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Histoire du mouvement anarchiste à Lyon (1880-1894)
« Les anarchistes sont des violents ! »

C’est ce qu’affirme péremptoirement quelqu’un de relativement averti mais que l’anarchisme dérange ; c’est quand même l’opinion la plus courante que les médias se font un plaisir de ne pas démentir. En outre, des anarchistes eux-mêmes se complaisent assez bien à entretenir cette image.

Cette propension à la violence ainsi affirmée, on en retrouvera une description dans un mémoire soutenu en 1954 par un étudiant en lettres qui ne connaissait rien à l’anarchisme mais à qui son professeur avait proposé d’explorer tout un ensemble de dossiers poussiéreux et non encore inventoriés sur la naissance du mouvement anarchiste lyonnais. Mémoire qui a fait l’objet d’un livre.

Dans la présentation, les éditeurs − qui semblent avoir été un peu gênés par la réalité violente des débuts libertaires dans leur ville − mettent en garde le lecteur contre ce jeune thésard qui montre les anarchistes comme des « individus dangereux pour l’ordre public », « au caractère violent et emporté », ou encore à propos d’un militant : « Excellent ouvrier mais homme exalté et violent ». Il faut dire que le jeune historien tient ces renseignements avant tout des rapports de police sur lesquels il travaille. Ajoutons aussi qu’il éprouve quelques doutes sur une réalisation prochaine de l’anarchisme et sur les aptitudes des anarchistes à y parvenir, même s’il leur reconnaît du courage et de l’enthousiasme. Il y a dans ce chercheur un M. Tout-le-Monde représentant de l’opinion générale la plus banale ; ce qui est intéressant.

Honnêtement, cependant, Marcel Massard, notre étudiant, entend dissiper tout malentendu, l’anarchie n’est pas le désordre ni la violence ; et il ne manque pas de rappeler que c’est Proudhon − dès 1840, soit une quarantaine d’années avant les débuts de l’anarchisme lyonnais −, dans Qu’est-ce que la propriété ?, qui écrit que « l’anarchie est l’état sociétaire harmonieux résultant naturellement de la suppression de tout appareil gouvernemental ».

Cette naissance, vers 1880, coïncide avec l’amnistie des proscrits de la Commune de Paris qui ont en mémoire les massacres des ouvriers par les soldats de Thiers ; c’est aussi en 1881 que se réunit à Londres un congrès international où les militants lyonnais ont envoyé Pierre Kropotkine comme délégué. Ce congrès, qui se voulait dans la continuité de la Première Internationale, adopta une résolution importante : la reconnaissance de la « propagande par le fait » comme moyen d’action ; propagande qui pouvait n’être pas essentiellement violente ; pourtant, il s’agissait de secouer l’apathie des masses ouvrières par l’utilisation des « sciences techniques et chimiques ». Et l’auteur de faire remarquer « qu’avec le temps le procédé s’est perverti ».

Il note que, en 1882, lors d’une réunion, « les orateurs ne se contentèrent pas d’exposer pacifiquement le programme anarchiste, ils invitèrent les individus présents à agir en leur conseillant le meurtre, le pillage et l’incendie ». Tout en réclamant la liberté, L’Étendard révolutionnaire écrivait : « Nous n’attendons rien que de la révolution violente, c’est-à-dire de la force insurrectionnelle mise au service des revendications populaires. »

Toujours en 1882, à Genève, lors d’un autre congrès international anarchiste, les Lyonnais étant bien représentés, « les délégués tombèrent d’accord sur les points suivants : l’organisation le plus rapidement possible de grèves dans tous les centres industriels ; l’emploi de la pyrotechnie et de la dynamite pour propager l’idée révolutionnaire ; en cas d’action, la mainmise sur tous les officiers de l’armée gardés comme otages et fusillés en partie ; la destruction par le feu, le pétrole de préférence, de tous les édifices y compris les casernes ; enfin et surtout, de prime abord, le pillage des caisses publiques et des individus possesseurs de fortune ». Ces résolutions resteront en partie lettre morte, ajoute l’auteur, si l’on veut bien oublier les attentats nocturnes qui eurent lieu à Montceau-les-Mines en août 1882.

Et puis, à Lyon, dans la nuit du 22 au 23 octobre, où une bombe explosa dans un établissement de nuit, L’Assommoir, faisant un mort.

La répression étatique qui s’ensuivit avec un procès et l’implication de plus d’une soixantaine de militants dont certains furent condamnés à de lourdes peines n’arrêta pourtant pas l’activité révolutionnaire lyonnaise.

En avril 1883, La Lutte succédait à L’Étendard avec sa rubrique des « produits antibourgeois » : « Manière de fabriquer le fulmicoton », « Fabrication de la nitroglycérine », « Fabrication de la dynamite », etc.

C’est alors que notre étudiant constate qu’en août 1883 le compagnon Joseph Bernard, qui avait été condamné à cinq ans de prison et qui avait été libéré, « déçut certains compagnons par son attitude hostile à la révolution violente » ; on parla de sa « défection ». Cette remise en cause, c’était nouveau. Dans le même temps, circulait une brochure de quarante pages, L’Indicateur anarchiste, qui décrivait les moyens de fabriquer les produits de l’« arsenal scientifique ». Entre 1882 et 1887, il y eut ainsi une quinzaine d’attentats ou de tentatives d’attentat ; il faut dire que les compagnons se croyaient à la veille d’un mouvement insurrectionnel généralisé. De son côté, Joseph Bernard − qui « avait changé d’idée » − pensait maintenant qu’il fallait « tenir compte du milieu de la société dans lequel on se trouve ». Il préconisait l’étude et conseillait de « faire la révolution intellectuelle dans les cerveaux avant de la faire dans la rue » ; c’était de l’anarchisme éducationniste avant la lettre. Vers 1890, une autre option se fit jour : l’entrée des anarchistes dans les syndicats. « La chose était nouvelle », nous dit encore l’auteur. Elle eut du succès en devenant l’anarcho-syndicalisme plus à même de conquérir les masses laborieuses car la « violence de langage leur a[vait] justement aliéné la sympathie d’une grande partie de la classe ouvrière », conclut Marcel Massard.

Cependant, le 1er mai 1891, à Fourmies, une manifestation se termina en faisant dix morts du côté ouvrier, dont deux enfants. Ce massacre et quelques autres apporteront de l’eau au moulin de la violence anarchiste. Puis ce fut « l’affaire de Clichy » où des anarchistes furent très sévèrement passés à tabac.

C’est alors que les vengeances de Ravachol, d’Auguste Vaillant, d’Émile Henri enclenchèrent la période de la « terreur noire » dont l’auteur nous dit qu’elle devait « apporter à la cause anarchiste un sérieux discrédit ».
Vengeances qui débouchèrent, à Lyon, sur l’assassinat du président Sadi Carnot par Sante Caserio.
Dans une seconde partie, sur laquelle il faudrait s’attarder, Laurent Gallet nous présente certains aspects de la vie quotidienne des anarchistes lyonnais : leur goût pour la lecture et l’étude, pour les sorties champêtres, le billard et les cartes.
Cela dit, s’il nous paraît que quelques-uns parmi ces militants ont recherché une alternative à la violence exaltée − il est signalé une Ligue des intérêts populaires qui se proposait de « refuser le paiement de l’impôt et des loyers » −, cela tourna court.
Néanmoins, avec de tels ancêtres, il nous restera à démontrer par les faits qu’un autre anarchisme est possible : un anarchisme non-violent.
C’est un projet ; un projet qui sera collectif ou qui ne sera pas.

André Bernard