- Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur - http://www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob -

Barrabas se marie

aquarelle de bagnard [1] Alain Sergent ne mentionne pas l’affaire Kazenelson. Bernard Thomas, qui a du avoir accès à l’épais dossier de Charles Malato conservé aux Archives Nationales, en profite pour faire d’Alexandre Jacob un organisateur hors pairs (ce qu’il est effectivement), un brin comploteur, un virtuose de l’évasion digne d’un Latude ou d’un comte de Monté Christo, bref un extraordinaire aventurier. Nous n’envisageons pas cette affaire en la centrant sur le bagnard, dont la marge de manœuvre nous parait des plus restreintes, mais plus en l’imaginant initiée et organisée depuis Paris. Elle justifie pourtant le double statut d’interné aux îles du Salut du matricule 34777. Elle confirme surtout l’existence d’un réseau de soutien actif parmi les camarades libertaires du voleur. L’écrivain Charles Malato serait donc l’initiateur d’une tentative d’évasion pour le moins originale. L’auteur des Joyeusetés de l’exil aurait trouvé une belle à marier pour le bagnard anarchiste. Marie Jacob aurait même rencontré la providentielle promise. Le mariage de Barrabas permettrait de fait à ce dernier d’obtenir une concession, urbaine ou rurale, sur le continent afin de pouvoir faire vivre le ménage ainsi formé. Mais ces terrains ne sont donnés qu’avec parcimonie ce qui, au passage, réduit fortement les idées d’amendement et de régénération ayant présidé à la création des bagnes coloniaux en 1854. Et, à l’image de Clément Duval en 1901, Jacob peut espérer s’enfuir plus facilement qu’il ne l’aurait envisagé à partir des îles du Salut. Certainement vexée de n’avoir pas été conviée aux festivités, plus sûrement craintive d’un possible scandale que provoquerait l’évasion d’une des notabilités du bagne, la Sûreté Parisienne, qui a eu vent des investigations menées par les camarades dans la capitale, finit par faire avorter le projet. Il est curieux de remarquer, dans les rapports qui suivent, la méconnaissance du système pénitentiaire et les nombreuses erreurs commises par les agents de la Sûreté qui croient Jacob successivement à la Nouvelle Calédonie, puis à Cayenne. Dès le mois de février 1908 le ministre des Colonies demande au gouverneur de la Guyane de « soumettre à un examen minutieux les lettres et colis » adressés à Jacob. Le 27 mars, le matricule 34777, déjà classé A parce qu’anarchiste et donc interné sur les îles, obtient aussi la catégorie B. Le désinternement devient donc impossible « sans autorisation préalable du département », c’est-à-dire sans un avis favorable des plus hautes sphères du pouvoir républicain. Barrabas demeure donc bloqué à vie sur l’archipel rocheux d’où il n’a de cesse de rêver au retour de la Belle qui lui apportera le salut.

Les îles du Salut par Jacob [2]Le 16 décembre 1907,
Ministère de l’Intérieur,
Direction de la Sûreté générale,
4e bureau
Dans une réunion organisée le 14 de ce mois, rue de la Glacière 107, il a été dit qu’Alexandre Jacob, condamné en 1905 par la cour d’assises d’Amiens, actuellement au bagne, serait admis sous peu à la deuxième classe et quatre mois après à la troisième, et qu’il faudrait trouver une femme qui voulut bien le rejoindre à la Nouvelle Calédonie pour qu’il puisse obtenir une concession ; une fois arrivé à ce résultat, il ne lui serait pas difficile de s’évader

Paris, le 21 décembre 1907
C’est l’ancienne maîtresse de Metek, Olga Kazenelson, de Kharkow, qui s’est proposée pour partir à la Guyane et contracter avec Jacob un mariage fictif, quoique légaldans le but de permettre à cet individu d’obtenir une concession et de pouvoir s’évader plus facilement.
Elle a dû être présentée récemment par Caballero à la mère de Jacob, qui habite Villejuif.

