- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Georges, Eugène et Jeanne

portrait de Jacob dans la République du Centre, avril 1951 [1]Jeannne Humbert [2]Eugène Humbert [3]Fatigué. Usé. Dépassé. Vieux. Décalé. Jacob est libre depuis le 30 décembre 1927 ou plutôt depuis le 30 décembre 1928 selon les trois premières biographies de l’anarchiste. La société de toute façon ne l’a pas attendu. Elle a fortement évolué. Et Jacob se retrouverait perdu, un prisonnier libre dans un espace où il ne se reconnaîtrait plus. L’homme social a perdu ses repères. Il « s’étiole » dans son atelier. Paris « l’oppresse » la parabole offre la perspective d’une anarchie finissante. Rien n’est moins faux. Autant pour Jacob que pour le mouvement libertaire. Mais, de là, la conséquence logique : l’homme libre fuit les bruits et fureurs de la capitale pour  aller se faire « ermite » dans le Berry. La courte correspondance avec Eugène Humbert, que nous offrons ici, assorti d’extraits des souvenirs de Jeanne Humbert et d’une lettre de Jacob  à Passas, révèle l’exact contraire de ce qu’affirment respectivement Bernard Thomas et May Picqueray. A vrai dire, « la réfractaire » ne fait que reprendre dans son autobiographie le propos de son préfacier, ami et collaborateur au Canard Enchaîné. Fatigué ? Certes, mais par le travail et, à partir de 1931, sa nouvelle orientation professionnelle. Il s’inscrit cette année là au tribunal de commerce de la Seine et quitte son poste de chef d’atelier pour devenir marchand forain dans la région parisienne. L’activité lui laisse peu de temps libre. Vieux ? Usé ? Peut-être. Jacob n’a pourtant que 48 ans à sa libération. Le bagne lui a prématurément blanchi les cheveux. Dépassé ? Décalé ? La fréquentation des Humbert notamment  atteste pourtant d’une activité politique, sociale, relationnelle. Mais, en signant Georges les missives qu’il destine au néomalthusien, Jacob nous dit une amitié ancienne avec celui qui a repris le flambeau et le journal de Paul Robin.

Eugène Jean-Baptiste Humbert est né à Metz en 1870. Vers 1896, il quitte sa Lorraine natale pour venir se fixer à Paris où il côtoie d’abord l’équipe des Temps Nouveaux de Jean grave, puis celle du Libertaire de Sébastien Faure. Ami des chansonniers Montmartrois (Couté, Bercy, Paillette) et de Jean-Baptiste Clément, il apprécie également Louis Matha et … jacques Sautarel, bijoutier, anarchiste, littérateur, et membre des Travailleurs de la Nuit. Si l’emploi du prénom Georges par Jacob dans les lettres à Eugène Humbert n’implique pas ce dernier dans l’illégalisme passé de l’ex-forçat, il ne fait en revanche guère de doute que les deux hommes fréquentent les mêmes milieux et les mêmes personnes.

Paul Robin [4]En 1902, alors que Jacob cambriole châteaux, manoirs, églises et belles villas, Eugène Humbert abandonne lui son métier de cordonnier pour reprendre en gérance, au 27 rue de la Duée, dans le XXe arrondissement, le périodique Régénération de Paul Robin. En 1908, Jacob expie ses crimes aux îles du Salut. Humbert rencontre jeanne Rigaudin, native de Romans dans la Drôme, et  poursuit l’œuvre néomalthusienne alors que Robin se met à l’écart du mouvement. Ce dernier se suicide en 1912, année qui voit la création par Eugène Humbert du journal Génération Consciente dans lequel il peut à loisir développer les principes de limitation des naissances. La Première guerre mondiale vient stopper l’activisme d’Humbert, antimilitariste notoire, obligé de fuir en Espagne. Rentré en France en 1921, il est arrêté et condamné la même année pour insoumission (5 mai) et pour propagande des moyens de contraception (29 décembre). La loi du 31 juillet 1920 prévoit en effet dans le contexte de dénatalité qui frappe la France bien avant la première boucherie mondiale de fortes sanctions à l’égard des partisans des pratiques abortives et contraceptives. Le moralisme paradoxal de ces années dites « folles » ne brise pas pour autant l’activisme de cet ardent propagandiste qui  a réussi à rallier à sa cause nombre de libertaires. Libéré en 1924, il participe trois ans plus tard à la création de la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle. La section française prend le nom de Ligue de la Régénération Humaine et dispose d’un mensuel, la Grande Réforme, qui voit le jour en 1931.La Grande Réforme [5]

A cette date, Jacob est un homme libre et a renoué le contact avec son vieil ami. Nous ne savons pas dans quelle mesure ni à quel degré il est acquis aux principes néomalthusiens. Force est de constater qu’il est en relation avec certains des militants de la rue de la Duée. La courte correspondance entre Georges et Eugène montre ainsi un ancien bagnard loin, bien loin du cliché de l’homme brisé. Cette relation épistolaire s’arrête à partir du moment où le marchand forain de l’honorable maison Marius, fondée en 1931, décide de monter son barnum sur les marchés et foires du Berry et du Val de Loire. C’est là que Jacob subit les rigueurs de la Deuxième Guerre Mondiale dont Eugène Humbert est une des victimes collatérales. Condamné par Vichy pour propagande antinataliste, il purge sa peine à la prison d’Amiens, là où Jacob fut jugé en 1905. Le 24 juin 1944, les frappes chirurgicales de l’aviation alliée détruisent l’hôpital de la ville où se trouvait Eugène Humbert pour y être soigné. Sa femme, Jeanne, poursuit l’œuvre néomalthusienne.

