je lui prête. Quand on songe que, parmi les gros requins qui dirigent nos destinées, il y en a qui ont des patrimoines de 15, 20, 40, 80 milliards ! En ont-ils encaissé des trop-perçus ceux-là ! Ont-ils du jouer des coudes, « jarnaquer » leurs concurrents, faire suer le burnous du menu fretin ! Ils ont atteint l’Everest des richesses, ils sont au pinacle des honneurs, ils sont vos maîtres dont vous défendez les privilèges. Or qu’est-ce que 70 francs en regard de 60 milliards ?

Dans votre corporation, Monsieur le procureur, il y a les pète-sec, les durs, ceux qui interprètent plutôt la lettre que l’esprit, ceux dont le rire n’a jamais tracé une ride sur leur visage. Les juges de la sainte inquisition étaient, et sont encore, de cette trempe. II y a ceux plus cultivés, le caractère moins rigide, plus aptes à apprécier humainement, à comprendre, donc à excuser plutôt qu’à sévir. J’en ai connu un de cette farine, c’était un grand bonhomme d’une droiture impeccable qui, entré dans la carrière sans vocation, menait une existence d’apôtre dans sa profession. C’était, je dis c’était parce qu’il est mort procureur général, c’était, dis-je, sinon un saint tout simplement un très brave homme.

Comme il me plairait de pouvoir vous classer dans cette dernière lignée, je vous prie, Monsieur le procureur, de bien vouloir faire bon accueil à ma demande en me faisant restituer la somme qui m’est due et vous prie d’agréer mes civilités.

Marius-Alexandre Jacob, cambrioleur en retraite.

[4]Cette lettre, est-il besoin de le préciser ?, ne fut jamais honorée de la moindre réponse. Naturellement Jacob n’avait pas la simplicité de croire que le procureur allait lui faire ses excuses, ni que le greffier lui rendrait ses 70 francs !

Pour conclure la publication de ce document, relatons que dans les affaires du disparu, on a trouvé plusieurs feuillets rédigés de sa main qui nous livrent un peu de son âme dans ses derniers moments. La rédaction a été faite en deux en deux fois, le mardi 17 et le vendredi 27 août 1954 (son suicide est du samedi 28 au soir). Voici quelques lignes détachées de la fin de la première liasse :

« Et voilà mes amis toutes les babioles que j’ai à vous communiquer. Il me reste à vous remercier très sincèrement de toutes les marques d’amitié que vous m’avez prodiguées. Vous êtes jeunes encore. Vous semblez suivre une route pas trop semée d’écueils, allez-y carrément et bonne chance ! Moi, je suis las, très las. Je m’étais promis d’en finir en décembre 1953. (…) J’ai eu une vie bien remplie d’heur et de malheur et j’ai eu la félicité de la conclure par une telle apothéose que je m’estime comblé par le destin. Aussi bien, je vous quitte sans désespoir, le sourire aux lèvres, la paix dans le cœur. Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier le plaisir qu’il y a de partir en bonne santé, en faisant la nique à toutes les infirmités qui guettent la vieillesse. Elles sont toutes là réunies, ces salopes, prêtes à me dévorer. Très peu pour moi ; Adressez-vous à ceux qui s’accroche à la vie. J’ai vécu, je puis mourir. »

Et dans la rédaction du vendredi 27, ces quelques lignes :

« Aujourd’hui, j’ai fait un petit banquet pour les gosses. Il y en avait neuf, de vingt mois à douze ans. Ils s’en sont mis plein la lampe. (…) Si j’ai le temps, je ferai un brin de lessive afin de ne rien laisser de sale. S’il n’est pas sec, vous le trouverez sur la corde à sécher. »

Effectivement, sur un papier griffonné juste avant le geste fatal et qu’on découvrit près de son corps, on pouvait lire ces derniers mots : « Linge lessivé, rincé, séché mais pas repassé. J’ai la cosse. Excusez. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la panneterie. A votre santé ».

Ayant écrit cela, il posa sa plume et prit sa seringue.