- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Du justicier et prodigieux JACOB

Défense de l\'homme n°71 [1] Défense de l’Homme

N°71, septembre 1954

Deux morts qui seront douloureusement ressenties

 

Celle du dynamique et vaillant Le Meillour

 

CELLE DU JUSTICIER ET PRODIGIEUX JACOB

 

DANS sa maisonnette de Bois­ Saint – Denis,   commune de Reuilly (Indre), notre cama­rade Alexandre Jacob ­- Marius pour ses intimes – s’est donné la mort, le soir du 28 août 1954, en s’injectant par piqûre un produit de base de morphine, Il avait par surcroît allumé deux réchauds de charbon de bois dans sa chambre et pris soin de placer à cote de lui son vieux compagnon Négro, un chien cocker devenu aveugle et sourd et âgé de dix-neuf ans. Le chien, d’ailleurs,. a été trouvé vivant. Mais Jacob, lui, ne s’était pas manqué.

Cette fin était prévue de tous ceux qui étaient en relations avec Jacob. Depuis l’hiver dernier, il leur confiait sa résolution. Beaucoup n ‘y croyaient pas, pensant que c’était hâblerie et fanfaronnade de. Marseillais. Tous, nous l’avons combattue. Notre argument prin­cipal était celui-ci: « Que dira-t-on; Marius, si tu fais cela? On dira que nos milieux ne valent pas mieux que la société où ils évoluent, puisqu’ils lais­sent, eux aussi, crever les vieux dans leur misère.»

Sa décision était prise ; et pourtant, il restait, à soixante-quinze ans, en excel­lente condition physique, doué d’une force encore alerte et d’une parfaite lucidité. Son caractère, qui avait toujours été un peu difficile, l’était demeuré, et son coeur, prodigue d’affection envers les quelques amis qu’il s’était choisis, le devenait plus encore à mesure que les ans passaient.

S’il avait perdu sa mère et sa femme, s’il avait avec les gens de son hameau des rapports de voisinage – toujours bons, d’ailleurs – plutôt que d’affinité, la solitude ne s’était pas pour autant abattue sur lui comme une malédiction : au contraire, des dévouements attentifs et ingénieux entouraient sa verte vieil­lesse, dévouements d’ autant plus méri­toires que sa fierté ombrageuse ne souffrait pas volontiers qu’on lui vint en aide.

Du reste, fût-il resté seul qu’il n’en eût pas souffert. Il aimait la solitude et la préférait à la société, même celle de ses camarades avec qui il lui suffisait d’avoir des contacts périodiques. Sou­vent, ceux qui voulaient lui être utiles ou secourables devaient user de stratagèmes. Grâce à eux, il n’a manqué de rien, sans qu’il put se croire leur obligé ; il pouvait, quand bon lui semblait, quit­ter son village et s’en aller chez l’un ou l’autre ; il en a trop peu usé à leur gré ; craignant qu’un jour la décrépitude ou l’indigence ne pussent malgré tout l’amener à merci, il avait décidé de ne pas s’en remettre au bon vouloir de la mort, mais d’appeler celle-ci quand le moment lui conviendrait.

S’il a eu de telles craintes, elles n’étaient pas fondées, je crois. De la décrépitude, il ne présentait aucun symptôme ; il souffrait parfois de rhumatisme, mais qui n’a pas quelque bobo ? Son corps avait prodigieusement résisté aux atrocités de vingt-six années de bagne sous les tropiques. Quant à la misère, il n’avait pas à s’en préoccuper. Il avait contre elle la meilleure assurance : l’amitié perpétuellement agissante des camarades, surtout les forains connus jadis sur les marchés ; et, grâce aux arrange­ments conclus, leur aide n’avait pas ce caractère de secours charitable qui lui eût paru humiliant.

« Je me porte bien, disait-il, c’est maintenant qu’il faut en profiter. Plus tard, je n’aurais plus la présence d’esprit ni la vigueur nécessaires. Je préfère ne pas attendre. Le moment est venu de fermer le compteur.»

Il est cruel d’ouïr de telles paroles de la bouche d’un ami cher, que l’on connaît depuis vingt ans et qu’on voit en condition suffisante pour atteindre l’extrême vieillesse. Le suicide d’Alexan­dre Jacob n’a donc pas de cause extérieure ; il a fixé lui-même son rendez-­vous avec la mort de façon délibérée. Le 19 juillet 1954, jour où je l’ai revu pour la dernière fois, il m’a dit:

« Encore cinquante jours.»

