- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

L’erreur de Jacob

Victor Méric [1]Le procès des Travailleurs de la Nuit intervient dans un débat trahissant surtout l’extrême division de la maison anarchie, unie et cimentée néanmoins par le refus de l’autorité. La presse libertaire, Les Temps Nouveaux de Grave mis à part, a en général signalé l’évènement. On ne peut pas dire en revanche qu’elle ait franchement soutenu Alexandre Jacob. Il est vrai que cette presse militante est toujours sous le joug de la répression des trois lois scélérates de 1893-1894. Seul, Germinal d’Amiens prend ouvertement le parti des accusés, leur consacrant même l’intégralité de son numéro 11, du 19 au 25 mars 1905. Les libertaires ne sont pas tous, comme le montre « L’erreur de Jacob », article de  Victor Méric paru dans Le Libertaire n°25, du 23 au 30 avril, de chauds partisans de la reprise individuelle, oscillant pour la plupart d’entre eux entre anarcho-syndicalisme et éducation des masses. De là la colère imaginaire d’Alexandre Jacob croyant avoir apporté sa pierre à l’édifice de propagande. Né le 10 mai 1876 à Marseille, le journaliste anarchiste et pacifiste Victor Méric collabore régulièrement à la feuille de Sébastien Faure et se singularise au début du XXe siècle par son antimilitarisme intransigeant. Il est en 1904 l’un des fondateurs avec Gustave Hervé, Miguel Almeyreda et Georges Yvetot de l’association antimilitariste avec laquelle il mène une active propagande en multipliant les conférences dans toute la France. Il n’est pas exclu qu’il ait fréquenté à cette époque les milieux illégalistes, preuve s’il en est de la popularité de cette tendance dans le mouvement libertaire. Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maitron signale son implication dans une affaire de fabrication et d’écoulement de fausse monnaie. Toujours est-il que le journaliste Méric montre dans ce billet d’humeur du Libertaire que le débat sur la question du vol n’est toujours pas tranché depuis Clément Duval et Vittorio Pini. A travers Jacob, emprisonné et condamné, qu’il fait parler dans sa cellule, il blâme la stérilité des discussions sur le bien ou le mal fondé du vol, prend fait et cause pour l’illégaliste et semble par la répétition du mot « grave » dans son article invectiver « le pape de la rue Mouffetard ». Il est alors intéressant de constater que cette prise de position n’est plus de mise lorsque, Victor Méric, créateur en 1907 de la revue Les Hommes du Jour, gagné au communisme en 1920, écrit en 1926 Les bandits tragiques, ouvrage dépréciant Bonnot et ses compagnons.

manchette du Libertaire [2]Le Libertaire

n°25

du 23 au 30 avril 1905

L’erreur de Jacob

Grâce à un subterfuge sur lequel je m’abstiendrai de fournir des éclaircissements, j’ai pu pénétrer dans le cachot de Jacob. La paille humide, ordinaire à ces lieux, faisait absolument défaut. Le condamné n’avait pas cette mine abattue que je m’attendais à lui trouver. Seulement, à en juger par le mouvement régulier de sa mâchoire qui s’ouvrait et se refermait en de formidables bâillements, Jacob paraissait s’embêter ferme.

– Eh bien, fit-il

– Eh bien, dis-je

Là dessus, Jacob se lève et, comme tout prisonnier qui se respecte, se mit à marcher à grandes enjambées entre les quatre murs de sa cellule. Puis, se plaçant devant moi, les bras croisés sur sa poitrine :

– Voyons ; que pense-t-on de mon action ? Qu’a-t-on dit et qu’a-t-on fait ? A-t-on créé autour de ce procès où je démolissais tour à tour chacun des soutiens de notre ordre social l’agitation nécessaire ? A-t-on fait jaillir publiquement les conclusions lumineuses que comportait un tel procès ? A-t-on fait suivre les comptes-rendus des commentaires utiles ? En un mot, a-t-on profité de l’occasion unique qui s’offrait à la propagande et à la diffusion de nos idées, de notre idée ?