  

 Vendredi 15 février (1929)

Cher Camarade

Je te remercie de tes démarches. Je sais, par expérience, combien il est difficile de se procurer ces sortes de documents. Je tacherai de les avoir rue Cambacérès par le canal de Le­malle que je vois quelques fois.

Non je n’ai pas revu Kolney. J’attends un mot de lui. Où en est son pamphlet, a-t-il pa­ru ? Je ne l’ai aperçu nulle part en librairie.

J’allais assez régulièrement passer quelques heures à la (Natelons) le samedi soir, mais, jusqu’à Pâques, je ne pense pas y retourner. Je suis trop pris par mon travail. Outre mes oeufs de Paques, j’ai mis en chantier deux sortes de bibelots (vides poches, (…), boites à bon­bons) qui, par leur originalité, me semblent destinés à un succès. L’un a la physionomie caricaturée de Klotz et porte en légende le « Tchèque sans provision» ; l’autre, dans le même es­prit mais avec la physionomie de Mme (Hanon), porte en légende la «cachette du franc ». Je pense pouvoir commencer à faire des démarches dans une huitaine. Je serais bien aller te ser­rer la main chez toi, mais je quitte l’atelier entre 7 et 8h. Je dîne et je me couche. Je ne suis pas simplement fatigue mais extenué. Apres le coup de feu de l’échantillonnage, je ferai en sorte d’aller prendre le café rue de la Duée.

Très cordialement à toi et ta famille

Jacob

 

1 passage Etienne Delaunay

Dimanche 24 mars 29

Mon cher Camarade

J’ai égaré ou perdu la carte sur laquelle j’avais noté l’adresse de Kolney. Comme je prends une quinzaine de repos – de repos, c’est une façon de parler – je lui écris un mot que je te prie de lui faire parvenir.

Samedi écoulé, j’ai vu Poldes. Nous avons convenu de préparer un débat sur le mécanisme éliminatoire de la Transportation, avec, comme adversaire – qui est l’apôtre de ce régime – Maurice Garçon. Si je le puis, je ferai convoquer (Cruche), ce professeur de droit à la fa­culté de Grenoble dont un de ses confrères qui le heurta au congrès de (Budapest) lui dit: « Mille excuses cher Maître, j’ai crains de vous avoir brisé ». Une cruche et méchant et dis­courtois et barbare. Grand manitou officiel du positivisme pénal. Très impulsif, avec un mot un peu (rusé), je suis sûr de le mettre en poche. Mercredi dernier je ne t’ai pas vu rue (Boyer).

Mes amitiés a ta famille

Très cordialement

Georges

 

Dimanche 7 avril 1929

Mon cher Camarade

Excuse-moi de ne pas être allé te voir dimanche écoulé. Croyant rencontrer Kolney aux « sociétés savantes) où il était annoncé, je m’y suis rendu. Je ne l’ai pas vu mais je n’y suis encore pour mon argent.

Ce soir, je m’étais promis de pousser, après dîner, jusqu’a la rue de la Duée – au fait, qu’est-ce que cette Duée : une montagne, un fleuve, une mer, un océan, une plante, une bête, un peintre, un musicien, un sculpteur, un parlementeur, un explorateur, un général singulier, un philanthrope, que sais-je encore? – mais, fatigué par une rechute de grippe, je me repose afin de pouvoir reprendre le collier demain matin. J’irai te voir un soir que j’en aurai le temps.

Kolney m’a répondu. Il pense toujours à notre projet mais, malade, il ne peut y donner suite pour le moment.

C’est le mardi 21 mai que le débat aura lieu au Faubourg, salle Wagram. Mais je ne sais pas si je recevrai des cartes. Avant tout Poldes est un impresario. Je ne sais pas si ce geste est dans ses manières, j’en doute.

As-tu reçu une lettre de l’ami Besnard, un bon et sincère copain ? J’ai idée que tu pourras le satisfaire.

Cordialement a toi et a ta famille

Jacob

 

Ecrit sur feuille de la ligue de la Régénération humaine, 27 rue de le Duée, Paris XXè

Paris, le 31 janvier 1930

Mon cher camarade,

Je suis tellement pris par vivre et par toute ma correspondance pour renouer l’action de réforme sexuelle qu’il ne me reste plus le temps pour les amis … Il faut me prendre chez moi en pantoufles.

J’étais loin de t’oublier, et les amis Rognard et Croix qui font le trait d’union entre nous ont dû te le dire assez souvent. Mais on pense aux amis … et le temps passe !