Il a abrégé ensuite le délai, puisque, quarante jours plus tard, il mettait son dessein a exécution.

On rapporte que, ce samedi-là, il fit grimper dans sa vieille guimbarde une ribambelle de gosses au hameau (il don­nait à goûter à toute la marmaille des environs) et partit avec eux pour Reuilly. Là, les enfants remarquèrent qu’il met­tait à la poste un grand nombre de lettres …

Lettres sans réponse … Lettres qui, lorsqu’elles parvinrent, étaient déjà les lettres d’un mort. Il envoyait ses propres faire-part. Il déposa aussi une petite somme pour son facteur.

Revenu chez lui, il laissa s’achever la soirée, puis il écrivit une ultime lettre contenant ses dernières volontés ; pour donner une preuve de sa clarté d’esprit et du peu d’émotion qui l’étreignait, il fit de cette lettre un morceau d’humour macabre; car il avait toutes les qualités d’un véritable écrivain. Il désigna le médecin pour les constatations : « hom­me consciencieux qui n’a jamais ressus­cité personne» ; il nomma le marbrier de son choix pour l’ouverture du ca­veau : « artisan habile : avec lui, pas d’évasion » ; il commanda le cercueil « assez large dans sa partie inférieure, car j’ai des cors ». Après quoi, il alluma ses réchauds, se coucha, posa à son che­vet sa pipe et ses lunettes, et fit le reste. Il défia la seringue que (sans trembler ni ciller, il avait emplie) avec autant de sérénité qu’autrefois, il y a de cela cinquante ans, il avait défié la guillotine.

La vie d’ Alexandre Jacob est probable­ment l’une des plus extraordinaires exis­tences vécues dans la première partie du XXe siècle. Elle a été racontée par Alain Sergent dans un livre qui est certainement l’un de ses meilleurs (Un anarchiste de la Belle Epoque : Alexandre Jacob, par Alain Sergent, éditions du Seuil).

Le livre d’Alain Sergent est, sur cette vie d’exception, le document définitif que l’on consultera sans doute long­temps. Il n’y manque guère que l’épisode final, celui qui vient de clore à jamais cette destinée.

Car longtemps Jacob demeurera un cas préoccupant et presque mystérieux.

Tout récemment encore son vieil ami Alexis Danan, qui fit avant la guerre un reportage sur lui pour l’hebdomadaire Voilà, était allé le voir et, dans le nu­méro du mardi 3 août 1954 de Franc­ Tireur, il lui consacra un fort bon article sous le titre « Le Crépuscule du Justi­cier». On y lisait notamment ces lignes:

« Rappellerai-je qu’Alexandre Jacob,  à vingt ans, fit trembler la France ? … A son procès d’Amiens, qui dura quinze jours, les portes du palais étaient gar­dées par tout ce qu’on avait pu trouver de police et de gendarmes à dix lieues à la ronde … Un bataillon d’infanterie garda deux semaines les avenues du tribunal.

« C’était un adversaire individuel de l’ordre social, un anarchiste dédai­gneux.  Pendant cinq ans, commandant à des copains d’occasion, il avait cam­briolé à peu près partout en France des châteaux, des banques, des cathédrales, non pour lui dans la moindre mesure, mais pour la « cause » à qui il apportait à un sou près le produit de ses expé­ditions.

« Il n’était pas voleur, il reprenait aux riches, aux institutions de la puissance, qui, eux, avaient volé. Et, faute de pouvoir restituer directement aux pauvres dépouillés, il virait à la propagande, qui libérerait les pauvres.

« Tel était ce justicier incorruptible qui, chaque nuit, ayant risqué sa peau pour ce qui lui paraissait la forme la plus authentique de la justice, laquelle est d’abord réparation, chargeait à la barbe de la police des coffres-forts et des chasses d’or, et, le jour, lisait Kro­potkine au restaurant.»

