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La Croix-Rousse alternative
Présentation de Mimmo Pucciarelli

Depuis la publication de mon livre sur les expériences collectives de la Croix-Rousse en 1996 [1], je m’entends régulièrement poser la même question : « Ne pensez-vous pas que ce quartier a changé, qu’il y a de moins en moins de lieux et d’activités militantes ? ». Inlassablement je réponds que si, d’un côté, la rénovation de nos vieux immeubles et l’augmentation des loyers « chassent » une population aux revenus modestes, il n’en demeure pas moins que notre quartier concentre un nombre d’initiatives politiques, économiques et culturelles toujours aussi importantes et engagées dans des pratiques et expériences « alternatives ».
Pour s’en convaincre, il suffit d’emprunter les ruelles des « pentes » et quelques-unes des rues du « plateau » du quartier de la Croix-Rousse. Mais pour s’imprégner de cette ambiance croix-roussienne aux couleurs vives et toujours aussi passionnée par la critique sociale, par l’élaboration d’idées et la mise en place d’espaces où l’imaginaire utopique [2] (et « révolutionnaire ») n’est jamais très loin, il ne faut absolument pas suivre le guide mais se laisser gagner par ce que Michel de Certeau nomme « rhétorique cheminatoire ».
« Le geste cheminatoire joue avec les organisations spatiales, si panoptiques soient-elles : elle [la rhétorique] ne leur est ni étrangère (elle ne se passe pas ailleurs) ni conforme (elle n’en reçoit pas son identité). Elle y crée de l’ombre et de l’équivoque. Elle y insinue la multitude de ses références et citations (modèles sociaux, usages culturels, coefficients personnels). Elle y est elle-même l’effet de rencontres et d’occasions successives qui ne cessent de l’altérer et d’en faire le blason de l’autre, c’est-à-dire le colporteur de ce qui surprend, traverse ou séduit ses parcours [3]. »
Pour se plonger au cœur d’un quartier il faut donc gagner cette posture cheminatoire et aller à la rencontre de l’autre, non pas en amenant et en ouvrant son porte-monnaie mais en libérant tous les sens pour écouter, sentir, toucher, voir, goûter la vie qui s’y manifeste.
Mais cela ne suffit pas. Il faut encore vouloir s’immerger dans un espace inconnu, se mêler, s’y « dissoudre » sans se perdre, par exemple, parmi cet ensemble de personnes qui se retrouvent pour occuper l’espace public, non pour faire nombre mais pour se regarder dans les yeux, se toucher, se parler, partager la nourriture que librement on y apporte : fruits ramenés du marché, gâteaux, salades, pâtes et autres plats cuisinés (pas toujours végétariens) qu’on a préparés chez soi en pensant au groupe, les quelques bouteilles de vin ou de bière qui comme chacun le sait, délient les langues ainsi que des prospectus, brochures, livres que l’on veut faire connaître. Participez à un repas de quartier et vous vous approcherez de l’imaginaire des personnes qui habitent ici, y travaillent ou viennent y passer du (bon) temps.
La Croix-Rousse n’est pas une cité idéale, ce n’est pas non plus un quartier alternatif à l’instar d’un Christiania et son millier d’habitant-e-s qui se sont installés dans une vieille caserne au cœur de Copenhague, au début des années soixante-dix [4]. L’histoire de ce « village » remonte à une époque où Gaulois, Romains et Grecs venaient y construire leurs premières cahutes. Son essor véritable commence progressivement au Moyen Âge mais c’est au début du XIXe siècle que notre colline devient la Fabrique (de la soie). Dès lors, et donc depuis deux siècles, la colline qui travaille a tissé une histoire sociale, économique et politique si riche que non seulement elle lui a permis de maintenir vivant son « caractère croix-roussien [5] » mais a favorisé aussi l’éclosion régulière de nouvelles initiatives utopiques visant à « résoudre immédiatement la question sociale » : de Michel Marie Derrion et son « Commerce véridique et social [6] », en passant par les révoltes des canuts, la création de coopératives, de sections de l’Association Internationale des Travailleurs et la grève des ovalistes, de la présence active de la Résistance pendant la Deuxième guerre mondiale et, plus près de nous, de l’arrivée de ces nouveaux croix-roussiens issus de Mai 68 et des mouvements contestataires des années soixante-dix. Voilà de quoi alimenter un imaginaire dont nous ne manquons pas de témoignages. Mais la mémoire, sans laquelle nous aurions du mal à comprendre ce qui se passe autour de nous au présent, a besoin d’être régulièrement dépoussiérée, revisitée et enrichie avec de nouveaux éléments pouvant la rendre vivante [7].
En relisant l’histoire de la Croix-Rousse on peut, entre autres choses, constater que la mixité de populations et des cultures ne date pas d’hier et qu’elle reste probablement un des éléments fondamentaux pour la compréhension du devenir de ce quartier, ainsi que son architecture particulière qui a su s’adapter aux nouveaux besoins de ses habitants, de génération en génération...