Ci-jpint une carte d’invitation pour le banquet P.N. Raynard. Si tu n’es pas pris et si le cœur t’en dit, viens nous tenir compagnie. Amène ta femme, nous ferons connaissance.

Si tu ne peux venir, monte un de ces soirs proches humer le moka à ma table. Nous bavarderons de tout et de rien.

De nous deux à toi affectueusement.

Souvenir cordial à ta maman

E.Humbert

 

Alexandre Jacob

Représentant

1 passage Etienne De1aunay (172 rue de Charonne) Paris Xle

Paris, le 26 juin 1931

Mon cher Ami

J’ai bien reçu la coupure contenant le papier de Dieudonné. Aujourd’hui, dans «Mon­de » Artman a publié une belle analyse.

Le Dr Rousseau a perdu les « Souvenirs du Bagne » de Courtois que je 1ui avais pro­curé il y a quatre ans. Et, à présent, pour répondre à un contradicteur au sujet de la révolte de 1894, il est embarrassé. Est-ce que tu ne l’aurais pas? Si oui, j’irai le chercher, le lui prêterai et te le rendrai ensuite.

Bonnes amitiés à tous

Georges

 

La lettre est annotée « ex-forçat » sur l’adresse mise en en-tête

Alexandre Jacob

1 passage Etienne Delaunay (172 rue de Charonne) Paris XIe

Paris, le 14 septembre 1932

Monsieur Eugène Humbert

27 rue de la Duée

Paris 20e

Mon cher Ami

J’y mets le temps à te répondre. Motifs: courses d’affaires, travail, etc. et tout ça pour un résultat déficitaire. Si on allait au bagne, crois-tu qu’on serait plus mal?

Hier soir, j’ai dîné à Pigalle avec André que j’avais connu il y a 33 ans (j’ ai vu Nadine et Germaine) J’ai su ainsi que de ton bord ça ne va pas sur des roulettes à billes. Où allons-­nous ? J’ai idée que nous filons tout droit, en vitesse, à la prochaine dernière. A moins d’un miracle … révolutionnaire. En attendant, suons pour le fisc, le proprio et les autres.

Je connais la situation de l’édition Fleury qui est faible. C’est pourquoi on liquide le stock d’invendus – un millier environ – à 1,50 pris par ex. Celui qui te les fait 2,50 n’y perd pas. (…) c’est du bon travail. Moi je travaille souvent au 18, voire au 15.

Un de ces soirs, j’irai avec la camionnette jusqu’a la Duée prendre le café. Bonnes amitiés à tous trois

Georges

 

Lettre à Josette Passas

Mardi 15 décembre 1953

La voici. Chez les Humbert, je rencontrai (Coignaud). Il me dit connaître une copine arrivée il y a peu d’Italie avec deux enfants, dont le mari a été tué à (Varèse) par les fascistes. Elle voudrait contracter un mariage blanc. « Connaissez-vous un copain » me dit-il. « Je me connais moi-même ». « Que voulez-vous que ça me fasse ». « Si ça peut lui rendre service ». Prise de contact. Le mariage eut lieu le lendemain mais sans service religieux ou civil. (…)

 

Souvenirs de Jeanne Humbert :

J’avais bien connu Jacob à son retour du bagne. Il venait nous rendre visite assez souvent à la veillée, rue de la Duée. Il y était même le soir du jour où on avait assassiné ma mère et, devant mon désarroi, il me dit alors : « Allons Jeanne, soyez forte, ce n’est qu’un accident social ».

 

Souvenirs de May Picqueray :

Au début de 1929, je me trouvais au siège du Libertaire quand un homme trapu, sans âge, se présenta comme étant Marius Jacob, condamné au bagne à perpétuité en 1905 pour une centaine de cambriolages. Ses yeux noirs, expressifs, plongeaient dans les vôtres comme au fond du cœur ; son visage était buriné : traces de souffrances qu’il avait subies pendant ces vingt-trois ans d’enfer qu’il venait de « vivre ». Je connaissais l’histoire de cet artiste de la cambriole qui avait inspiré le personnage d’Arsène Lupin et tout ce que je savais sur lui me le rendait sympathique. Je le serrai dans mes bras et l’embrassai très fort. Nous lui fîmes fête. Il était comme un enfant ébahi par les changements survenus pendant sa longue absence : le métro, les tramways au lieu des voitures à chevaux. La plupart de ses camarades de jeunesse avaient disparu. La répression policière était passée par là. Avec deux ou trois copains, nous l’emmenâmes déjeuner et peu prolixe – on le comprend – il nous dit combien il était heureux d’en être sorti et de retrouver sa mère

Sources :

         Institut International d’Histoire Social d’Amsterdam, côte 168 du fonds Eugène Jean-Baptiste Humbert

         Archives Duc

         Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier Français, article Eugène Humbert

         Guerrand Roger Henri, Francis Roussin, Jeanne Humbert et la lutte pour le contrôle des naissances, 2001, p.181

         May Picqueray, May la réfractaire, 1979, p.201-202