- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Illégalistes 3 : Destruam et aedificabo

[1]Destruam et aedificabo [1] [2]

 En règle générale, les inculpés reconnaissent et assument les actes qu’on leur impute : possession d’armes et de matériel de chimie, faux-monnayage, contrebande, vol, assassinat ou attentat. Les réponses sont franches.

Lors du procès Ravachol, le 26 avril 1892, Simon dit Biscuit, s’illustre par un « Parfaitement » qu’il rétorque à toutes les accusations dont on l’accable. Même quand les actes ne se sont pas produits, les accusés reconnaissent leurs intentions. Emile Henry ou Alexandre Jacob acquiescent quand on leur demande s’ils étaient prêts à assassiner leurs poursuivants. C’est avec un plaisir non dissimulé, à l’instar de Ravachol, que certains expliquent le déroulement de leur geste :

« D. Le 27 mars a eu lieu l’explosion de la rue de Clichy. Racontez-là.

R. Volontiers ! Avec des détails même si cela peut vous être agréable ».

Et chacun, comme Vaillant qui explique minutieusement la confection de sa bombe et son entrée dans l’hémicycle, y va de son récit. Ils se donnent même le soin de rectifier les erreurs de l’accusation. Michel Sala :

« D. Vous avez fait partie, à Vienne, du groupe des Indignés ?

R. Je vous demande pardon, c’est du groupe de la Jeunesse révolutionnaire ».

[3]Si certains vont jusqu’à la surenchère, rares, en revanche, sont les fois où les inculpés dénoncent leurs complices. Ils préfèrent s’accuser de faits qu’ils n’ont pas commis afin de préserver leurs compagnons. Bien qu’ils aient plus à y perdre qu’à y gagner, les accusés font preuve de témérité et ne cherchent, en aucune manière, à se soustraire à leur peine. Faugoux déclare : « Je revendique hautement la responsabilité de l’expropriation du sieur Couesy […]. J’emporterai au bagne la haine implacable de la bourgeoisie. Je désire que les jurés portent le verdict qu’ils vont rendre aussi allègrement que je supporterai ma peine ».

Ainsi, s’ils reconnaissent leurs actes, ils en assument également la totale responsabilité et l’entière conscience. Lorsque le médecin d’Emile Henry tente de justifier ses actes par de possibles pathologies psychiatriques, l’anarchiste le remercie pour sa peine mais réfute ces arguments. « Je ne suis pas fou, se défend-il, je suis parfaitement conscient ». De même, Caserio déclare être totalement sain d’esprit. Face à la presse et les déclarations des autorités qui les assimilent à des sauvages, des dégénérés, des fous ou des excités, les accusés affirment, au contraire, leur capacité de raison. Reniant l’émotion, ils revendiquent même fièrement la préméditation. Au procès, ils font preuve d’une totale maîtrise d’eux mêmes. Henri Varennes note : « Caserio, pendant tout son interrogatoire a gardé le calme le plus parfait : son crime, il l’a accompli comme un acte de foi ; il en est satisfait, il le conte sans regret, sans orgueil, et s’en souvient avec plaisir »[2] [4].

[5]Si le procès représente l’opportunité de professer sa foi en l’idéal anarchiste, il constitue également l’occasion d’exposer, en détail, ses principes et ses idées. Chaque inculpé lit donc généralement une déclaration finale où il relie son geste à la doctrine libertaire. Signalons que Jacob, particulièrement prolixe, en a fait pas moins de sept à lui seul.

Lorsque le verdict tombe, le bagne ou la condamnation à mort, c’est avec la plus grande sérénité que les accusés l’accueillent. Ils sont convaincus que leur acte n’aura pas été vain : « Qu’importe une tête de compagnon de plus ou de moins, ça n’empêchera pas l’anarchie de se répandre » confesse Decamp devant la Cour d’assises de la Seine en août 1891. Ils peuvent alors, pour la dernière fois, réaffirmer leur conviction : « Vive l’anarchie ! cria Ravachol. Vive la Sociale ! Vive l’anarchie ! clama Simon ».