Ministère de l’Intérieur,
Paris, le 6 janvier 1908

J’ai été informé et j’ai l’honneur de vous annoncer, à toutes fins utiles, qu’une nommée Olga Kazenelson se serait offerte à partir pour la Guyane en vue de contracter un mariage fictif, quoique légal, avec le nommé Jacob afin de permettre à ce forçat d’obtenir une concession, ce qui faciliterait son évasion.
Elle aurait été présentée à la mère de Jacob qui habite Villejuif.
Il s’agit de Jacob, Alexandre, Marius, né à Marseille le 29 septembre 1879, condamné le 22 mars 1905 par la cour d’assises de la somme aux travaux forcés à perpétuité.

Préfecture de Police
Paris, le 19 mars 1908
Le Préfet de Police à Monsieur le Président du Conseil, Ministre de l’Intérieur (Administration Pénitentiaire)
J’ai l’honneur de vous communiquer, à toutes fins utiles et sous réserves, un renseignement qui me parvient et d’après lequel l’anarchiste Malato préparerait l’évasion du pénitencier de Cayenne du forçat Jacob Alexandre, Marius, né le 29 septembre 1879, condamné en mars 1905 par la Cour d’assises de la Somme aux travaux forcés à perpétuité.
Malato procéderait de la façon suivante. Il a trouvé une jeune fille qui a consenti à épouser Jacob. Elle se rendra à Cayenne, épousera Jacob qui, après son mariage, sera, suivant l’usage, mis en concession, et pourra, dès lors, s’évader facilement.
Cette jeune fille est une Juive russe, âgée de 20 ans et nommée Olga Katsnelson, mais dans le but d’éviter que la nationalité de cette jeune fille ne fit soupçonner le rôle auquel elle s’est prêtée, Malato chercherait à lui procurer de faux papiers lui attribuant un état civil allemand
Pour le préfet et par autorisation,
Le Directeur du Cabinet