Nous disions que la Croix-Rousse n’est pas un quartier alternatif. Aux élections municipales de 2002 il y a bien eu plus de 20 % des votants qui ont choisi les listes d’extrême-gauche, écologistes, indépendantes et autres politiquement perplexes, mais non seulement les autres ont voté pour celles dites « démocratiques » mais il y a eu aussi quelques 7 % d’électeurs et d’électrices qui ont choisi le FN. Certes, il s’agit là d’un « petit » score par rapport à ceux d’autres arrondissements et grandes villes de France, mais quand même... Que parmi nos Croix-Roussiens et Croix-Roussiennes et, probablement, des arrière-petits-fils et petites-filles de canuts il y ait des amateurs de l’ordre nationaliste et autoritaire... ça nous blesse.
Oui, parce que notre regard sur ce quartier et la vie qui s’y déroule est partisan. Nous aimons la Croix-Rousse et son histoire mais, il faut le rappeler, nous nous sentons plus particulièrement proches de tous ces hommes et de toutes ces femmes qui ont agité les drapeaux noirs et qui ont créé des alternatives concrètes pour mieux vivre le quotidien.
C’est ce même objectif qui motive Combe quand, avec son Leica, il arpente les rues des Pentes qui le conduisent de Radio Canut à l’imprimerie MAB, de chez les amis de la CNT, qui se trouvent de l’autre côté du trottoir de cette même rue Burdeau, pour arriver ensuite un peu plus haut sur la place Colbert où, face à l’ancien café Au cœur de gens devenu depuis la Fourmi rouge, se tiennent des repas de quartier, des Agora-marchés et, plus récemment, des Espaces de gratuité. Mais il pourrait continuer son chemin pour aller à la Maison de l’écologie ou atteindre sur le plateau les locaux de la Fédération qui hébergent le mensuel Silence, Casseurs de Pub et ceux et celles qui veulent Sortir du nucléaire... Enfin, il peut revenir sur le bas des pentes, en passant d’abord par la Plume noire et ses feuilles anarchistes pour se diriger ensuite vers ses amiEs qui ont Pignon sur rue, c’est-à-dire dans un lieu où l’on peut réparer soi-même son vélo. Et puis atteindre, à la limite entre le premier arrondissement et le « reste du monde », la librairie À plus d’un titre...
Lors de ces démarches déambulatoires militantes, Laurent n’oublie pas de photographier le nouveau tag qui exprime colère, stupéfaction, engagement militant, « délire artistique ». Mais il n’oublie pas non plus d’amener son objectif singulier lorsqu’il participe à une de ces manifestations politiquement conviviales qui sont les Agora-marchés ou encore les repas de quartiers. Le voilà qui devient de fait mémorialiste, ce dont il est conscient puisqu’il a choisi de mettre en ligne ses photos, afin que tout un chacun puisse recueillir un de ces instantanés en noir et blanc qui nous montrent l’arc-en-ciel alternatif croix-roussien.
Laurent était évidemment là pendant le repas de quartier du Premier mai 2005 organisé, comme cela se passe depuis quelques années, par Radio Canut. En effet, les animateurs de la plus rebelles des radios, ancrée au bas des pentes de la Croix-Rousse il y a bientôt trente ans, ont eu l’heureuse initiative d’organiser régulièrement cette manifestation en ce jour férié, avec l’objectif de proposer une forme alternative à la traditionnelle fête du travail et à ses défilés qui, depuis longtemps, ne sont pas passionnants... sauf lorsque le « peuple de gauche » retrouve le souffle collectif pour faire barrage à l’extrême-droite, comme cela s’est passé en 2002.
Ce jour-là j’ai demandé à Laurent, que je croise régulièrement lors de ces événements, de faire une photo. C’est cette image, qui m’a donné l’idée de lui demander par la suite de réfléchir à un album pouvant témoigner de cette vie alternative croix-roussienne. En effet, lorsqu’il me l’a envoyé via Internet, je me suis rendu compte qu’il y avait là le grand-père, la fille et la petite fille, c’est-à-dire trois générations d’alternatifs - si toutefois la petite Luna partagera un jour une partie de nos chemins...
Voilà, me suis-je dit, un « document » qui répond à la question qui m’est souvent posée sur le devenir du quartier. Les générations successives qui ont occupé la Croix-Rousse depuis très longtemps ont réussi à secréter ce fil historique qui nous relie à cette envie de vivre autrement, ici et maintenant, tout en nous poussant à tisser ce linceul de l’avenir social que, sans illusion mais avec entêtement, nous voulons meilleur pour tout un chacun.
Les photos que nous offre Laurent ne représentent que quelques instantanés de cet imaginaire croix-roussien alternatif d’aujourd’hui. Mais en les regardant, on peut y lire un grand nombre de chemins qui se croisent sur les pentes et le plateau d’une Croix-Rousse qui, en ce début d’année 2006, accueille toujours énormément d’initiatives politiques, culturelles et sociales. Activités qui signifient, à ceux et celles qui veulent bien l’entendre, qu’un autre monde est non seulement possible mais aussi qu’il existe. Ces images, issues de l’objectif singulier de notre ami et compagnon Laurent, nous restituent en plus une part de l’intimité de chacun, grâce à son regard horizontal et plein d’une sensibilité qui n’est pas seulement militante mais tout simplement humaine.
Une sensibilité qui s’exprime aussi sur les murs du quartier à travers des graffitis que les services de la Ville s’emploient à nettoyer régulièrement mais qui refleurissent aussitôt car, pour nos alternatifs et autres artistes du quoitidien, un « mur blanc représente un peuple muet ». Avec son objectif militant et curieux, Laurent recueille aussi ces graffitis qui colorient notre quotidien avec leurs interrogations, incitations, revendications et les touches de rêves qui pincent nos cœurs croix-roussiens et libertaires.