Ces forts tempéraments illustrent une revendication du « moi », de l’individu souverain, responsable de ses faits et gestes. L’éthique anarchiste n’établissant pas de différence entre la fin et les moyens, le fond et la forme, l’être et le paraître, l’engagement des accusés se reflète dans leur attitude. Illégalistes et individualistes, ils assument donc, sans rechigner, les conséquences de la voie qu’ils ont choisi d’emprunter. Le martyr et le sacrifice sont acceptés, voire même revendiqués. Cette attitude suscite l’admiration de l’auditoire. Henri Varennes note, à propos d’Emile Henry : « un mouvement prolongé suivit ces paroles. C’était un rude et crâne bonhomme décidément, que celui qui, cinq minutes avant d’être condamné à mort, se possédait à tel point et, impassible, disait de telles choses. C’était peut-être un monstre, ce n’était pas un lâche »[3] [6].

Les inculpés justifient ensuite les moyens utilisés. Ainsi, s’ils ont parfois tué ou volé, c’est d’abord parce qu’on leur refusait le droit de vivre dignement. Alors ils l’ont pris. Le juge à Ravachol, à qui l’on reproche le vol et l’assassinat de l’ermite :

« Vous vouliez demander au crime la paisible existence que vous rêviez.

R. – Puisqu’on ne pouvait l’avoir par ailleurs, j’étais bien obligé de la demander n’importe comment ».

palais de justice d\'Amiens [7]De même pour Jacob, développant sa théorie du vol et de la reprise individuelle, « le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend ». Soutenant qu’il préfère plutôt « être voleur que volé » et revendiquant le droit à l’existence, lui et les compagnons ont donc agit en conséquence.

            La vengeance à l’encontre des autorités qui persécutent les compagnons est une autre  raison invoquée. Elle constitue une mise en garde :

« J’ai commis mes actes, dit [Ravachol]:

1° Parce que M. Benoît a été trop partial en jugeant Decamp et les amis. Le jury avait demandé le minimum, il a appliqué le maximum.

2° Aucune attention n’a été prêtée aux mauvais traitements subis par eux au poste de police de Clichy.

Ma vengeance s’est portée sur MM. Bulot et Benoît à cause de cela, mais j’ai voulu faire comprendre à tous ceux qui sont chargés d’appliquer la justice qu’il faut qu’ils soient plus doux, s’ils veulent qu’on soit meilleur à leur égard ».

Faugoux reconnaît aussi qu’une partie de la dynamite dérobée devait être envoyée en Espagne pour venger les anarchistes de Xérès. Les attentats sont donc une réplique aux coups portés par l’Etat et la bourgeoisie. Selon Emile Henry : « La bombe du café Terminus est la réponse à toutes vos violations de la liberté, à vos arrestations, à vos perquisitions, à vos lois sur la presse, à vos expulsions en masse d’étrangers, à vos guillotinades ». Les responsables doivent alors payer : « La bourgeoisie […] doit tout entière expier ses crimes ». Vaillant quant à lui considère son geste comme de la légitime défense, face à un pouvoir qui ne veut rien entendre : « Que voulez-vous ? plus l’on est sourd, plus il faut que la voix soit forte pour se faire entendre ».