La ressemblance entre la carrière de Jacob et celle d’Arsène Lupin s’arrête là ; ensuite, pour lui, c’est le pénitencier de la Guyane où il resta vingt-six ans, où il « a vécu le plus clair de son temps dans les cellules die Saint-Joseph, aux îles. Il y a rampé six ans d’affilée, nourri d’eau et de pain, les fers aux chevilles, Il n’a jamais demandé grâce. »

Danan évoque alors ce dimanche ber­richon qu’il vient de passer en compa­gnie de Jacob ; sorti du bagne, celui-ci avait longtemps vécu d’un banc de forain et, y ayant finalement renoncé l’âge venant, s’était retiré dans sa mai­son de Bois-Saint-Denis, avec sa mère d’abord, puis sa femme – il s’était marié – enfin tout seul après la mort de l’une et de l’autre :

« C’est maintenant un vieillard avec un profil d’universitaire à la retraite, qui tire tranquillement le bénéfice d’une vie depuis toujours entraînée à la soli­tude, parfois sépulcrale. Il regarde les choses peu a peu répondre à son déta­chement d’elles. Reverrai-je encre ce beau visage, l’un des plus beaux que je connaisse, buriné par une intelligence qui n’a brûlé que pour le gratuit service des autres, pour ces indifférents, ces ingrats et ces médiocres qu’on appelle les autres ? ».

Non, cher Danan, vous ne reverrez plus ce beau visage-là. En ce dernier jour d’août, dans le petit cimetière de Reuilly brûlé de soleil, l’artisan désigné par Alexandre Marius Jacob – « artisan habile : avec lui, pas d’évasion » – a ouvert, puis scellé le caveau où mainte­nant notre vieil ami, sa mère et sa compagne dorment de leur « bienfaisant sommeil», comme il en exprimait pour lui textuellement le voeu sur cette lettre d’adieu qu’il a voulue à la fois sublime et moqueuse, empreinte en même temps de grandeur et de galéjade comme sa conversation.

Devant sa maison, un petit coin de terre remuée : la repose son chien Negro qu’il a fallu tuer … et pour qui, par dérision, il avait sollicité naguère une… carte d’électeur, disant que c’était un chien bien sage « et qui ne buvait pas».

Dans le cimetière de Reuilly, près de la tombe d’un autre de nos camarades, Emile Martin, mort volontairement lui aussi, nous avons laissé pour toujours le dernier survivant d’une iliade : celle de la reprise individuelle et de la propa­gande par le fait ; combat dont les moyens, certes, ne sont pas ceux que nous préconisons, mais dont les princi­pes fondamentaux ont gardé leur valeur.

Nous étions tous assombris par cette disparition brutale, encore que prévue. L’un de nous rappelait qu’il y a quelques mois, il se déplaçait de quarante-cinq  kilomètres pour aller faire des piqûres a Jacob, alors fatigué; et voila que, guéri, ingambe, en pleine forme, Jacob se faisait lui-même une piqûre, et défi­nitive ! Dans la maison déserte, la col­lection complète de Défense de l’homme était empilée, et, sur le sommaire du numéro 66 d’avril 1954, nous relisions le nom, de Jacob, qui y’ avait collaboré.

Car il recevait la plupart de nos revues et il se tenait en contact étroit avec le mouvement, multipliant son activité épis­tolaire, ne se coupant ni des événements ni de l’agitation, demeurant au courant de tout ce qui se passait.

Dans une autre société, Jacob aurait eu une autre vie, mais n’aurait pu qu’être plus complètement et plus ardem­ment encore le même nomme. Les individus de cette trempe ne pullulent pas sur la planète. Qu’ils deviennent des forçats ne plaide pas contre eux. Car si la société les condamne, c’est qu’ils ont d’abord condamné la société, qui a cru voir en eux ses tares à elle. Les Alexandre Jacob sont nos Docteurs Schweitzer à nous. Missionnaires de la révolte et de la justice.

Jacob n’a jamais obéi à personne. Il n’a obéi qu’à sa conscience. Il n’a pas même consenti à obéir à la mort : il a voulu au contraire lui commander.

Condamné jadis par les tribunaux, il avait accepté la grâce après plus d’un quart de siècle d’expiation ; mais il a refusé de laisser au destin le choix de sa dernière heure et, sa décision prise, elle était sans appel.

Telle fut cette personnalité unique. Tel fut cet homme formidable.

Pierre -Valentin BERTHIER