Mimmo Pucciarelli


NOTES :

[1Le rêve au quotidien, Lyon, Atelier de création libertaire, 1996.

[2À ce sujet, je ne saurais mieux faire que de renvoyer à la lecture du livre de mon ami et frère le professeur de sociologie Alain Pessin (1949-2005) qui, après avoir connu la Croix-Rousse lorsqu’il est devenu mon directeur de recherche et y avoir rencontré à plusieurs reprises des utopistes contemporains, s’en est inspiré pour rendre compte de l’Imaginaire utopique aujourd’hui, dans un livre paru aux éditions PUF en 2001.

[3Voir « Pratiques d’espaces. La ville métaphorique », in Travers, n° 9, Éditions de Minuit, novembre 1977.

[4Cf. Récits de Christiania, de Jean-Manuel Traimond, Lyon, Lyon, Atelier de création libertaire, 1994.

[5Pour le plaisir et un regard imaginaire-populaire de la Croix-Rousse lire le sympathique livre de Guite Jirollet, Caractère Croix-roussien et conte de la Guite, Audin imprimeur (édité probablement au début des années soixante).

[6Cf. Le commerce véridique et social de Michel Marie Derrion (1835 - 1838), de Denis Bayon, Lyon, Atelier de création libertaire, 2002.

[7C’est une des raisons pour laquelle une poignée d’irréductibles rêveurs viennent d’ouvrir le CEDRATS (Centre de documentation et de recherche sur les alternatives sociales) Michel Marie Derrion en ce début d’année 2006 au 27, montée Saint-Sébastien.