Le palais de justice d\'Orléans vers 1900 [8]L’attentat ou le vol sont considérés comme des actes de propagande destinés à effrayer la bourgeoisie et lui rappeler sa faillibilité. Elle doit ainsi saisir la détermination des anarchistes à lutter, jusqu’à la mort s’il le faut, pour faire valoir leurs droits. Ces actes sont aussi perçus comme un moyen de s’attirer le soutien populaire, en désignant aux classes laborieuses les responsables de leur misère. Les « victimes » ne sont pas choisies au hasard. Selon Vaillant, « l’acte de propagande vise tout parasite et le parasite est tout homme qui ne produit pas pour la société ». Et Jacob affirme : « Si le témoin avait eu des couverts en fer blanc, je ne lui aurais pas pris d’argenterie ! ». Leur révolte doit servir d’exemple aux masses et leur signaler le chemin de l’émancipation. Les inculpés prennent donc soin de rappeler qu’ils ne sont pas des criminels mais des militants convaincus : « C’est avec conscience d’accomplir un devoir que nous attaquons la propriété », déclare Pini.

Car l’objectif reste la Révolution, le changement social, l’Anarchie. Mais, contrairement à d’autres compagnons, tels les syndicalistes, qui tentent de créer patiemment les conditions favorables au Grand Soir, ceux qui ont choisi la voie de l’illégalisme pensent que c’est dès à présent qu’il faut déposséder et attaquer les ennemis. C’est ce que soutient Vaillant : « En revenant d’Amérique, je croyais qu’il fallait se contenter de créer des bibliothèques pour préparer les cerveaux à la Révolution ». Mais devant les obstacles et la difficulté de générer un véritable mouvement révolutionnaire, « j’ai pensé qu’il fallait sans plus tarder faire ma révolution moi-même, et j’ai porté ma bombe au Palais ». Convaincus que l’action individuelle ne pourra que hâter le développement de la révolution tant espérée, ils ont donc agi sans tarder. Emile Henry affirme : « Dès qu’une idée est mûre, qu’elle a trouvé sa formule, il faut sans plus tarder en poursuivre la réalisation. J’étais convaincu que l’organisation actuelle était mauvaise, j’ai voulu lutter contre elle, afin de hâter sa disparition ». Las des paroles et des discours de certains compagnons, ils estiment que c’est dans l’action que les conditions nécessaires à la réalisation de l’Anarchie se développeront. Tous considèrent donc que leurs actes constituent « un pas de fait vers le but que nous poursuivons »[4] [9]. Ils sont les premiers coups de semonces, annonciateurs du cataclysme. Et Vaillant de mettre en garde : « […] malheur à ceux qui restent sourds aux cris des meurt-de-faim. Malheur à ceux qui, se croyant d’essence supérieure, se reconnaissent le droit de laisser croupir et d’exploiter ceux qui sont en dessous d’eux, car il arrive un moment où le peuple ne raisonne plus ; il se soulève comme un ouragan et s’écoule comme un torrent. Alors on voit des têtes sanglantes au bout des piques ». 

  [10]Anarchistes par excès

 Le dernier chapitre de Ravachol et les anarchistes s’intitule « l’anarchie dans l’anarchie ». Désordre illégaliste dans le mouvement libertaire ? Echec donc de l’illégalisme. Par extension, de l’anarchie à la veille du premier conflit mondial. Maitron termine son ouvrage en annonçant sa mort même si, en 1964, « l’esprit libertaire demeure »[5] [11]. Bien sûr, un tel propos est daté. Seulement, quelles que soient l’importance et la pertinence de tels travaux, les a priori de l’historien marquent durablement la vision de l’anarchie. Par restriction, celle de l’illégalisme. Sans carte politique, sans adhésion officielle, le voleur, l’assassin, le dynamiteur n’existeraient plus en tant que tels. On a du mal à saisir leur appartenance au mouvement antiautoritaire[6] [12]. Mais cela est d’abord vrai pour les adeptes de la propagande par le fait. Cela l’est encore plus pour les illégalistes. Car le prisme de l’historien finit d’enrayer la compréhension du phénomène.