Je secoue péniblement ma tête qui oscilla sur mes épaules de droite à gauche, puis de gauche à droite, ce qui dans tous les temps et dans tous les lieux a signifié un acte de dénégation.

– Ainsi, reprit Jacob, on a rien fait de tout cela. Alors, qu’a-t-on fait ? Que fait-on ?

– On s’occupe, répondis-je, de savoir si tes actes sont en concordance avec les principes anarchistes.

Jacob bondit. Ses yeux noirs, empreints d’une si ineffable douceur quand ils se reposaient sur un ami, mais si farouchement chargé du fluide d e haine quand ils se fixaient sur un adversaire, ses yeux me lancèrent un éclair.

– Comment ? , s’écria-t-il, Vous en êtes là ? Vous recherchez si mes actes sont en accord avec mes principes ? Les principes. Quels Principes ! Moi qui croyais naïvement que l’anarchisme était une conception politique et économique d’une société encore à venir et qu’il fallait commencer par flanquer celle-ci par terre ! Je me trompais donc ? Il paraît qu’il y a une tactique, une seule, la bonne celle-là ! Mais quelle est-elle ?

– Je n’en sais rien, avouais-je, confessant d’un air piteux mon ignorance.

– Tu n’en sais rien du tout mais d’autres doivent le savoir. Voyons, quelle est la méthode ? Explique-moi cela. Comment faut-il s’y prendre pour être réellement anarchiste?

– Ecoute, dis-je. A la vérité, personne n’en sait rien. Des méthodes, il en existe presque autant que d’individus. Des principes, il y en a certainement. Mais quels sont les bons et les mauvais ? Je n’en sais pas plus long là-dessus que les camarades. Tout ce que je puis te dire, c’est que des gens qui s’y connaissent affirment que tes actes n’ont rien avoir avec l’anarchie.

Jacob s’était remis à marcher furieusement dans l’étroit espace que la générosité gouvernementale lui a consenti. De nouveau, il s’arrêta et se campa devant moi :

– Ainsi, la leçon n’aura pas été comprise ? J’ai voulu donner un exemple ; j’ai voulu montrer à ces foules de travailleurs stupides qui font la richesse et la puissance de leurs maîtres par leur labeur et leur soumission, que la désertion de l’atelier était le seul acte de révolte lucide et logique. J’ai voulu montrer aux camarades que le seul moyen de lutte efficace étai celui qui consistait à attaquer l’endroit sensible : le coffre-fort. L’argent étant le maître incontesté, c’est à l’argent que je m’en suis pris. J’ai rêvé de la révolution par l’éventrement des coffres-forts et l’éparpillement de l’or autour de moi. J’ai substitué la pince monseigneur à la bombe désuète. J’ai voulu éclairer la conscience des parias, des malfaiteurs, de tous ceux qui sont les en-dehors, les hors la loi et qui, par tous les moyens, luttent pour l’existence, s’affirmant ainsi les seuls logiques. Et voici qu’au moment où je succombe, il se trouve des gens graves, très graves, trop graves pour condamner ma « méthode » au nom de principes qu’ils ne savent même pas formater. Sans doute, il vaut mieux débiter les derniers philosophes à un troupeau de tardigrades attendant dévotement l’oracle. C’est d’un effet moins sûr, moins immédiat mais moins dangereux.

Jacob s’était interrompu un instant. Il reprit plus sourdement.

– Je vois très bien aujourd’hui que je m’étais trompé. Je n’aurais pas du agir sans quémander l’autorisation préalable des pontifes. Voilà mon erreur ! Mea Culpa ! La prochaine fois, je prierai ces messieurs de se réunir et de se prononcer. Et je n’agirai que lorsque la certitude que les principes dont ils sont les dépositeurs ne courent pas le risque d’être outragés.

Je regardai Jacob avec inquiétude. Mais un formidable éclat de rire vint souligner ces paroles. D’un autre, il s’était replacé sur sa couchette et, dès lors, il se referma dans un mutisme dont rien ne pu le faire ressortir.

Victor Méric