Les vies d\'Alexandre Jacob [3]Bernard Thomas, les vies d’Alexandre Jacob, Mazarine, 1998, p.278-280 :
Le projet du déporté Jacob est logique : puis que l’évasion d’un interne aux îles était trop aléatoire, il procéderait par étapes.
1) Passer « première c1asse ». Un décret du 18 juin 1880 stipule qu’on y accède automatiquement lorsqu’on n’a pas encouru de condamnation depuis dix-huit mois. Alexandre va donc tâcher de se tenir tranquille le temps voulu.
2) Demander ensuite qu’on lui attribue une concession, un petit lopin de terre à défricher quelque part dans une île. Pini, l’anarchiste du groupe des Intransigenti, condamné à perpétuité en 1890 pour avoir pratiqué la reprise individuelle et sou¬tenu le droit à l’exercer, en a obtenu une, voici cinq ans. Comme on ne les accorde qu’à titre exceptionnel:
3) Alexandre va s’être entre-temps marié avec une jeune fille dont il soutiendra qu’ils étaient fiances depuis toujours (n’importe qui excepte Rose, bien sur, qui, même si e1le sortait a temps de Beauvais, serait trop suspecte). Cette épouse volontaire viendra le rejoindre : la tradition veut que l’Admi¬nistration ne puisse pas refuser une concession a un « première c1asse » nanti d’une femme.
4) A partir de là, construire tranquillement un radeau en profitant de la solitude de la brousse. On y charge un tonneau d’eau et un baril de lard, on fabrique une voile grossière, on met le cap au nord nord-est pendant trois jours pour atteindre le courant des Caraïbes et les alizés qui permettent de dépasser les Guyanes hollandaise et anglaise où l’ on vous restitue à l’Administration. On atteint le Venezuela, la Colombie ou l’Amérique centrale, et c’ est la liberté ! Duval, le militant de la Panthère des Batignolles, le précurseur en matière de récupération, déporté lui aussi à Saint-Joseph, n’a pas procédé autrement pour « faire la belle ». Il coule actuellement des jours paisibles parmi les camarades new-yorkais en compagnie de sa femme. Encore Duval, contrairement à Alexandre, n’était-il même pas un marin expérimenté.
Tout commence très bien. Alexandre évite les punitions. De son côté, Malato déniche l’épouse en la personne d’une militante russe, Olga Kazenelsov. On lui inventera une identité allemande pour endormir les soupçons. L’argent de son voyage est réuni par collecte dans les groupes parisiens. Olga est présentée à maman Jacob, qui l’accepte pour bru. Elle n’attend plus que le signal d’ Alexandre pour venir le rejoindre.
Hélas ! De longues oreilles traînent. Le complot est éventé. L’alarme est déclenchée. Missives et télégrammes pleuvent. Monsieur le président du Conseil, ministre de l’Intérieur à Monsieur le ministre des Colonies. Monsieur le ministre des Colonies à Monsieur le gouverneur de Guyane : « Prière exercer une surveillance étroite et discrète sur les faits et gestes du transporté Jacob. » Monsieur le ministre de l’Intérieur à Monsieur le ministre des Colonies: «Copie d’une lettre par laquelle Ie préfet de police fait connaître que l’ anarchiste Malato préparerait l’évasion du forçat Jacob. » Monsieur Ie préfet de police à Monsieur le président du Conseil – Paris – Dépêche télégraphique au gouverneur de Cayenne : « Faites exercer surveillance sur faits et gestes de cet individu qui ne pourra être désinterné des îles du Salut sans l’autorisation du département. » On dirait, en février et mars 1908, le gouvernement aux abois parce que le matricule 34777 a songé à « s’évanouir ». A « casser la ficelle ». A « se criquer ».
A Saint-Joseph, un jour de mai, on fouille le coin où il dort. Une lettre codée est trouvée sous une planche. Les services du chiffre la décryptent : l’existence du pot aux roses est confirmée.
Renvois télégraphiques aux ministères des Colonies et de l’Intérieur. Suppléments d’enquêtes diligentés par le chef de la Sûreté auprès de maman Marie, de la bonne Mme Bouillot, de Malato. Et malgré les indices, aucune preuve décisive.
Depité, le chef de camp, alors le commandant Lhuerre, qui l’a déjà à l’oeil, doit se contenter de lui infliger quatre jours de prison de nuit pour « infraction au règlement » en ricanant :
– Tu ne vaux pas plus. Elle était minable ta combine. Même si ton Olga était venue te rejoindre, on ne t’aurait jamais désinterné, avec le dossier que tu as ! A1lons Jacob! Catégorie A, renforcée de la catégorie B, interné pour meurtre ! Même après dix-huit mois peinard, pas de désinternement à espérer pour un salopard dans ton genre. Tu crèveras ici.

NB : le texte de Bernard Thomas se rapproche de la réalité des sources que nous avons également pu lire. Néanmoins, le journaliste commet une erreur importante en stipulant l’accès à la première classe des forçats de quatrième catégorie. Cette première classe ne s’obtient en effet qu’au bout de dix ans pour les condamnés à perpétuité et au bout de la moitié de la peine pour les autres, sans punitions subies bien sûr. Nous pouvons également souligner notre étonnement quant à une demande de concession sur une île, alors que dans l’exemple cité, celui de Clément Duval, la concession obtenue se trouve sur la Grande Terre. Retenons enfin que le choix de l’épouse ne pose pas de problème vis-à-vis de Rose Roux, étant donné que la compagne de Jacob est morte en prison cette année-là ! (Voir à ce propos l’article que nous lui avons consacrée dans ce blog)

Sources :
– Archives Contemporaines de Fontainebleau, cote 19940455, article 6, dossier 512
– Archives de l’Outre Mer, H1481/Jacob
– Archives Nationales, dossier Charles Malato