Il existe un mythe Jacob faisant de lui un extraordinaire aventurier et l’assimilant au gentleman cambrioleur de Maurice Leblanc. Le fallacieux amalgame lupinien, largement véhiculé par les trois premiers biographes de l’anarchiste[7] [13], constitue un écran de fumée niant toute légitimité politique à l’illégalisme. De la même manière, Jules Bonnot et les bandits en auto marquent aujourd’hui encore les esprits. Non pas parce qu’ils affirmaient leur volonté de jouissance immédiate et individuelle mais parce qu’ils se seraient lancés dans une course sanglante vers une mort certaine. Est-ce à dire que l’illégalisme mène ses partisans à un cul-de-sac ? Les bizarreries de l’histoire font qu’en octobre 2004 la municipalité de Reuilly (36), où Alexandre Marius Jacob finit sa vie, a donné le nom du voleur anarchiste à l’une de ses artères. L’impasse Marius Jacob serait-elle un symbole de l’échec du vol politique ?

Quitte à sortir du champ historique politiquement correct, démonter les mécanismes d’une telle réflexion permet aujourd’hui, et à la lumière de travaux nettement plus récents (ceux d’Anne Steiner, de Céline Beaudet, de Walter Badier, etc.), de replacer le vol anarchiste dans son contexte. Cela revient à répondre positivement, au moins pour la Belle Epoque, à l’épineuse question de la faisabilité d’une histoire du banditisme social et libertaire.

[14]Dans son dernier ouvrage, [8] [15], propose une relecture originale de l’ensemble du mouvement libertaire. La typologie ainsi offerte, non fixe et non globalisante (insurrectionnalisme – éducationnisme – anarcho-syndicalisme), autorise de fait une réécriture des actes de propagande par le fait et d’illégalisme, en les inscrivant dans une optique individualiste, militante et politique.

Et c’est au palais de justice, à la fois spectacle et tribune offerte, que cette optique peut-être mise en exergue. Le discours illégaliste, parce qu’il envisage la lutte des classes comme une problématique, parce qu’il se fixe des buts (la Révolution, le communisme libertaire mais aussi la jouissance immédiate et individuelle des fruits de la production) et parce qu’il se donne des moyens pour arriver à ce but (la reprise individuelle, la violence) peut donc être considéré comme une théorie à part entière.

Il permet en fin de compte de répondre à la question posée par Emile Armand en 1927. Un Duval est-il notre ami ? Un Pini est-il notre ami ? Un Etiévant et un Faugoux sont-ils nos amis ? Un Jacob est-il notre ami ? Un Schouppe, un Ortiz, un Parmeggiani, un Chericotti, un Pélissard, un Clarenson, un Ferrand, un Baudy, un Bour, un Sautarel, un Callemin, un Carouy, un Valet, un Bonnot, un Soudy, etc. ne seraient-ils que des anarchistes par défaut ? Toutes ces déclarations lancées comme autant de défis à la compréhension publique montrent qu’ils furent tout le contraire et qu’il convient de les ranger plutôt parmi les anarchistes par excès.

 

Jean-Marc Delpech

David Doillon

article paru dans Réfractions n°22 [16]

« le réveil des illégalismes » [16]

printemps 2009


[1] [17] « Je détruirai puis je construirai ». Citation du Deutéronome, placée en exergue de l’ouvrage de Pierre-Joseph PROUDHON, Systèmes des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Paris, Librairie Internationale, 1867.

[2] [18] Henri VARENNES, op. cit., p. 259.

[3] [19] Idem, p. 242.

[4] [20] Interrogatoire de Bernard, in Le procès des anarchistes…, op. cit., p. 6.

[5] [21] Jean MAITRON, op. cit., p. 211.

[6] [22] La très récente et très médiatique affaire de Tarnac vient tout juste de remettre au goût du jour ce très fallacieux paradigme noircissant (sic) à l’envie le milieu anarchiste.

[7] [23] Alain Sergent en 1950, Bernard Thomas en 1970 et 1998, et William Caruchet en 1993.

[8] [24] Gaetano MANFREDONIA, Anarchisme et changement social, Lyon, ACL, 2007.